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La place des dirigeants dans le système « managinaire »

Cependant, par définition, la psychosociologie des organisations s’intéresse aussi et d’abord à la relation entre l’individu et l’organisation2. Elle questionne la nature de la relation d’influence réciproque entre l’individu et l’organisation et cherche à caractériser l’espace intermédiaire qui les relie3

. Elle découvre alors une zone où se jouent des processus d’ajustement et d’interprétation entre logiques individuelles et logiques organisationnelles : processus de « bouclage », de « correspondance »4 ou d’« articulation »5

dont la mise au jour suggère l’hypothèse d’une continuité ou d’une fluidité entre les ordres individuel et social, entre le fonctionnement psychique et la culture d’entreprise6

.

Ce système d’emprise de l’organisation sur l’individu7

, plus tard appelé « capture managinaire »8 décrit un système qui encadre, surplombe, s’abat sur le salarié

1

Gilles AMADO, Richard ELSNER, Leaders et transitions : les dilemmes de la prise de poste, 2004, p.64.

2

Dans ce courant de recherche, l’organisation détient un statut particulier : elle s’apparente à une entité sociale quasi personnifiée, au point que lui sont parfois appliqués des concepts empruntés à la psychanalyse. On peut lire, par exemple, que l’organisation supporte mal l’idée de vivre sous la menace d’une « castration » (Eugène ENRIQUEZ, L’organisation en analyse, 1992, p.140), qu’elle développe une conduite paranoïaque (ibid., p.141) ou encore qu’elle est dotée d’un Inconscient et d’un Moi Idéal (Nicole AUBERT, Vincent de GAULEJAC, op. cit., p.113). Dans le même temps, ces auteurs s’en défendent : « L’organisation n’est ni une personne ni un sujet. Elle n’a pas d’inconscient. Elle ne fonctionne pas comme un appareil psychique. Elle n’a pas de volonté ou d’intentionnalité. Il faut lui garder son statut d’objet. (…) C’est une surface de projection, d’introjection, d’idéalisation qui mobilise et canalise les pulsions, le désir et influence le fonctionnement psychique des individus qui la composent. » (ibid., p.260.)

3

Eugène ENRIQUEZ, Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise, 1997. 4

Nicole AUBERT, Vincent de GAULEJAC, op. cit., p.13 : « Les processus sociaux et les processus psychiques sont hétérogènes dans la mesure où ils caractérisent le fonctionnement de phénomènes de nature différente, ils n’en sont pas moins reliés aux autres par des effets de bouclage et de correspondance. L’action des structures sociales sur les individus s’exerce par l’intermédiaire de mécanismes régissant les processus psychiques, et inversement, les processus psychiques, s’ils ne produisent pas les organisations sociales et les rapports qui s’y nouent, s’y intègrent de façon plus ou moins cohérente. » 5 ibid., p.195. 6 ibid., p.269-270. 7

Max PAGES, Michel BONETTI, Vincent de GAULEJAC, Daniel DESCENDRE, L’emprise de l’organisation, 1979.

8

Nicole AUBERT, Vincent de GAULEJAC, op. cit., p.57 : Le système « managinaire » est un « processus de canalisation de l’énergie psychique et de réalisation d’une symbiose fusionnelle

32 et le contraint par le biais d’un processus d’intériorisation, d’identification puis de fusion entre Moi idéal de l’individu et Moi organisationnel1

.

Les auteurs dénoncent « les producteurs de discours [qui] structurent les affects

collectifs et parviennent, avec plus ou moins de succès, à créer du consensus par le contrôle des flux affectifs »2. En revanche, leur description de ce système ne dit rien de ce qui mobilise ces producteurs de discours (les dirigeants ?) à faire cela. Elle n’explique pas, non plus, comment ils pourraient être « happés » par ce système dont eux-mêmes sont créateurs ou instigateurs.

