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La vulnérabilité des jeunes adultes : concepts et théories

1.3 Perspective démographique

1.3.1 La mortalité des jeunes adultes

En démographie, la mortalité est habituellement étudiée en analysant le risque de décès qui correspond, dans une population donnée, au nombre de morts rapporté à la population exposée exprimée en personnes-années. Une des grandes tâches que se sont fixées les démographes, ainsi que les actuaires sur ce point précis, est l’étude de l’évolution de ce risque au cours de la vie. Ils ont tenté de modéliser la progres-sion de ces taux de décès par âge sous la forme de fonctions mathématiques plus

ou mois sophistiquées8.

Jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, la mortalité selon l’âge a essentielle-ment été modélisée par une fonction monotone reflétant l’augessentielle-mentation exponen-tielle du risque de décès, relation rendue célèbre par Gompertz (1825). C’est en 1871 qu’est soulevée pour la première fois la spécificité de la mortalité au début de l’âge adulte (Hoem 1983, 216). Dans une tentative de modéliser l’évolution du taux de mortalité sur l’ensemble de la vie, Thiele, un astronome danois dont les inté-rêts s’étendaient aux sciences actuarielles, divise les causes de décès en trois types

"which can be known by the ways in which they operate upon different ages" (Thiele 1871, 313). Il distingue alors l’enfance, l’âge médian (middle age) et la vieillesse, pour lesquelles il propose trois fonctions de l’âge différentes inspirées entre autres du modèle de Gompertz. Ce faisant, il reconnait la spécificité de la mortalité au cours de la première phase de l’âge adulte, qu’il propose de modéliser par une une bosse, bien qu’il n’utilise pas ce terme lui-même, se contentant de décrire la fonc-tion mathématique concave qu’il semble être le premier à proposer. Thiele reste en revanche très évasif sur la nature des causes de décès et/ou la dynamique interne ou externe qui pourraient causer cette surmortalité des jeunes adultes. S’en tenant à ses formules mathématiques, il ne propose aucune interprétation étiologique de la bosse qu’il décrit.

Suite à cette publication, ni Thiele lui-même ni ses biographes (Hald 1981;Gram 1910;Hoem 1980;Norberg 2001) n’ont comblé cette lacune théorique. Comme cela a été soulevé plus tard, "in this case, as in many others, early actuarial follow-up of the original contribution was weak" (Hoem 1983, 214). A vrai dire, après Thiele, la question disparait quasiment totalement de la littérature actuarielle9. De temps à autre, le sujet réaparait, y compris en épidémiologie ou en santé publique, sans toutefois susciter une attention réellement significative.

Par exemple, l’épidémiologiste anglais W.J. Martin relève lui aussi la particu-larité de la mortalité des jeunes adultes, qu’il n’identifie cependant pas comme une bosse de surmortalité, signe qu’il n’est probablement pas familier du modèle de Thiele. En revanche, il relève que "the probability of dying in early adult male life does not rise steadily with age but for a few years of life shows a slight decline"

(Martin 1935, 375), ce qui décrit en fait le même phénomène. Martin note que ce dé-clin a lieu entre 21 et 30 ans, avec de légères différences entre la France, l’Allemagne et l’Angleterre. Utilisant les causes de décès et la population du recensement an-glais de 1930, il montre que seules la tuberculose et, surtout, les accidents peuvent expliquer cette "indentation" dans la courbe de la mortalité par âge (Martin 1935, 387). L’étude de Martin, méconnue, montre à quel point le phénomène de la sur-mortalité des jeunes adultes était déjà bien documenté dans l’entre-deux-guerres mais a été peu étudié par la suite.

8. Nous aurons l’occasion de décrire plus en détails ces fonctions mathématiques dans le cha-pitre 2.

9. Comme le montreront nos analyses à venir, l’absence d’intérêt scientifique peut en partie être expliqué par la disparition presque totale du phénomène lui-même au milieu du XXe siècle.

D’autres auteurs reprennent la question du lien entre la tuberculose, les acci-dents et la bosse révélée par Thiele (Greenwood 1928). Beard est probablement le plus explicite sur ce point lorsqu’il affirme que "the pattern of human mortality exhibits a basic sigmoid form on which are superimposed waves and other distur-bances. (...) the main disturbances are those arising from accidental deaths and the (rapidly disappearing) hump at the early adult ages from deaths from tuberculosis"

(Beard 1959, 303). Ces remarques ne sont cependant que marginales et prennent plus la forme de conjectures que d’hypothèses construites.

Après-guerre, le domaine de la santé publique témoigne d’un renouveau d’in-quiétudes concernant la mortalité des jeunes adultes, surtout en lien avec la hausse des accidents de circulation qui est volontiers mise en lien avec les grands chan-gements sociaux de l’après-guerre. Ainsi, pour J.N. Morris, du London Hospital, la jeunesse de l’époque est la victime d’une "pathologie sociale", due à un manque d’accompagnement dans la transition des rôles de l’enfance à la vie adulte, qui s’ex-prime par une criminalité en hausse, une sexualité "confuse", une augmentation des conceptions prénuptiales ou une influence des médias. Paradoxalement, l’auteur ne blâme pas la jeunesse et accuse des attentes inatteignables imposées par la société qui font que les adolescents "cannot see themselves matching the possibilities of the times" (Morris et al. 1963, 68).

Plus prudent dans ses interprétations, Barnett attribue la surmortalité des jeunes adultes aux causes de décès "non-naturelles" (unnatural) (Barnett 1955, 110). Retournant à une attitude fondamentalement descriptive, il se contente es-sentiellement de noter les "peculiar things that happen in the twenties" (Barnett 1955, 149), sans en chercher les causes profondes, ni internes ni externes.

