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Hormis le cas particulier de la famille Bourgon et celui de Mesdames V., de V. et de L. que j’ai rencontrées dans le seul cadre des entretiens « sur commande », tous les autres dirigeants ont reçu un courrier électronique synthétisant mon parcours, expliquant ma démarche et les raisons pour lesquelles je sollicitais un entretien1. Ce courrier constitue la première étape de l’approche « rusée »2

. Il a été préalablement testé auprès de proches qui connaissaient le milieu à interroger et qui ont pu m’indiquer la manière de se présenter, d’introduire la recherche et de démarrer l’entretien.

Des lieux de rencontre contrastés

A l’instar des interventions de psychologie du travail situées qui se déroulent dans les milieux de travail ou « milieux ordinaires »3, je souhaitais initialement que les entretiens se déroulent dans les entreprises dirigées par mes interlocuteurs pour mieux me rendre compte de l’environnement et du contexte dans lequel ils travaillent. Les entretiens « sur commande » se déroulent effectivement, pour la plupart, dans les locaux de l’entreprise dirigée. En me rendant dans leurs bureaux, je mesure toutefois combien la géographie des lieux, les espaces et la décoration diffèrent. Peu de choses en commun, en effet, entre le bureau richement décoré de meubles anciens et d’œuvres d’art de Madame V., le bureau petit, sobre et fonctionnel de Monsieur B., la salle de réunion luxueusement décorée, au 5ème étage d’un immeuble Haussmannien où Monsieur T. m’attend avec café et jus de fruits, la salle de réunion de l’usine, aux étagères couvertes d’échantillons de produits où me reçoit Madame de L. ou l’immense bureau défraîchi de Monsieur Bourgon. Rien de comparable, non plus, entre l’activité fébrile qui règne dans les locaux neufs de l’entreprise de Monsieur P. où secrétaires et cadres gravissent, d’un pas précipité, les marches d’un escalier en colimaçon, visiblement affairés pour ne pas dire manifestement nerveux et les couloirs vides et froids du Groupe des Bourgon où tout semble figé dans un décor et une ambiance des années soixante-dix. Que penser aussi de cet espace d’accueil dans l’entreprise de Monsieur B. où sa photo en format 20 x 40 est encadrée et affichée sur le mur faisant face à l’entrée ? Très vite, c’est la notion Goffmanienne de « façade » de la représentation4 qui s’impose à moi.

Les autres entretiens se déroulent dans les lieux choisis par mes interlocuteurs. Madame de V. m’invite chez elle, à Paris, car le site de son entreprise se situe en province. Monsieur H. ne dispose pas de bureaux pour me rencontrer. Il vient à mon domicile avant de me recevoir chez lui, deux semaines plus tard. Là encore, les différences d’ambiance sont marquées : l’appartement bourgeois, sombre et décoré de meubles anciens de Madame de V. contraste avec son apparence jeune, dynamique et rieuse et la maison de Monsieur H. se situe dans un quartier résolument « bourgeois- bohème », peu conforme à l’image que l’on pourrait avoir de la résidence d’un dirigeant d’entreprise mais certainement plus proche de celle du photographe qu’il veut mettre en

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Voir ANNEXE 1, Modèles 1, 2 et 3. 2

