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L’approche « rusée » pour contourner l’absence de demande

Faute de demande, il me faut approcher les sujets d’une manière inédite : chercher la demande, la susciter, tenter d’obtenir quelque chose qui s’en approche et qui pourrait être plutôt de l’ordre du consentement et de la complicité. En référence à la notion d’« intelligence rusée »2

, je propose ci-après quelques-unes des étapes de contournement de l’absence de demande.

La faisabilité de cette recherche n’est garantie par aucun antécédent. Outre l’absence de demande, la référence à la « souffrance au travail » comme l’évocation des difficultés vécues peuvent susciter des réactions de gêne ou de rejet chez des sujets que l’on sait aguerris à la présentation de leur infaillibilité. C’est pourquoi je procèderai d’abord à des sondages préalables en interrogeant des proches qui connaissent les milieux de direction. Je souhaite ainsi mieux anticiper les réactions des sujets à l’égard de mon projet.

Le choix opportuniste des sujets

Consulter les annuaires des Grandes Ecoles, relever les noms et coordonnées de leurs anciens élèves devenus dirigeants pour leur envoyer des courriers ou les contacter par téléphone : l’entreprise paraît d’emblée ambitieuse, longue et peu gratifiante. Après m’être renseignée auprès de personnes proches de ces milieux, il apparaît même que l’absence d’appui et de recommandation peut faire échouer le projet.

Par conséquent, sans exclure les rencontres fortuites ou provoquées par ma participation assidue à des rencontres et à des colloques réunissant des dirigeants

1

Michel LEDOUX, op. cit., p.151. 2

Christophe DEJOURS, Intelligence pratique et sagesse pratique : deux dimensions méconnues du travail réel, 1993.

156 d’entreprise1, je choisis surtout de m’appuyer sur des personnes qui, en contact avec des

dirigeants d’entreprise, pourront me recommander auprès d’eux.

L’importance du premier contact

Je contacterai les dirigeants par téléphone ou par courrier électronique2 pour convenir d’une date et d’un lieu de rencontre. Je leur présenterai, à cette occasion, mon parcours, mon projet, le sujet de ma thèse et les questions que je souhaiterais aborder avec eux. Je leur garantirai la confidentialité en soulignant que leurs propos seront retranscrits de manière anonyme : les noms seront grimés, les dates et les chiffres seront tronqués. Dans le cas où la personne contactée serait connue du public et des média, j’insisterai pour rappeler qu’il ne s’agit pas d’une enquête journalistique.

Les objectifs de la recherche seront présentés de telle manière que mon interlocuteur se sente concerné par le sujet, pense pouvoir y contribuer utilement et le trouve suffisamment digne de son intérêt pour qu’il accepte d’y consacrer du temps. Je veux l’assurer que cet entretien lui donnera la possibilité de réfléchir sur des sujets qui l’intéressent dans un espace de temps et d’écoute qu’il ne pourrait se ménager autrement.

Prévenir le dirigeant des thèmes abordés est naturellement contraire à la démarche clinique dont, pourtant, cette recherche se réclame aussi. Le choix de le faire fait partie de cet ensemble d’ajustements et de ruptures qui dénaturent cette méthode mais qui n’en sont pas moins incontournables pour qui souhaite organiser une rencontre avec un dirigeant d’entreprise. En effet, les dirigeants rencontrés au cours d’une précédente recherche3 m’avaient souvent demandé avec insistance de leur adresser « le » questionnaire de manière à mieux anticiper et préparer l’entretien. Lister des thèmes semble, à présent, la manière la plus habile et la moins rigide de répondre à ce type d’exigence. Refuser de s’y soumettre comporte le risque de se voir refuser le rendez-vous.

Une première question demandera aux sujets de décrire ce qu’ils font. Cette question, volontairement très large et axée sur leur activité, doit les inciter à s’exprimer. Elle doit permettre de traiter les questions relatives au contenu du travail des dirigeants d’entreprise. Cette première question est surtout censée fournir un terrain neutre sur lequel construire la confiance qui permettra éventuellement d’aborder ensuite d’autres thèmes plus délicats. Par les questions suivantes, je leur montre qu’un second temps de l’entretien sera plus orienté sur la façon dont les sujets s’engagent dans leur travail, ce qu’ils disent y rechercher et y trouver. Cette seconde phase de l’entretien doit permettre

1

Je choisis, par exemple, de m’inscrire à chaque session de « Matins HEC », pendant 2 ans (2004-2006). Le principe de cette manifestation consiste en l’organisation par l’Association des Anciens Elèves de HEC et le magazine Challenges de l’interview d’un dirigeant d’entreprise. La première partie de l’interview est diffusée sur la station de radio BFM tandis que la seconde partie, construite autour d’une séance de questions-réponses avec la salle, ne l’est pas. La participation est payante. Les participants, tous Anciens Elèves, sont installés à des tables où un petit déjeuner leur est servi. Ils font connaissance avec leurs voisins pendant les quelques minutes qui précèdent l’annonce par le journaliste du début de l’interview.

