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Le travail, médiateur entre subjectivité et champ social

Cependant, la psychodynamique du travail ne conçoit pas le travail uniquement dans un rapport solipsiste du sujet à lui-même. Elle l’envisage aussi comme un médiateur privilégié entre le sujet et le champ social. Et, à la différence de la psychologie des organisations et de la psychosociologie des organisations, elle reconnaît la dimension essentiellement collective du travail comme expérience sociale, prise dans des rapports sociaux où s’exerce la domination.

1

Christophe DEJOURS, Intelligence pratique et sagesse pratique : deux dimensions méconnues du travail réel, 1993.

2

Christophe DEJOURS, Souffrance et plaisir au travail : l’approche par la Psychopathologie du Travail, 1987, p.20.

3

Christophe DEJOURS, Pascale MOLINIER, op. cit. 4

Christophe DEJOURS, Entre santé mentale et travail : quelle subjectivité ?, 2004. 5

Christophe DEJOURS, Pascale MOLINIER, op. cit. 6

ibid. 7

48

La coopération et la dynamique de la reconnaissance

Même si le travail comporte de plus ou moins grands moments de solitude, le sujet travaille toujours dans un réseau social, pour ou avec les autres (supérieurs hiérarchiques, subordonnés, collègues, clients, fournisseurs, etc.). Le travail supporte alors une définition qui rend compte de cette dimension collective en tant qu’« activité

coordonnée déployée par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui, dans une tâche utilitaire, ne peut être obtenu par la stricte exécution de l’organisation prescrite »1. Et, à l’instar du décalage entre le travail prescrit et le travail réel de

l’opérateur isolé, la psychodynamique du travail souligne l’existence d’un écart entre l’organisation prescrite et l’organisation réelle du travail. La première insiste sur les relations hiérarchiques et la répartition des tâches tandis que la seconde, appelée aussi « coopération », relève de ce qui ne peut être décrété et imposé2.

Sans coopération, les différences entre les manières de travailler des uns et des autres seraient incompressibles, multiplieraient les risques d’incohérences, de divergences, voire de conflits et empêcheraient, par conséquent, la réalisation de la tâche. Cette coopération au travail dépend de la volonté collective des sujets à coopérer. Elle se trouve également suspendue à l’existence de quelques conditions incontournables. La première d’entre elles est la confiance3

qui rend possible la mise en visibilité du travail et sa mise en intelligibilité4. Une autre est l’existence d’espaces de discussion autorisant une activité déontique5 par laquelle les sujets recherchent ensemble des arbitrages entre les différentes modalités de travail, choisissent celles qui seront conservées et adoptées par tous et en éliminent d’autres6.

La coopération impose à chacun de mobiliser son intelligence, de rendre visible son travail et d’accepter aussi de renoncer éventuellement à une partie de son ingéniosité si sa manière de travailler singulière n’est pas retenue par le collectif. Les études empiriques suggèrent que cette rétribution attendue par le sujet est essentiellement de nature symbolique7. Il s’agit de la reconnaissance qui passe par des formes de jugement spécifiques de la part d’autrui que sont le « jugement d’utilité » qui est délivré par la ligne hiérarchique et qui porte sur l’utilité sociale, économique et technique du travail accompli et le « jugement de beauté » proféré par les pairs, les collègues de travail. Ce second volet de la reconnaissance porte, pour une part, sur la conformité du travail à la tradition et sur son respect des « règles de l’art » et, pour une autre part, sur son originalité. Il vient alors souligner le style singulier de l’ingéniosité de chacun ou encore ce qui, dans le travail, porte la signature de celui qui l’a fait et vient le distinguer de l’autre8

.

1

Christophe DEJOURS, Le facteur humain, 1995, p.43. 2

Christophe DEJOURS, Pascale MOLINIER, op. cit., p.38. 3

Christophe DEJOURS, op. cit, p.59 : « La confiance est fondamentalement attachée à l’effectivité d’une congruence dans le temps entre la parole donnée et le comportement qui la suit. ». Elle se construit donc dans la durée et relève de réquisits éthiques et non d’un concept psychologique.

4

Christophe DEJOURS, Pascale MOLINIER, op. cit. 5

L’activité déontique est une activité de production de normes, de règles et de valeurs. 6

ibid., p.38. Le caractère déontique de ces échanges renvoie au fait que les arbitrages ne sont pas uniquement fondés sur des critères techniques mais aussi sur des arguments relatifs aux valeurs.

7

Christophe DEJOURS, Travail, usure mentale : Essai de psychopathologie du travail, 2000 ; Christophe DEJOURS, Coopération et construction de l’identité en situation de travail, 1993.

