• Aucun résultat trouvé

En effet, cette recherche tente de s’inscrire dans l’« impensé » du rapport entre la subjectivité et le travail du dirigeant. Or, la psychodynamique du travail s’est justement distinguée pour son souci de réhabiliter la question de la subjectivité en situation de travail1. En appréhendant la complexité de cette rencontre sujet-travail, elle permet d’éviter le réductionnisme psychologique qui explique tout comportement en termes de psychologie individuelle sans jamais tenir compte d’autres processus à l’œuvre. Elle permet d’introduire une rupture avec les interprétations de psychologie appliquée. En choisissant, ici, de qualifier le sujet comme doté d’une histoire singulière, traversé de conflits conscients et inconscients, doté d’affects et de passions, « porteur de désirs et

de projets enracinés dans son histoire singulière »2, il sera possible d’analyser les conduites des dirigeants d’entreprise en référence à leur subjectivité avec ce qu’elle comporte de conflits, de fantasmes, de souffrance, de plaisir, d’affects.

La perspective contingente d’un dirigeant, acteur

Tout en reconnaissant que de nombreux facteurs influencent la vie d’une entreprise (climat économique, disponibilité des ressources critiques - y compris « humaines » -, environnement législatif, démographie, etc.), cette thèse s’inscrit dans la perspective volontariste des recherches qui prennent les dirigeants comme objets de leurs investigations pour le pouvoir explicatif qui leur est attribué lorsqu’il s’agit de rendre compte des différentiels de performance entre entreprises. Elle repousse donc l’idée que les lois économiques seraient au-dessus des hommes et non construites par eux pour adopter la position selon laquelle elles sont, au contraire, dépendantes de leurs décisions et de leurs actions. Qui plus est, le dirigeant est un acteur doté d’une capacité d’agir légitimée par son statut dominant. Or, la psychodynamique du travail accorde au sujet une dimension d’acteur et elle soutient qu’il ne subit pas passivement ce à quoi il est contraint et/ou soumis du fait de l’organisation du travail. Cette position s’avère particulièrement pertinente au regard de la population concernée par cette recherche.

Le travail, l’engagement du corps et la centralité du travail

Le choix de s’appuyer sur les concepts portés par la psychodynamique du travail s’explique aussi par sa définition du travail et par la place centrale qu’elle lui accorde dans la construction de soi et dans la transformation de la subjectivité.

En effet, l’activité du dirigeant, essentiellement intellectuelle et trop décalée du travail de production, habituellement investigué par les sciences du travail, ne se définit pas aisément comme un « travail ». La définition du travail comme ce qui est compris entre le prescrit et le réel, comme ce qui se fait toujours connaître par la difficulté et qui suppose de buter, de recommencer, d’échouer à nouveau et d’expérimenter des chemins

1

Christophe DEJOURS, Préface, 2000, p.16 : « (…) Ce qu’il faut mobiliser de soi-même pour travailler bien est beaucoup plus vaste que ce qui peut être immédiatement soumis à l’observation. (…) le travail est l’épreuve privilégiée de la subjectivité par elle-même. ».

2

70 nouveaux1, ouvre de nouveaux horizons. Rien ne permet d’exclure que l’activité du dirigeant puisse se caractériser ainsi.

La psychodynamique du travail a aussi montré que, dans l’expérience de la rencontre du réel, c’était le corps qui était toujours impliqué en premier. L’habileté technique est capitalisée, mémorisée et déployée à partir du corps qui est le siège des savoir-faire2. Bien que ces thèses soient principalement issues d’investigations menées dans d’autres milieux de travail que ceux des directions d’entreprise, cette dimension corporelle de l’intelligence, également identifiée dans les activités intellectuelles et théoriques du chercheur3, pourrait aussi être présente dans les activités du dirigeant. Il n’est donc pas exclu que son travail, en dépit de sa nature abstraite et immatérielle, puisse également comprendre une part d’investissement physique. Le dirigeant n’engagerait pas seulement des connaissances et des techniques mais aussi de l’affectif et du ressenti, proche de l’intelligence rusée et du « flair » du politique.

L’impact du travail sur la transformation de la subjectivité permet de poser ouvertement la question de la rigidité versus la non-passivité du psychisme dans sa rencontre avec le travail. Pour le dire autrement : le cynisme des cadres et leur propension à dénigrer les autres relève-t-il d’un trait de personnalité structurel issu de l’histoire singulière des sujets qui fait que l’organisation (au sens psychosociologique du terme) les a sollicités pour leur cohérence avec son propre Idéal ? Ou peut-on, par exemple, s’autoriser à penser que ce même cynisme relève effectivement d’une idéologie défensive de métier qui permet de légitimer collectivement les pratiques de travail ? Au-delà de cet impact, la puissance mutative du travail sur l’identité sexuelle permet aussi d’outiller l’interprétation du rapport subjectif au travail des dirigeantes. En effet, ces femmes briguent également des postes tenus par une majorité d’hommes et, du fait de leur ascension professionnelle, elles pourraient connaître - ou non - les perturbations dans leurs relations avec les hommes, déjà mises au jour par la clinique4.

La rationalité subjective, pathique

Reconnaissant que les analyses de l’activité du dirigeant semblent historiquement relever des sciences de gestion et non des sciences du travail, il semble pourtant difficile d’interpréter les conduites des dirigeants sur la base du seul agir rationnel en finalité ou du seul agir stratégique5 pris en compte dans ce champ disciplinaire. Au vu

1

Christophe DEJOURS, Intelligence pratique et sagesse pratique : deux dimensions méconnues du travail réel, 1993 ; Christophe DEJOURS, Travail, usure mentale, 2000 ; Christophe DEJOURS, Subjectivité, travail, action, 2001.