J’insiste également pour participer aux «1ères

Journées Doriot » qui se tiennent à Deauville, les 21 et 22 mars 2006, sur le thème de la succession et de la reprise des entreprises familiales en France.

2

Des exemples de courriers électroniques sont fournis dans l’ANNEXE 1. 3

157 de dégager l’expression d’éventuelles possibilités d’épanouissement ou, au contraire, des zones d’ombre révélant l’existence de difficultés. Enfin, la présentation de mon propre parcours participe du choix de favoriser une relation d’homophilie, conforme aux recommandations de chercheurs qui, avant moi, se sont heurtés aux difficultés et obstacles de ces entretiens1.

Homophilie, crédibilité et « présentation de soi » du chercheur

Rappelons ici que la confiance se présente comme un réquisit pour espérer que le sujet osera parler de son expérience du réel2. Rassurer, gagner la confiance, éviter d’indisposer par un comportement verbal, gestuel ou vestimentaire inadéquat sont autant de règles générales qui devront être, ici aussi, largement respectées3. Se préparer, connaître l’environnement et quelques-uns de ses codes d’accès est également nécessaire, même si nous avons vu que cette connaissance du milieu devait idéalement s’accompagner de naïveté, ce qui dans le cas du chercheur isolé est, bien entendu, impossible. Dans tous les cas, j’aborderai donc l’entretien après avoir pris connaissance de détails concernant l’entreprise dirigée et son secteur d’activité.

Pour la première rencontre, une attention particulière sera portée à l’introduction de l’entretien pendant laquelle, en présentant mon parcours, j’évoquerai une formation commune ou une expérience professionnelle proche. En suggérant - y compris par des atours vestimentaires - l’appartenance à un même « milieu », je souhaite établir un rapport de confiance et rassurer le dirigeant que l’étiquette d’étudiante en psychologie aurait pu inquiéter lors de la prise de rendez-vous par téléphone.

Un principe d’échanges « donnant-donnant »

De précédentes rencontres avec des dirigeants d’entreprises m’ont appris que l’entretien se déroulerait d’autant mieux que le dirigeant aura l’impression, non seulement de contribuer utilement, mais également de recevoir des informations ou des conseils en retour. Je me prépare à d’éventuelles demandes dans ce sens. En outre, pour avoir accès à des éléments de la vie personnelle de mes interlocuteurs, en si peu de temps et dans un cadre si différent de celui de l’analyse, il faudra que j’accepte aussi d’en livrer quelques-uns me concernant. Sans l’afficher comme un élément de méthode en soi, je me prépare donc à assumer les conséquences de ce principe d’échanges « donnant-donnant ».

La préservation du sujet non demandeur

Pour la conduite de l’entretien, je laisserai mon interlocuteur développer sa pensée et dérouler son discours. L’absence de discours, la dérobade ou, au contraire, la logorrhée ne seront pas proscrits. Cette posture de recherche repose sur le postulat selon lequel le sujet sait, lui, ce dont il souhaite me parler dans le cadre de cet entretien. La

1

Samy COHEN, op. cit. 2

Christophe DEJOURS, Aliénation et clinique du travail, 2006, p.129. 3

Jean-Luc DELPEUCH, Anne LAUVERGEON, op. cit.Ces auteurs ont souligné combien ils avaient su profiter « (…) au maximum du capital de confiance dont [ils étaient] investis a priori, du fait de la communauté de formation avec la plupart des dirigeants qu’[ils avaient] à interroger : “(…) on se confie plus facilement à deux jeunes camarades qu’à un conseiller en gestion.” » (p.26-27).

158 seule relance pourra éventuellement consister à revenir sur un mot ou sur une expression équivoques, à faire préciser un terme mal compris ou une contradiction apparente, à l’interroger éventuellement sur ce dont il n’avait pas parlé, sans trop insister toutefois pour ne pas le déstabiliser.

En effet, ici, faute de demande, il ne s’agira en aucun cas d’entreprendre de mettre à mal d’éventuels aménagements défensifs et de risquer de mettre à nu la souffrance. N’étant pas à l’origine des entretiens, les sujets ne se trouvent pas préparés à une telle déconstruction. En outre, compte tenu du dispositif qui ne prévoit pas de rencontres ultérieures systématisées, il serait d’autant plus malvenu de le laisser ensuite seul face à sa souffrance sans possibilité de l’élaborer.

L’encouragement d’une demande ultérieure

Le terrain choisi se caractérise par l’absence de demande initiale. Toutefois, on peut émettre l’hypothèse qu’il existe, au moins, une forme de curiosité chez le sujet qui accepte le principe de l’entretien. Peut-être alors que la contribution qu’il apportera à la recherche, adossée à cette curiosité initiale, l’aidera à exprimer une demande qui ne trouvait pas, jusqu’à ce jour, la voie de la formulation1

.

Pour l’encourager, je me propose, par exemple, de terminer le premier entretien en proposant une rencontre ultérieure de restitution et de validation de mes interprétations2. Et, dans tous les cas, faute de cadre de restitution institutionnalisé, il me paraît important de toujours promettre aux dirigeants rencontrés de les tenir au courant des résultats de mon travail3.

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