8

49 Par définition, la reconnaissance participe de la construction de l’identité : être utile est essentiel, être du métier confère un sentiment d’appartenance à une communauté, être singulier, enfin, confère l’autre versant de l’identité qui est de n’être identique à aucun autre. Avec la reconnaissance, la souffrance au travail et l’expérience du réel prennent leur sens et l’intégrité psychique est conservée1

. Par la médiation de la reconnaissance des autres, le travail participe à la construction et à la consolidation de l’identité2

qui s’avère être le noyau central ou l’armature de la santé mentale3. Au contraire, en l’absence de reconnaissance, le sujet est condamné à la solitude et risque d’être pris par le doute quant à la véracité de son rapport au réel. Il ne lui reste plus alors que la souffrance qui, on l’a vu, est irréductiblement liée à toute situation de travail et, à terme, l’horizon de l’aliénation4

.

Pourtant, les décompensations psychopathologiques avérées sont relativement rares. Devant ce constat et suite aux tentatives infructueuses de la psychopathologie du travail à établir un lien univoque entre une condition de travail et une forme de pathologie mentale, la normalité, « équilibre instable, fondamentalement précaire, entre

souffrance et défenses contre la souffrance »5, est devenue la préoccupation centrale de l’investigation en psychodynamique du travail. Au fil des enquêtes menées, cette discipline a alors pu montrer que, devant la souffrance au travail, personne ne subissait les situations vécues de manière passive. Lorsque le sujet n’est plus mobilisé dans l’espoir d’une reconnaissance, il développe des comportements paradoxaux et insolites qui trouvent leur logique dans la nécessité de se défendre contre la souffrance au travail pour se préserver et pour préserver sa santé6.

Les stratégies collectives de défense contre la souffrance au travail

La découverte empirique majeure de la psychodynamique du travail est celle de ces stratégies de défense. Déployées collectivement par les sujets pour lutter contre la souffrance au travail, elles se présentent comme le versant négatif de la coopération au travail. Elles ont d’abord été identifiées dans des collectifs masculins, plus particulièrement dans des situations de travail impliquant la peur en raison de risques

1

Christophe DEJOURS, Introduction, 1996, p.7. 2

Christophe DEJOURS, Comment formuler une problématique de la santé en ergonomie et en médecine du travail ?, 1995. Contrairement à la personnalité qui renvoie à une structure invariante, la psychodynamique du travail s’est dotée d’un concept l’autorisant à penser ce qui n’est pas invariant : l’identité. L’identité permet de penser la cohésion du sujet, son sentiment de stabilité et de cohérence à travers le temps en même temps que toutes les transformations qui interviennent du fait du cours du temps, du fait de ses rencontres avec des situations précises au travail ou dans la vie personnelle. L’identité est cette partie du sujet qui n’est jamais définitivement stabilisée et qui nécessite une consolidation et une confirmation réitérée, largement tributaire du regard des autres. La construction de l’identité est vectorisée par l’accomplissement de soi dans le champ privé autour de l’amour et dans le champ social du travail autour de la reconnaissance de son travail par autrui.

3

Christophe DEJOURS, Dominique DESSORS, Pascale MOLINIER, Comprendre la résistance au changement, 1994.

4

Christophe DEJOURS, Travail, usure mentale : Essai de psychopathologie du travail, 2000, p.243. En référence à l’analyse menée par François Sigaut en anthropologie des techniques, il s’agirait alors d’une aliénation « sociale », à distinguer de l’aliénation « mentale » : l’aliénation « sociale » se rencontre lorsque le travail n’est pas reconnu par autrui alors même que ce travail se situe dans un rapport de vérité avec le réel. (François SIGAUT, Folie, réel et technologie, 1990.).

5

Christophe DEJOURS, op. cit., p.207. 6

50 objectifs pour l’intégrité physique. Intentionnelles mais non conscientes, ces stratégies se caractérisent par des comportements insolites, incompréhensibles et souvent dangereux, c’est-à-dire plus risqués que ne le serait la stricte application des consignes. Sans avoir le pouvoir de diminuer objectivement les risques, leur objectif est de neutraliser la perception de ces risques en opposant un déni de réalité qui autorise à continuer de travailler, en dépit de la peur. Construites pour combattre la souffrance, ces stratégies de défense se présentent aussi comme de puissants anesthésiants de la pensée qu’elles engourdissent en diminuant l’exigence de travail psychique.