2

Christophe DEJOURS, Travail, usure mentale : Essai de psychopathologie du travail, 2000. 3

Christophe DEJOURS, Intelligence pratique et sagesse pratique : deux dimensions méconnues du travail réel, 1993, p.69. : « (…) c’est à partir de ces analyses de l’intelligence ouvrière que nous pouvons nous tourner vers l’analyse du travail des cadres, des ingénieurs, voire des chercheurs et des savants, comme nous l’avons vu brièvement, et montrer qu’eux aussi, en dépit de leur déni, font un large usage de cette même intelligence de la pratique à tous les niveaux de leur travail, y compris dans le travail de production théorique. ».

4

Marie GRENIER-PEZÉ, Paul BOUAZIZ, Chantal BUIGUES, op. cit. ; Christophe DEJOURS, « Centralité du travail » et théorie de la sexualité, 1996.

5

Christophe DEJOURS, Le facteur humain, 1995, p.76 à 83 ; Jürgen HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel. Tome 1 : Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, 1987. Cet auteur distingue trois domaines dans la rationalité de l’action, parmi lesquels l’agir instrumental ou téléologique qui est orienté en vue d’une fin à atteindre dans le monde des choses. Cet agir instrumental se déploie

71 et à la lecture des faits, une partie de ce qui se joue dans les directions d’entreprise n’est pas réductible à cette interprétation. L’approche psychodynamique a mis en évidence la rationalité subjective1 en conflit avec les autres rationalités et, notamment, la rationalité cognitive-instrumentale. Ainsi, au-delà des processus cognitifs qui peuvent conduire à commettre des erreurs, elle apporte le soubassement théorique qui permettra d’adjoindre la dimension affective et éprouvée du travail, trop souvent absente, et de rappeler que l’irrationalité observée ne signale pas que leurs décisions sont privées de sens.

La normalité et le déploiement de stratégies de défense contre la souffrance

Tenant compte des impasses de la psychopathologie du travail dont elle est héritière, la psychodynamique du travail a mis en avant l’énigme de la normalité. Or, même si certaines conduites abusives dénoncées dans la presse, certains comportements dysfonctionnels2 ou certaines faillites d’entreprise3 paraissent effectivement relever du registre de la psychopathologie, les cas de santé mentale apparente semblent bien plus nombreux et la catégorie professionnelle des dirigeants n’échappe pas au questionnement sur sa normalité. On pourra alors interroger les descriptions de ces dirigeants hyperactifs qui montrent « un besoin irrépressible de travailler » et qui montrent leur « appréhension devant l’arrivée de la nuit parce que c’est improductif,

j’ai besoin de faire tout le temps »4

. Mais surtout, on se laissera surprendre par toute manifestation paradoxale, insolite, éventuellement centrée sur la virilité, offrant une maîtrise symbolique du réel et adaptée aux contraintes rencontrées. Ce faisant, on se souviendra aussi que les stratégies de défenses ne se voient ni ne s’expriment par des mots : elles ne peuvent se déceler que lorsqu’elles s’effondrent ou bien, dans la situation intersubjective propre à l’entretien clinique, lorsque le sujet parle, puis s’arrête, puis se reprend dans un mouvement de relâche et de reprise qui interpelle.

La dimension collective du travail

La notion de coopération n’apparaît pas systématiquement dans l’image habituellement véhiculée de l’activité du dirigeant d’entreprise. Toutefois, la prise en compte de la dimension collective du travail peut aussi servir de guide à notre réflexion. En effet, rien ne nous dit que l’on ne découvrira pas, derrière la solitude manifeste du

dans le monde objectif et se trouve validé par les critères du vrai et de l’efficace. Il a aussi des incidences morales-pratiques car il affecte les personnes qui sont utilisées (ou manipulées) par le sujet de l’action. On parle alors de rationalité stratégique et instrumentale.

1

La psychodynamique du travail introduit la rationalité subjective ou rationalité « pathique » pour expliquer la rationalité de certaines conduites autrement qu’en référence aux seules rationalités instrumentale, morale et expressive propres à l’agir communicationnel théorisé par Jürgen Habermas. La rationalité « pathique » est une rationalité des conduites par rapport à la préservation de soi dont les exigences sont distinctes de celles de la rationalité morale qu’elles peuvent faire ployer. (Christophe DEJOURS, Souffrance en France : La banalisation de l’injustice sociale, 1998, p. 202-205.)

2

Manfred KETS DE VRIES, The CEO who couldn’t talk straight: And other tales from the boardroom, 1992 ; Manfred KETS DE VRIES, Leaders, fous et imposteurs, 1995 ; Manfred KETS DE VRIES, Combat contre l’irrationalité des managers, 2002.

3

Alain BLOCH, Psychopathologies entrepreneuriales, 2002. 4

72 dirigeant, des aspects d’un travail collectif que la mise à l’écart de cette dimension nous aurait empêchés d’apercevoir.

Le travail et les rapports sociaux de domination

Par ailleurs, pour la psychodynamique du travail, le travail se définit aussi dans un rapport social qui rend compte de relations foncièrement inégales entre les personnes : rapports de subordination dans le cadre du contrat de travail, voire rapports de domination. Bien qu’elle n’ait pas encore été confrontée au champ tenu par les « dominants », cette inscription de la recherche dans le champ social pourrait s’avérer très fructueuse.

C - Une approche ad hoc

Cette recherche se propose donc de retenir les thèses développées en psychodynamique du travail pour interroger le rapport subjectif au travail du dirigeant d’entreprise. Il s’agira d’explorer ce qui, dans le rapport entre la subjectivité et l’activité du dirigeant d’entreprise, pourrait aider à mieux comprendre certaines de ses conduites au travail.

Documents relatifs