• Aucun résultat trouvé

En raison du mode de recrutement des sujets, les cas étudiés ne constituent pas un échantillon représentatif de la population des dirigeants, en France. Dans une précédente recherche4, tous les dirigeants que j’avais rencontrés étaient des dirigeants salariés, couvrant des tailles d’entreprise et des secteurs d’activité fort variés. Ici, au contraire, les dirigeants de P.M.E. et, parmi eux, les dirigeants propriétaires tiennent une place privilégiée. Seul Monsieur H. peut d’abord être qualifié de dirigeant salarié quoique, lors de notre troisième rencontre, il me rapportera son expérience vécue récente de dirigeant actionnaire. Tous les autres dirigeants que j’ai rencontrés sont actionnaires (unique ou majoritaire). Parmi eux, certains sont créateurs de leur

1

Le contexte de cette intervention, la nature de la demande exprimée et la démarche proposée sont rapportés en ANNEXE 8.

2

52 entretiens avec Nathan, 25 avec Germain, 22 avec Jacques, 38 avec leur père et 25 réunions de mise en commun sur une durée de deux ans.

3

Les passages extraits des entretiens menés avec les Bourgon sont rapportés en ANNEXE 8. 4

171 entreprise et appartiennent, de fait, à la catégorie des entrepreneurs alors que d’autres en ont hérité.

Enfin, alors qu’aucune dirigeante n’avait été précédemment approchée, j’ai retenu ici trois cas de dirigeantes, toutes propriétaires de l’entreprise qu’elles dirigent.

Dirigeants et dirigeantes

Le « travail prescrit » des dirigeants et des dirigeantes comme le « réel » auquel ils ou elles se confrontent ne sauraient différer. En revanche, rien ne dit que les aménagements qu’ils et elles opèrent pour dépasser le « réel » et réaliser leur tâche ne soient identiques. D’autres recherches, menées dans d’autres environnements de travail, ont montré combien les stratégies de défense construites face à la souffrance au travail étaient genrées1 et quelle incidence identitaire majeure leur rapatriement dans les rapports domestiques pouvait avoir2. Pascale Molinier a montré que, si les femmes étaient aussi capables que les hommes d’inventer des stratégies de défense, les leurs n’étaient pas fondées sur le déni de ce qui se fait connaître par sa résistance à la maîtrise du travail (ou déni du réel) mais, au contraire, sur une reconnaissance du réel et de l’expérience affective de l’échec qui lui est associée3

. Que retrouvera-t-on ici de cela ? Retrouvera-t-on l’autodérision vis-à-vis de sa propre vulnérabilité ? Qu’en sera-t-il de leur rapport à la « muliébrité » ? Et, si les rapports sociaux de travail occupent cette place cruciale dans la construction de l’identité sexuelle, allant jusqu’à occasionner des difficultés dans l’économie érotique4

, quels signes trouvera-t-on de cela ? Plus généralement, qu’est-ce que la parole des dirigeantes révèlera de leur travail réel et que révèlera-t-elle de la posture adoptée par les hommes, placés dans la même situation ?

Madame V., 46 ans, titulaire d’un DEUG de sciences économiques et diplômée d’une école de commerce, dirige un organisme de formation qu’elle a créé vingt ans plus tôt.

Madame de V., 35 ans, titulaire d’une Maîtrise d’anglais et diplômée du CELSA, a hérité, avec son frère, de l’entreprise que son arrière-arrière grand-père avait créée à la fin du 19ème siècle, dans le secteur du tourisme. Tout en restant salariée de la société de gestion de patrimoine de son père, elle co-dirige son entreprise avec son frère. Depuis toujours, le comportement dilettante de ce dernier l’insupporte et elle cherche, depuis peu, à racheter ses parts du capital pour devenir seule actionnaire.

Madame de L., 41 ans, titulaire d’un DEA de droit, co-dirige l’entreprise industrielle de production d’emballages plastiques créée par son frère et dont elle a développé une nouvelle branche d’activité, celle des emballages à destination de l’industrie du luxe et de la parfumerie. En raison du fort dynamisme de sa branche et de la stagnation du secteur dirigé par son frère, elle envisage une séparation juridique pour gagner son autonomie.

1

Pascale MOLINIER, Psychodynamique du travail et identité sexuelle, 1995. 2

Christophe DEJOURS, Les rapports domestiques entre amour et domination, 2002. 3

Voir supra, Première Partie, III.B.2), p.50 et 51. 4

172

Dirigeants actifs et dirigeants « hors poste »

Monsieur H., HEC, 50 ans, a été dirigeant salarié d’une importante P.M.E. dans le secteur de l’ameublement. Au moment où je le rencontre, il cherche un nouveau poste. Cette situation, dont il me tait l’origine, dure depuis un temps indéterminé et indéterminable, en raison des éléments vagues et souvent contradictoires qu’il me livre. Très disposé et volontaire pour me rencontrer, il émaille ses propos d’anecdotes péjoratives et montre une forme de cynisme que j’estime exacerbée par sa situation. Notre relation est fondée sur son besoin d’épancher son amertume et de livrer ses doutes. Par suite, lorsqu’il aura retrouvé un poste de direction, Monsieur H. ne répondra à aucun de mes appels ni à aucun de mes courriers et ne m’accordera donc plus d’entretien. Je pense alors que le travail de réflexion engagé sera vécu comme incompatible avec la reprise de son activité. Près de trois ans plus tard, après avoir échoué à redresser l’entreprise en difficulté dont il avait pris la direction et à la suite de la parution d’un article sur la souffrance au travail des dirigeants de P.M.E.1, Monsieur H. me contactera de nouveau. C’est donc de nouveau « hors poste » qu’il me livrera ses réflexions enrichies de sa plus récente expérience.