Voir supra, Troisième Partie, III.C.2), p.155 et suivantes. 3

Yves CLOT, La fonction psychologique du travail, 2000, p.133. 4

176 avant1. Monsieur C. me retrouve à l’accueil de son entreprise mais souhaite que l’entretien se déroule dans un café, situé juste en face. Les entretiens avec les membres de la famille Bourgon ont été conduits dans leurs locaux et se sont régulièrement poursuivis à l’heure du déjeuner, à deux ou à plusieurs, dans une brasserie de quartier. En raison de l’éloignement du site de son entreprise, les deux entretiens obtenus auprès de Monsieur L. ont lieu, l’un dans un café parisien, l’autre dans le bar d’un hôtel relativement modeste. Dans les deux cas, la date et le lieu de rendez-vous ont été choisis par son assistante pour leur commodité2. Quant à Monsieur F., prétextant l’éloignement du siège social de son entreprise - qui ne se trouve, en réalité, qu’à quelques minutes de Paris - il ne me reçoit jamais, non plus, dans ses locaux. Je le retrouve, au choix, dans le bar ou dans le restaurant d’un palace parisien ou bien, de manière improvisée, debout devant la table vidée de ses convives à la suite d’un dîner de gala en province puis, jusque tard dans la nuit, dans le bar du palace de la ville. A cet égard, les choix de Monsieur F. ne semblent jamais neutres. Il m’invite toujours à le rejoindre dans des lieux prestigieux et luxueux qu’il me présente comme ses « cantines »3, ne ménageant aucun des effets propres à suggérer son aisance financière : habitude des lieux, familiarité avec les serveurs, allusions appuyées à sa connaissance de la cave prestigieuse, etc.

La prise de notes en question

Ayant renoncé à l’utilisation du magnétophone pour limiter la tentation des dirigeants de se mettre en scène et pour les assurer qu’aucun enregistrement de leurs propos ne pourrait être divulgué, j’ai pris des notes aussi exhaustives que possible lorsque les conditions de rencontre le permettaient.

Quand la prise de notes était réalisable, je dois reconnaître a posteriori qu’elle a pu constituer un élément perturbant, limitant l’expression des dirigeants et nuisant à la richesse de leurs commentaires. En effet, lorsque, au contraire, elle était malaisée ou impossible ou lorsque, en raison du caractère très intime des informations, je levais le stylo et m’interdisais d’écrire, les sujets me semblaient alors moins gênés de se livrer. C’est pourquoi j’ai bien souvent accordé la priorité à l’écoute et au maintien du cadre plus qu’à la prise de notes systématique. Ainsi, lorsque Madame de V. se lève, allume une cigarette et me livre ses soucis familiaux, les larmes aux yeux, je ferme mon cahier et l’écoute. Lorsque Monsieur H. décrit ses problèmes de santé ou qu’il exprime son désarroi de ne pas savoir dire à sa fille combien il l’aime, je fais de même. Et quand, plus tard, il reprend une présentation factuelle et plus désaffectée de son travail, je saisis en marge de ma feuille quelques termes mnémotechniques me permettant de retranscrire ultérieurement les passages incomplets ou manquants.

Parfois aussi, prise dans des séquences informelles qui ne relevaient pas du positionnement classique de l’entretien structuré, je renonçais à toute prise de notes. C’est le cas lorsque Madame de L. souhaite poursuivre notre échange lors d’un déjeuner. C’est le cas aussi lors de mes premières prises de contact avec Monsieur H.,

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Monsieur H. a une passion pour la photographie qu’il me détaille : exposition passée, thèmes choisis, reconnaissance de son talent par ses amis. Voir ANNEXE 5, lignes 69 à 77, lignes 532 à 543, lignes 768 à 772 et lignes 789 à 793.

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L’assistante de Monsieur L. m’explique qu’il est intéressant pour lui, lorsqu’il prévoit d’aller à Paris, d’y avoir un agenda chargé qui justifie ce déplacement.

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177 lors d’un petit-déjeuner ou avec Monsieur T., lors d’une pause café puis d’un cocktail. L’invitation de Monsieur H. pour un second entretien, à son domicile, dans son salon ou par Monsieur F., au restaurant ou au bar d’un palace parisien réputé, rend cette technique également impraticable. L’absence d’organisation de ces échanges impromptus et leur caractère spontané ou informel me semblaient participer de la construction de la relation qu’une prise de notes serait venue à coup sûr perturber. Dans tous ces cas, les entretiens semblaient y gagner en sincérité et en révélations. Et, dans tous les cas, une fois l’entretien achevé, je retranscrivais l’intégralité de mes souvenirs, pendant plusieurs heures d’affilée et sans interruption : mots-clés mémorisés, attitude et gestuelle du sujet ainsi que mes propres réactions à les voir et à les écouter.

