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L’activité des cadres, en général, n’est jamais décrite comme un travail. Concepteurs du travail des autres, ils développent une image du travail qui ne leur donne qu’une vision partielle de la réalité, celle des ratios et des quotas de production qu’ils se doivent d’atteindre1

. Pour ce qui concerne plus précisément les dirigeants, Christophe Dejours invoque l’existence d’une rupture collective du lien avec le réel, en référence à ce que François Sigaut nomme « aliénation culturelle »2. Les normes de qualité et les rapports d’activité, sous l’influence de l’idéologie de la « qualité totale » et de l’évaluation individualisée des performances, participent d’une description déformée et enjolivée de la réalité qui occulte le réel du travail. Par suite, les dirigeants d’entreprise s’auto-congratulent et s’auto-félicitent sur la base de ces descriptions sans qu’un quelconque rapport avec le réel ne soit tenu3

. Ailleurs, Christophe Dejours rappelle que les nouvelles méthodes de gestion comportent un certain nombre d’outils qui attaquent le système de valeurs associé au travail et qui viennent s’opposer, un temps, à la résistance des gens de métier4. Et, en effet, la gestion apparaît très souvent décalée du travail de production. Comme elle porte sur le travail des autres, ce décalage peut effectivement constituer une rupture préoccupante. Yves Clot peut alors clairement distinguer « (…) ce qui relève de la sphère du travail et ce qui se rapporte à l’univers

de la gestion ». Il peut aussi constater « la guerre de positions » que se livrent « les milieux de travail proprement dit et un continent gestionnaire qui s’étend et prolifère »5. Ce faisant, il circonscrit, de fait, le travail au travail de production réalisé par l’animal laborans de Hannah Arendt.

De fait, la gestion s’oppose radicalement à la définition du travail. Comme nous le rappellent Luc Boltanski et Eve Chiapello, l’histoire du management est celle d’une sophistication permanente des moyens de maîtriser ce qui se passe dans l’entreprise et dans son environnement : mise sous contrôle des hommes (contrôle des ouvriers par le taylorisme, contrôle des cadres par la Direction par Objectifs6 et, à présent, contrôle des dirigeants par la corporate governance) mais aussi maîtrise des marchés, des relations publiques, etc.7 Le contrôle est donc au centre des préoccupations. Les situations rencontrées sont complexes, jamais appréhensibles dans leur totalité. Il n’est jamais

1

Michel VEZINA, Louise SAINT-ARNAUD, La caverne de Platon ou les stratégies défensives des cadres dans le secteur bancaire, 1996.

2

Christophe DEJOURS, Travail, usure mentale : Essai de psychopathologie du travail, 2000, p.243 ; voir aussi supra, Introduction, note de bas de page 2, p.22.

3

Christophe DEJOURS, Aliénation et clinique du travail, 2006, p.131. 4

Christophe DEJOURS, Florence BÈGUE, Suicide et travail : que faire ?, 2009. 5

Yves CLOT, Le travail sans l’homme ? : Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, 1998, p.98.

6

La Direction par objectifs (DPO) est un mode de management introduit, dans les années 70, en France et dont on reconnaît la paternité à Peter Drucker, chercheur américain et théoricien reconnu dont l’ouvrage fondamental, The Practice of Management, est paru en 1954.

7

81 possible de disposer de toutes les informations ni d’aller sur tous les terrains pour comprendre ce qui s’y joue. Le dirigeant doit donc se référer aux condensés de réalité que sont les indicateurs de gestion et les ratios qui domestiquent la complexité et le flot incontrôlable et non domesticable d’informations1

. Or, ce sont les sciences de gestion qui lui fournissent toute cette palette d’instruments destinés à maîtriser ce qui ne l’est pas. Tableaux de bord, bilans, comptes de résultat, plans à long terme constituent l’outil qui permet, selon l’expression de Vincent de Gaulejac, d’« homogénéise[r] le réel »2

. Les manuels de gestion l’expliquent : pour diriger, c’est-à-dire pour prévoir, organiser et contrôler, il est nécessaire de réduire l’incertitude. Pour cela, il faut gérer, c’est-à- dire : « morceler, planifier, structurer, budgéter, standardiser, routiniser, en un mot :

corriger le réel pour qu’il se plie à sa volonté »3

. Ces instruments de gestion éloigneraient donc celui qui s’y réfère du travail concret sur le terrain. D’une certaine façon, le dirigeant se trouverait contraint de se distancier du réel du travail d’autrui pour réaliser ce qui est attendu de lui.

Outre ses instruments comptables, la gestion s’alimente aussi de slogans et de credo qui rassurent, qui donnent une grille commune de décodage du monde et qui permettent d’affronter l’inconnu avec plus de sérénité en donnant un sentiment de maîtrise. Ces credo s’auto-entretiennent et s’auto-suffisent et ce sont eux qui apportent le risque d’enfermement, propre à l’« aliénation culturelle ». La gestion, par exemple, renvoie à un mode de pensée spécifique, entretenu par le pouvoir et largement diffusé dans les business schools, qui stipule que le réel peut être mathématisé, que les données peuvent s’inscrire dans un système d’équations et que tout problème peut être résolu tandis que le non-quantifiable se trouve rejeté « dans les limbes d’un qualitatif

informe »4. La gestion se définit alors comme « (…) un certain type de rapport au

monde, aux autres et à soi-même (…) »5, voire - nous l’avons vu - comme un « système

d’organisation du pouvoir »6

.

Manifestement, la gestion n’est pas donnée comme un travail mais comme une science de la maîtrise des affaires humaines. A ce titre, en tant que fondée sur cette illusion de toute-puissance de la maîtrise, elle repose sur le déni du réel du travail, sur le déni de la résistance du monde à la prescription, aux calculs et aux discours prévisionnels. Et, en tant que science de la prescription, irréductible à celle-ci, elle se heurte frontalement à la définition du « travailler », introduite par la psychodynamique du travail.

Pour autant, le retour sur l’histoire de la gestion nous apprend aussi que sa naissance est liée à celle d’un nouveau corps d’administrateurs salariés en rupture avec les anciennes directions qui tiraient leur légitimité de leur propriété. Pour ces nouveaux directeurs salariés, Henri Fayol7, considéré comme l’un des pères fondateurs des sciences de gestion, a mis au point, dès 1916, une doctrine administrative avec ses règles et ses prescriptions propres. De ce fait, nous pourrions alors nous demander si

1

Michelle BERGADAA, Bénédicte VIDAILLET, La décision telle que la voient les décideurs, 1996. 2

Vincent de GAULEJAC, La société malade de la gestion, 2005, p.103. 3

Roland REITTER, Bernard RAMANANTSOA, Pouvoir et politique : Au-delà de la culture d’entreprise, 1985, p.23.

4

Eugène ENRIQUEZ, Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise, 1997, p.26. 5

Vincent de GAULEJAC, op.cit., p.18. 6

ibid., p.21. 7

82 la gestion ne répond pas, dans une certaine mesure, à la définition d’un travail particulier, à savoir : un travail prescrit.

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