Monsieur E., Normalien, 50 ans, a été dirigeant d’une entreprise qu’il a vendue pour une raison qu’il n’élucidera jamais au cours de notre unique entretien. Après n’avoir pas travaillé pendant cinq ans, il a pris la Présidence d’une association de dirigeants, poste qu’il occupe actuellement. Bien qu’il ne soit plus dirigeant d’entreprise, j’ai maintenu l’entretien. Avant de le rencontrer, je m’attends, en effet, à ce qu’il me parle du métier avec le recul de celui qui ne l’exerce plus. Il me semble alors que, n’étant plus en poste, il sera plus libre de me parler de sa façon de travailler, des exigences qu’il ressentait alors et de sa manière de les contourner. Par ailleurs, comme il côtoie un grand nombre de dirigeants, j’imagine aussi qu’il pourra comparer son vécu à ce qu’il les entend dire au cours des formations qu’il organise. Il n’en sera rien.

Dirigeants salariés ou propriétaires

Lorsque je rencontre Monsieur H., il se définit comme ayant appartenu à la catégorie de : « Directeur Général avec mandat social, dirigeant d’une société non

cotée en Bourse, grosse P.M.E. qui, à la fin, allait jusqu’à 3000 personnes ». Cette

situation lui a fait connaître, dit-il : « le poids des emmerdes » tandis qu’il n’en a tiré aucun profit2. En effet, les actionnaires, qu’il qualifie de « raiders », âpres au gain, attendaient de lui : « docilité » et « flexibilité »3. Lors de notre seconde rencontre, Monsieur H. réfléchissait à investir dans une affaire, ce qui devait faire de lui un dirigeant propriétaire. Il insistait alors beaucoup sur l’importance de la différence de statut entre dirigeants salariés et dirigeants propriétaires et m’enjoignait d’ailleurs de la souligner dans l’introduction de mon travail4

. Lors de notre troisième entrevue, Monsieur H. me relate son expérience désastreuse de dirigeant propriétaire, mandataire social, soumis aux risques judiciaires.

1

Olivier TORRES, L’inaudible souffrance patronale, 2009. 2

Voir ANNEXE 5, lignes 123 à 127. 3

Voir ANNEXE 5, lignes 127 à 136 et lignes 153 à 156. 4

173 Monsieur F., Centralien, 46 ans, a été salarié du groupe industriel dont il possède aujourd’hui la majorité des parts. La succession qu’il m’avait décrite en des termes neutres, lors du premier entretien « sur demande », semble, en réalité, avoir été vécue comme une question de survie. Lors de notre seconde entrevue, la colère, la rancœur et les insultes exprimées à l’égard d’un oncle qui avait voulu le maintenir salarié, son désir de se venger de lui (« Non, je ne peux pas laisser faire. Non, je ne

veux pas le laisser me détruire »1), laissent deviner une différence essentielle du rapport au travail selon que le dirigeant détient ou ne détient pas le capital de l’entreprise qu’il dirige. Monsieur F. la résumera comme suit : les non-propriétaires « doivent rendre des

comptes aux actionnaires et justifier chaque virgule ». Et, tout comme Monsieur H., il

me recommandera de distinguer les deux populations de dirigeants selon ce critère2.

Dirigeants propriétaires, créateurs d’entreprise ou héritiers

Parmi les dirigeants propriétaires que je rencontre, six sont des créateurs d’entreprise tandis que les sept autres ont hérité de l’entreprise qu’ils dirigent.

-

Les créateurs d’entreprise

Madame V. et Madame de L. ont créé leur entreprise. La première poursuit, depuis toujours, de très nombreuses activités en parallèle, dépassant parfois les attentes de son entourage3 et forçant, selon elle, l’admiration de ses supérieurs4. Elle redoute, à présent, de s’ennuyer. Très peu encline à ce qu’elle décrit comme de la « gestion du

quotidien » ou de l’« intendance » (gestion financière, gestion des ressources humaines

et définition des organigrammes), elle se rêve de nouveau « stratège »5 et crée,

aujourd’hui, une nouvelle activité pour tromper son ennui. La seconde décrit son métier comme un « métier de créatif »6. Elle affirme que son vrai plaisir est dans la création. Son produit l’amuse.