D’autres terrains d’enquête ont ensuite confirmé l’existence de ces défenses collectives. Christophe Dejours décrit ainsi comment les cadres, chargés de conduire un travail que, par ailleurs ils réprouvent (ou devraient, pour le moins, réprouver), mettent, eux aussi, en place une stratégie collective de défense destinée à endormir leur sens moral de manière à ce qu’ils puissent mener à terme leur mission. Désigné par le terme de « cynisme viril », cette stratégie consiste à se construire des œillères pour ne pas voir les conséquences de ses actes et se protéger de la honte d’avoir à les commettre. Sa contrepartie serait le développement de conceptions péjoratives à l’égard du personnel1

. Ainsi, qu’il s’agisse des cadres chargés d’organiser des licenciements ou des ouvriers du bâtiment public se préservant contre la peur, Christophe Dejours a montré que ces hommes élaboraient des stratégies de défense pour lutter contre la souffrance dans le travail, des stratégies de défense qui, tendanciellement, s’organisent autour du déni du réel, c’est-à-dire du déni de ce qui se fait connaître par sa résistance à la maîtrise technique du travail2. Les systèmes de défense collective rencontrés dans les niveaux hiérarchiques supérieurs, quant à eux, se cristallisent surtout autour de la maîtrise technique, associée à une surestimation de la capacité de la technique à maîtriser le réel. Leur visée serait de diminuer l’apparition des doutes et d’accroître le sentiment de toute-puissance et la croyance en l’invulnérabilité. Enfin, dans tous ces cas, les défenses se manifestent par un ensemble de mises en scènes et de pratiques de langage associées à une grille de valeurs dans le registre de la virilité3 : tout état d’âme et toute sensibilité deviennent péjoratifs et doivent être bannis comme relevant de la sensiblerie, de la mollesse, de la complaisance ou de l’irréalisme4

.

Les enquêtes de psychodynamique du travail menées ultérieurement au sein de collectifs féminins ont également révélé l’existence de stratégies collectives5

. Celles-ci se distinguent de celles déployées dans les collectifs d’hommes en ce qu’elles se

1

Christophe DEJOURS, Souffrance en France : La banalisation de l’injustice sociale, 1998, p.126. 2

Christophe DEJOURS, Travail, usure mentale : Essai de psychopathologie du travail, 2000. 3

Pascale MOLINIER, Féminité sociale et construction de l’identité sexuelle : perspectives théoriques et cliniques en psychodynamique du travail, 2002, p.569 : « La posture virile consiste à opposer un déni de la réalité à la vulnérabilité des hommes. Ce registre se traduit par des conduites d’évitement de la souffrance et des ressentis, par la maîtrise de la peur, par l’idéalisation de la performance, le sentiment de toute-puissance, la bravoure et le courage ainsi que par la mise à l’écart du féminin par des conduites ou des propos méprisants et obscènes. Cette virilité pourrait correspondre à l’identité sexuée définie par les sociologues, une identité collective laissant peu de place à la singularité et inféodée aux stéréotypes sociaux masculins. ». Par exemple, les décisions économiques parfois pénibles sur le plan de leurs conséquences humaines sont justifiées et argumentées à l’aide de discours empruntés à la phraséologie guerrière (« c’est la guerre économique ») et assorties de références aux valeurs de la virilité.

4

Pascale MOLINIER, Les enjeux psychiques du travail, 2006, p.206. 5

Pascale MOLINIER, Psychodynamique du travail et identité sexuelle, 1995; Pascale MOLINIER, Travail et compassion dans le monde hospitalier, 2000.

51 présentent, chez les femmes, dans l’échec et dans la reconnaissance de leur propre faiblesse et de leur propre vulnérabilité1. C’est ainsi, par exemple que, dans les collectifs d’infirmières, afin d’éviter les débordements compassionnels et pour mettre à distance la souffrance, les sujets recourent à l’autodérision2

. Pour exercer leur métier sans transgresser les normes de genre, d’autres collectifs féminins inventent « des

formes parodiques de la bêtise et de la fragilité féminine »3. Ces stratégies de défense proprement féminines - au sens social du terme - se trouvent liées au concept de « muliébrité »4, soulignant ainsi combien les stratégies de défense se révèlent « genrées ». Leur gain narcissique n’est pas à la hauteur de celui des stratégies masculines, l’adhésion aux valeurs viriles étant davantage porteuse de succès et de valorisation sociale5. Cependant, d’autres études ont mis au jour des stratégies collectives féminines qui se trouvaient, au contraire, fondées sur la neutralisation de toute manifestation de féminité6. Dans ce cas, comme dans les autres, la question du rôle du travail comme médiateur capital dans la construction de l’identité masculine et féminine se trouve posée.

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