L’homophilie « rusée » et la gestion des dérapages

L’approche de l’autre dans des situations de connivence et de complicité m’était apparue la plus pertinente pour créer un climat de confiance propice aux échanges. Elle m’a exposée aussi à quelques dérapages que la tenue stricte d’un cadre d’entretien, aussi ténu soit-il, m’a permis de juguler.

Après notre premier entretien « sur commande », Monsieur F. m’appelle pour s’enquérir de ma présence à la remise des Trophées de l’Entrepreneuriat. Il me dit qu’il compte m’y voir « en tenue de soirée » et ajoute : « j’aimerais tant poursuivre notre

conversation »1. Je comprends que son appel téléphonique est, lui aussi, « rusé ». J’entends sa demande déguisée sous une forme assez compromettante. Pourtant, alors que je ne pensais pas initialement me rendre à cette cérémonie, je change d’avis et prends toutes les dispositions nécessaires pour y être invitée. Ce sera, pensai-je alors, ma « ruse » contre la sienne, un cadre difficile à tenir et bancal, s’il en est. A ce stade, je souhaite, en effet, me donner les moyens de poursuivre les entretiens avec Monsieur F. que je n’ai vu qu’une seule fois. Je pense alors que le cadre plus informel du cocktail et du dîner sera mieux adapté aux confidences et à la relâche de la « présentation de soi » qui caractérisait le premier entretien. Je pense aussi que des choses pourraient être dites qui ne pourraient l’être à aucun moment, dans un autre lieu. Le soir de la cérémonie, après que le dîner a été desservi, Monsieur F. propose que nous poursuivions notre conversation dans le bar du palace. Confortablement installé dans un fauteuil, il me parle de son manque de confiance en lui, de l’amour, de sa conception de la fidélité, de ses difficultés à ressentir des émotions et de sa récente et tardive acceptation de ses pulsions. Il me tutoie et me demande d’en faire de même puis il pose une main sur mon genou2. Je comprends que j’avais insuffisamment apprécié la nature de sa « ruse ». La seule issue reste le maintien de ma posture de doctorante en psychologie, à l’écoute mais à distance. Je retire sa main sans éclat et renonce immédiatement à le tutoyer. Puis, profitant de sa capacité à changer de registre3, j’abrège l’entretien. Je ne le contacterai que bien des mois plus tard pour un entretien que je situerai clairement dans le cadre de ma recherche. Le statut éminemment informel du second entretien de Monsieur F., poursuivi dans un cadre dédié à la gloire des entrepreneurs mais aussi du plaisir gastronomique et du luxe, a eu une incidence importante sur la teneur de cet entretien. Monsieur F. s’est détendu un peu plus qu’il n’aurait pu le faire dans d’autres circonstances. Alors, malgré ma gêne et bien que

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Voir ANNEXE 3, Monsieur F., lignes 287 à 291. 2

Voir ANNEXE 3, Monsieur F., lignes 702 à 711. 3

178 l’épreuve de cette fin de soirée restât vivace, j’ai accepté d’être placée à ses côtés au restaurant pour notre quatrième entretien1, autorisant de nouveau Monsieur F. à s’exprimer sur des thèmes que tout autre cadre aurait interdits.

A l’instar de la diversité des lieux de rencontre et de la nature des relations engagées, les dirigeants et dirigeantes que j’ai rencontrés présentent, nous le verrons, des personnalités très contrastées. Au-delà de leur appartenance à un même groupe sociologique, leurs histoires singulières, leurs façons fort diverses de dérouler leur discours et leur recours à des formes de présentation très variées (teintées d’humour, sérieuses ou formelles) conforte largement le choix de ne pas les considérer comme un groupe indivis et homogène.

B - L’accès à une palette de cas

C’est donc bien à une palette de cas que cette recherche nous confronte. J’en donnerai ci-après une première image. Ce n’est qu’après nous être familiarisés avec chacun d’eux que nous écouterons ce qu’ils auront à nous dire de leur travail, de leur vécu. Ce n’est qu’ensuite que nous analyserons ce que cette clinique nous révèle de leur « présentation de soi ».

1) Dirigeantes enthousiastes, dirigeant passionné et dirigeants au

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