Monsieur T., 55 ans, titulaire d’une Maîtrise de gestion, aime aussi son produit. Il a créé son entreprise en association avec son frère sur une idée mûrie à partir d’un stage dans un secteur pourtant qualifié de rébarbatif et d’inconnu. Il y a alors vu une occasion à saisir. Sa passion est de créer. Il pense qu’il n’aurait pas « la même flamme » s’il s’agissait juste de gérer, de compter l’argent ou de piloter7

.

Monsieur B., Centralien, 41 ans, se définit d’abord comme un « directeur-

créateur » et parfois comme un « créateur-développeur »8. Ma lecture préalable de la presse m’avait, en effet, appris qu’après quelques années passées dans l’industrie, il avait créé une première société qu’il avait revendue quelques années plus tard. Enrichi par cette vente, il avait ensuite réinvesti la quasi-totalité de ses gains dans cette nouvelle

1

Voir ANNEXE 3, Monsieur F., lignes 506 à 526. 2

Voir ANNEXE 3, Monsieur F., lignes 770 à 790 et lignes 1048 à 1061. 3

Voir ANNEXE 2, Madame V., lignes 33 à 38. 4

Voir ANNEXE 2, Madame V., lignes 84 à 92. 5

Voir ANNEXE 2, Madame V., lignes 139 à 161 et lignes 180 à 187. 6

Voir ANNEXE 2, Madame de L., lignes 161 à 162 et lignes 168 à 169. 7

Voir ANNEXE 7, lignes 208 à 212. 8

174 entreprise, ce que bien des journalistes ont désigné depuis comme une « folie ». Mais ce qu’il aime, c’est identifier de nouvelles opportunités et développer des projets spéciaux et atypiques : « C’est ça que je trouve passionnant : créer et développer. C’est ce que

j’aime faire. Si je n’ai pas ça, le reste à vrai dire m’ennuie. »1

Monsieur P., diplômé de l’université de Dauphine, 46 ans, dirige une société de conseil et de services informatiques qu’il a créée une vingtaine d’années plus tôt. Déclarant que « la carrière et l’aventure passent par le développement »2, il semble littéralement happé par ce développement. Toujours « connecté », il se défend pourtant d’être « dingue » et se console en affirmant que « c’est le lot »3

.

Monsieur C., HEC, 51 ans, ne partage pas cet enthousiasme. Ayant toujours travaillé dans le secteur de la presse et de la communication, longtemps comme Président-Directeur Général d’un groupe de presse, il a été licencié, quelques années après le rachat de ce groupe par un investisseur étranger. A présent, c’est « dégoûté » et « désabusé » par cette expérience4 qu’il a réuni quelques anciens collaborateurs pour lancer l’aventure d’un nouveau magazine, destiné à un lectorat de chefs d’entreprise.

- Les héritiers

A la mort de son grand-père, Madame de V. a hérité, avec son frère, de l’entreprise familiale. Monsieur F. a hérité la sienne de ses deux oncles. Alors que la famille souhaitait vendre l’entreprise tout en le maintenant à son poste, il s’y est radicalement opposé, refusant d’être dirigeant salarié de cette P.M.E. intervenant dans les métiers techniques du bâtiment.

Monsieur L., 56 ans, ingénieur, représente la quatrième génération de dirigeants de la P.M.E. familiale qu’il a héritée de son père et qu’il a d’abord co-dirigée avec son frère. Lassé par l’immobilisme de ce dernier, il a repris la Présidence de l’ensemble des activités à l’aide d’une forme de « coup d’état », avant de suggérer une opération de scission-partage lui permettant de reprendre le secteur en plus forte croissance, de ce groupe agro-alimentaire. Monsieur L. est également Président d’une association regroupant des dirigeants d’entreprises familiales.

Monsieur Bourgon, 66 ans, ingénieur diplômé de l’ESTP, a hérité l’entreprise qu’il dirige de son père qui la co-dirigeait précédemment avec son oncle. Il l’a développée, structurée, s’est investi dans les métiers de la construction et de l’immobilier et a toujours trouvé les ressorts pour sortir des crises qui se présentaient. Ses propres héritiers, Jacques, 36 ans, Centralien, Germain, 35 ans, ingénieur en informatique et diplômé de l’IAE, et Nathan, 34 ans, ESTP, doivent reprendre la direction du Groupe familial. Peu avant mon intervention, Monsieur Bourgon a modifié les structures de gouvernance de ce Groupe en constituant un Conseil de Surveillance qui regroupe ses fils, son épouse et lui-même et un Directoire dont ses fils sont membres. En marge de ces changements, il leur reproche constamment de ne pas se sentir « responsables de leur histoire » et d’avoir une mentalité de rentiers5.

1

Voir ANNEXE 4, Monsieur B., lignes 132 à 136. 2

Voir ANNEXE 4, Monsieur P., lignes 153 à 156. 3

Voir ANNEXE 4, Monsieur P., lignes 119 à 139, lignes 176 à 178 et lignes 88 à 95. 4

Voir ANNEXE 6, Monsieur C., lignes 30 à 38. 5

175

Documents relatifs