D’ailleurs, bien que le terme de leader soit très souvent utilisé pour désigner la population étudiée, la psychosociologie des organisations consacre sa recherche au malaise des cadres et non à celui des dirigeants. Ainsi, Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac reconnaissent que le modèle qu’ils analysent concerne « les cadres de haut

niveau fortement diplômés et exerçant des fonctions élevées dans les entreprises » et

qu’« un autre modèle est celui de leurs patrons, de ceux qui ont construit ou qui

animent et dirigent les entreprises dans lesquelles travaillent les premiers »3. Sans pour autant étayer leurs conclusions, ils indiquent alors que « [leur] carrière s’explique par

cette composante un peu particulière de leur personnalité et, probablement de leur histoire personnelle qui les pousse à agir, bâtir, travailler sans trêve et à transformer tout ce qu’ils touchent en réussite »4

. Cet énoncé définit une probabilité qui ne se trouve étayée sur aucun résultat de recherche propre à ces auteurs qui nous renvoient alors vers d’autres lectures5

.

Cette hypothèse du système « managinaire » a déjà fait l’objet de plusieurs critiques. Celles-ci portent sur les limites de l’utilisation de concepts psychanalytiques appliqués comme métaphores pour décrire un supposé Inconscient organisationnel6. Elles portent également sur la conception mal assurée des instances psychiques idéales7, sur la confusion établie entre Idéal du Moi et imaginaire social8 et sur la négligence de

individu/organisation (…) ». Selon les auteurs, ce système caractérise un nouveau mode de management qui a pour objectif de produire l’adhésion de tous par intériorisation des valeurs, des objectifs et de la logique de l’entreprise. 1 ibid. 2 ibid., p.113. 3 ibid., p.297. 4 ibid., p.298. 5

Michelle CHARREY, Marie-Paule MICHEL, Le golden stress, 1990. Cité dans : Nicole AUBERT, Vincent de GAULEJAC, op. cit., p.291, p.297 et p.298.

6

Dans une récente controverse l’opposant à Gilles Amado, Elliott Jaques écrit : « A moins de supposer l’existence d’un inconscient organisationnel, ce que je refuse, le transfert organisationnel ne peut avoir lieu. Je mentionne cet exemple pour illustrer un problème plus général, nommément la nécessité d’éviter d’utiliser des concepts psychanalytiques techniques comme métaphores organisationnelles vêtues d’un habillage scientifique. Cela renforce la confusion. » (Elliott JAQUES, Pourquoi l’approche psychanalytique des organisations est dysfonctionnelle, 1997, p.10.). Gilles Amado en convient : « En ce qui concerne la notion d’inconscient organisationnel, j’adhère complètement à l’idée qu’il n’existe pas et qu’un transfert conceptuel aussi sauvage d’une discipline à une autre peut devenir une imposture scientifique. » (Gilles AMADO, De l’intérêt de la psychanalyse pour comprendre les organisations : une discussion avec Elliott Jaques, 1997, p.19).

7

Christophe DEJOURS, Introduction, 1996, p.8. 8

Christophe DEJOURS, La fatigue d’être soi : revers de l’émancipation ou signe d’aliénation, 2004, p.187. L’Idéal du Moi organisationnel dont il est question dans Le coût de l’excellence est fait d’ambition, d’image de réussite et d’héroïsme, de force et d’adaptation permanente, d’exigence de

33 la nature éminemment conflictuelle (et donc, ni articulée ni fluide ni continue) de la rencontre entre le sujet et la société1. Elles dénoncent également son pouvoir d’explication limité aux seules populations de cadres, les autres salariés ayant bien peu de possibilités de succomber aux promesses délivrées par les discours de la direction2.

J’ajouterai que, manifestement, pour ce qui concerne la présente recherche, l’hypothèse de la « capture managinaire » est bien peu opérante. En effet, si l’intériorisation des idéologies proposées est l’une des explications centrales du stress des cadres, ce Moi organisationnel qui capte l’Idéal du Moi des cadres est censé être dicté par des principes de direction à visée manipulatrice. Par suite, si ces principes sont érigés par les dirigeants eux-mêmes, ces derniers ne sauraient logiquement être victimes de leur propre manipulation. Ils ne sauraient être concernés, non plus, par des mécanismes d’identification à un leader « dont on souhaite obtenir l’amour et les

faveurs »3. Par conséquent, à moins d’une auto-captation ou d’une identification à soi-

même, ces thèses ne peuvent s’appliquer dans leur cas.

3) Les liens entre types psychiques de dirigeants et formes

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