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Décision, vision et « communication » sont des prérogatives du pouvoir

La présentation du processus décisionnel met en valeur le décideur et fournit, à ce titre, un écho à d’autres présentations exaltées du dirigeant d’entreprise. Nicolas Flamant montre, par exemple, que le rôle décisionnel est réservé à la seule Direction Générale1. Il confirme ainsi ce que l’ensemble de la littérature nous indique : la prise de décision et le pouvoir dans l’organisation sont implicitement associés. Cette conclusion renvoie à la perception de sens commun qui semble identifier l’art de gouverner à la prise de décision2 : on attribue au pouvoir la capacité de décider, c’est-à-dire de maîtriser un univers d’incertitudes ; à l’inverse, un chef indécis n’est guère reconnu. Certains auteurs ne semblent pas dupes de cette mise en avant du rôle décisionnel du dirigeant : « la question de la décision est une question-vedette car elle met en cause le

pouvoir du dirigeant et la manière dont il l’exerce formellement »3

.

La décision se voit dotée d’une fonction idéologique qui préserve le mythe du décideur solitaire, seul responsable de la décision à long terme et des orientations stratégiques de l’entreprise. Entre élaboration, choix et exécution, c’est alors l’étape du choix - « seul moment noble », selon Lucien Sfez4 - qui incombe spécifiquement au dirigeant. Cette attribution du moment décisionnel au seul dirigeant permet aussi de confirmer une illusion de liberté et de maîtrise face à la pesanteur réelle des déterminismes auxquels il est confronté. Et, si certaines stratégies ne doivent leur mise en place qu’à une série d’événements indépendants et circonstanciels5

, en définissant le moment de la décision et en se désignant comme seul décideur, le dirigeant organise la décision, lui donne une cohérence artificielle a posteriori, rassure et se rassure, aussi. Ainsi, malgré le récent retrait de l’intérêt des chercheurs en gestion pour le thème de la décision, l’étiquette de « décideur » continuerait de confirmer un mode de ségrégation dans l’entreprise entre ceux qui décident et ceux qui ne décident pas6

. Présentée ainsi, la décision n’a d’autre fonction que de prouver que celui qui la prend a le pouvoir de le faire.

L’engouement pour la vision, quant à lui, confère un statut quasi magique au visionnaire et contribue, lui aussi, à asseoir le pouvoir du dirigeant. Il légitime sa place

1

Les autres cadres dirigeants que Nicolas Flamant a observés étaient dépourvus de toute autonomie dans la conduite des orientations techniques et stratégiques. Même lorsqu’ils siégeaient au Comité de Direction, ils regrettaient de n’être que les simples exécutants des décisions émanant de la Direction Générale.

2

Eugène ENRIQUEZ, La notion de pouvoir, 1967. 3

Jean-Pierre ANASTASSOPOULOS, Jean-Paul LARÇON, op.cit., p.103. 4

Lucien SFEZ, Critique de la décision, 1992, p.32. 5

Henry MINTZBERG, James A. WATERS, Of strategies, deliberate and emergent, 1985. 6

122 en l’expliquant non plus par sa supériorité technique, cognitive ou par son expertise supérieure mais par sa maîtrise du futur, son intuition et sa capacité à la mettre en mots, parfois résumée en « charisme »1.

A l’instar des descriptions du dirigeant décideur ou de celles du dirigeant visionnaire, les descriptions du dirigeant communicateur contribuent, elles aussi, à asseoir son pouvoir. En effet, les effets de parole, si longuement documentés dans la littérature, signalent une visée d’action sur l’action des autres, ce qui est le propre même du pouvoir.