Il faut attendre les années 1980 pour voir enfin (ré)apparaitre la question de la surmortalité des jeunes adultes en démographie. La publication du modèle de Heligman and Pollard(1980) marque le début d’un renouveau d’intérêt pour le su-jet. Ce modèle est essentiellement une reprise de celui de Thiele, à quelques détails près, ce que reconnaissent d’ailleurs hâtivement les auteurs. En rappelant aux bons souvenirs du monde scientifique le terme chargé de modéliser la mortalité spécifique aux jeunes adultes, Heligman et Pollard raniment l’intérêt des sciences actuarielles et de la démographie pour le sujet, ce qui leur vaudra une grande postérité scienti-fique, dont on pourrait se demander d’ailleurs si elle ne devrait pas revenir en fait à Thiele. Cela suscitera également un nombre important de publications visant à proposer des modèles alternatifs, visant tous à améliorer la qualité d’estimation de la mortalité des jeunes adultes (Mode and Busby 1982; Mode and Jacobson 1984;

Kostaki 1992;Gage and Mode 1993).

Au cours de ce développement à profusion de nouvelles modélisations, s’est peu à peu cristalisée une certaine représentation de la mortalité des jeunes adultes qui s’exprime sur deux aspects. Premièrement, Heligman et Pollard donnent à penser que la bosse de surmortalité des jeunes adultes serait due uniquement aux acci-dents. Cette suggestion passe notamment par l’usage du terme anglais accident hump(bosse des accidents), qui connaitra par la suite une popularité grandissante

dans la littérature. Contrairement à ce qui était encore le cas dans la littérature des années 1950, la contribution possible de la tuberculose est totalement omise.

Cela s’explique probablement par un effet de myopie historique lié au fait que cette cause de décès avait alors pratiquement disparu des pays du Nord.

Deuxièmement, en affirmant que "the ’accident hump’ is found in all popula-tions" (Heligman and Pollard 1980, 50), ils suggèrent qu’il s’agit d’un phénomène universel dans l’espace et dans le temps. Partant de là, les publications suivantes prennent de plus en plus pour acquise et inévitable cette "bosse des accidents" (Ben-jamin 1989;Benjamin and Pollard 1970;McNown and Rogers 1989;Hannerz 2001).

Certaines offrent même une interprétation de la mortalité des jeunes adultes proche de la vision hallienne en qualifiant cette période de "violence-prone years" (McNown and Rogers 1989, 656). La représentation hallienne d’une adolescence tumultueuse par nature s’exprime encore nettement dans l’interprétation que Goldstein propose de l’anticipation progressive du pic de mortalité chez les hommes (Goldstein 2011).

Selon lui, presque toutes les populations humaines montrent une augmentation de la mortalité masculine vers la fin de l’adolescence et les variations de cette ’bosse des accidents’ sont corrélées directement avec la maturité sexuelle. Reprenant le concept duSturm und Drang, il affirme que "risk-taking and surplus mortality (the

’accident hump’) are signatures of the male humans early adult years", alors que

"the accident hump does not occur in human females" (Goldstein 2011, 1).

Le fait est que l’observation ou la modélisation des taux de mortalité par âge, aussi précise soit elle, ne donne aucune indication sur la nature des mécanismes qui génèrent ces risques de décès. En d’autres termes, "while the interpretations of the parameters at hand indicate how they affect the model-age pattern of mortality, they cannot be extended to also explain the nature of the biological and environ-mental circumstances yielding the empirical age pattern of mortality" (Hartmann 1983, 46). C’est à ce point que la démographie s’est arrêtée et où d’importants pro-grès peuvent encore être accomplis, à condition de s’ouvrir aux théories proposées par les autres sciences humaines.

On le voit donc, les premières descriptions d’une particularité de la mortalité des jeunes adultes sont venues des modèles de mortalité élaborés par les actuaires de la fin du XIXe siècle. Le sujet a ensuite été repris sous une perspective d’épidé-miologie sociale, mettant en évidence des causes de mortalité associées à la jeunesse comme la tuberculose et les accidents. Le renouveau d’intérêt des années 1980 s’est principalement manifesté par un foisonnement de modèles et une course à la so-phistication, sans que certaines questions essentielles aient été mêmes posées quant à la nature possible de la bosse de surmortalité des jeunes adultes. Greenwood, en 1928, écrivait à propos des sciences actuarielles que "a life table is not a subject for curious speculation but a working tool [which] explains why, in actuarial circles, interest in biological ’laws’ of mortality is lukewarm" (Greenwood 1928, 271). En ce qui concerne l’approche de la surmortalité des jeunes adultes actuellement proposée par la démographie, sa critique est malheureusement toujours aussi pertinente.

Aujourd’hui encore, en ce qui concerne l’étude de la mortalité des jeunes adultes,

la démographie semble se résigner à une posture essentiellement descriptive, crai-gnant de dépasser les modèles mathématiques proposés par les sciences actuarielles.

Le fait que les théories susceptibles d’apporter des éléments de réponse sur les ori-gines de la surmortalité des jeunes adultes aient été développées dans d’autres disciplines comme la psychologie, l’ethnologie ou la sociologie explique peut-être le peu d’enthousiasme pour la question. Il est cependant temps de dépasser ces bar-rières disciplinaires et de faire parler ces modèles, de leur donner une fonction plus ambitieuse que celle de la description d’un phénomène bien connu. Pour cela, nous allons à présent tenter de traduire en termes de mortalité les différentes hypothèses suggérées par les sciences humaines.