Lorsqu’elle examine les liens entre parole et pouvoir, Ingrid Brunstein montre, par exemple, en quoi la parole confère le pouvoir et en quoi elle en est une émanation. La parole serait le plus puissant révélateur de qui détient le pouvoir. Prendre la parole suppose, en effet, qu’on est habilité à le faire. Or, le dirigeant est le seul véritablement libre de choisir tout à la fois le moment, le lieu, le public et le contenu de ses actes de communication : « En français, le même verbe met en œuvre parole et pouvoir : on

prend la parole comme on prend le pouvoir. Dans les deux cas, on prend souvent à l’autre, même publiquement. Si l’on prend la parole, l’autre la perd et est ainsi réduit au silence, c’est-à-dire à l’impuissance »2

.

Communiquer est une tâche qui est « celle du patron, à la fois personne et

symbole, détenteur de l’autorité et interlocuteur suprême auquel tout membre de l’entreprise peut se référer. (…) Lui seul peut parler au nom de l’entreprise en toutes circonstances et la représenter tout entière. »3. Ce droit de parler au nom de l’entreprise, de diffuser ses valeurs, de confisquer son histoire à des fins d’action semble être sa prérogative. Cette communication particulière a pour objectif de modifier les représentations de l’audience pour la transformer. En effet, au-delà de la transmission d’informations, il y a volonté de modifier le comportement d’autrui dans le sens de la volonté de celui qui produit le discours. En référence aux thèses développées par Pierre Bourdieu4, l’interprétation donnée par Jacques Girin présente, d’ailleurs, la communication du dirigeant comme un agir expressif, c’est-à-dire comme une action à vocation d’action sur les actions d’autrui5, thèse reprise par Nathalie Brion et Jean Brousse, pour qui : « Parler, c’est en effet vouloir modifier les représentations

de notre interlocuteur, c’est agir sur lui pour le transformer, pour le convaincre, en lui donnant de bonnes raisons de partager un point de vue particulier, de réaliser une action précise ou encore de corriger l’image qu’il se forge de nous »6

. Jacques Girin rappelle, en outre, que l’énoncé du discours n’est performatif qu’en tant que celui qui l’énonce a le pouvoir et le statut de le faire7. On sait, en effet, que l’agir expressif ne

passe pas uniquement par les mots qui sont prononcés et que la seule étude du contenu des discours ne peut expliquer la portée de leur action. Pour agir sur autrui, le langage et les procédés linguistiques utilisés ne suffisent pas, ils doivent être associés à des rapports sociaux favorables qui leur sont extérieurs. Le discours du dirigeant est

1

Romain LAUFER, Quand diriger, c’est légitimer, 1996. 2

Ingrid BRUNSTEIN, Parole et pouvoir, 1996, p.78. 3

Jean-Pierre ANASTASSOPOULOS, Jean-Paul LARÇON, op. cit., p.139. 4

Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, 1982. 5

Jacques GIRIN, op. cit. 6

Nathalie BRION, Jean BROUSSE, op. cit., p.301. 7

123 performatif en raison de la position d’autorité dont il est investi : il s’agit, dans son cas aussi, d’un discours « autorisé »1

.

Sur ce point, nous pouvons constater que la littérature de management présente la « communication » comme un outil efficace mais qu’elle occulte toujours la question de l’usage de cet outil dans le contexte des rapports de domination dans l’entreprise. C’est une caractéristique propre à ce champ de recherche que d’évacuer ces questions et de centrer l’attention sur une représentation de dirigeant aseptisée, dénuée de toute inscription dans les rapports sociaux. Or, Stéphane Olivesi s’emploie à déconstruire cette image pour montrer combien cette « communication » monopolise les technologies de gestion du symbolique et vient faire taire l’autre parole et notamment, celle des syndicats. Cette « communication » managériale propose, en effet, des représentations suffisamment articulées et prégnantes pour neutraliser les éventuels contre-discours : « Le monologue social qui résulte de l’extension de la communication

d’entreprise traduit un phénomène de captation de la parole au profit des seules directions. »2. Dans l’entreprise, la « communication » marquerait donc le lieu

d’exercice du pouvoir. Elle est de nature politique et relève de la seule direction.

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