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L’affichage de la toute-puissance et l’invulnérabilité

Surmonter ces obstacles et maîtriser ce qui ne l’est pas semble raisonnablement impossible. Roland Reitter et Bernard Ramanantsoa en conviennent et nous expliquent que « le moteur de l’action est la croyance en sa toute-puissance et son

invulnérabilité »6. Ils ajoutent que le pouvoir et le désir de pouvoir conduisent les dirigeants à nier leurs limites et leurs faiblesses et « à promettre la force, l’éternité et la

fin des contraintes »7. Passant en revue les cas de dirigeants ayant échoué, Hamid Bouchiki et John Kimberly ajoutent que les dirigeants ne sauraient admettre leur faillibilité sous peine de rendre leur position précaire ou de s’empêcher d’en reconquérir une nouvelle8.

Un travail excessif

Nous l’avions vu, les auteurs s’accordent sur le fait que les dirigeants travaillent de très longues heures9, un résultat que Michel Barabel retrouve dans les réponses aux

1

Abraham ZALEZNIK, Human dilemmas of leadership, 1966. 2

Hamid BOUCHIKHI, John KIMBERLY, op. cit. 3

Jean MULLER, op. cit. 4

Voir supra, Première Partie, I.B.3), p.34. 5

Manfred F.R. KETS DE VRIES, Combat contre l’irrationalité des managers, 2002, p.256. 6

Roland REITTER, Bernard RAMANANTSOA, op. cit., p.25. 7

ibid. 8

Hamid BOUCHIKHI, John KIMBERLY, op. cit. 9

97 questionnaires de son enquête puisqu’il note que les dirigeants travaillent à « un rythme

étourdissant »1. On ne saurait s’en étonner, au vu des exigences, des contraintes et des

obstacles auxquels le dirigeant d’entreprise doit faire face et que les recherches en gestion mettent au jour. Mais, si certains auteurs expliquent l’intensité de leur travail par la complexité de leur tâche et l’incertitude de leur environnement, d’autres y décèlent des signes de workaholism ou de fuite dans l’hyperactivité2. Selon Joan Kofodimos, par exemple, le travail agirait comme une échappatoire : il leur offrirait les joies de la domination, la rémunération et la reconnaissance, tandis que la vie personnelle serait incertaine et l’intimité menaçante3

.

Par suite, la presse relaie volontiers ces interprétations psychopathologiques du travail intensif des dirigeants, n’hésitant pas, par exemple, à qualifier l’un d’eux de « boulimique de travail »4 ou l’autre d’« homme locomotive (…) déjeunant à deux cents

à l’heure »5

.

Le déni de la réalité, l’illusion et l’affichage de certitudes

Fabien de Gueuser et Michel Fiol évoquent la « blessure narcissique » que les managers ressentent face à une situation complexe qu’ils se savent incapables de maîtriser. Par suite, ils identifient une série de « réflexes mentaux » au fonctionnement proche de mécanismes de défense. Le repli sur les certitudes, la mentalité solution qui privilégie le choix de solutions connues à l’analyse effective des problèmes et encourage la propagation de solutions identiques pour tous types de situations, la recherche du consensus à tout prix ou encore la fuite dans l’agitation sont quelques exemples de ces « réflexes mentaux ». Tous caractérisent le « désarroi

méthodologique » du manager et visent à nier le conflit qui oppose la situation ingérable

face à laquelle il se trouve et son obligation de savoir la gérer6.

Au titre des systèmes dits défensifs pouvant jouer un rôle protecteur, il a été suggéré ailleurs que les cadres, en général, avaient une propension à se protéger de l’information montante provenant de la réalité. Ils s’organiseraient ainsi pour être le moins possible témoin de l’impossible mise en œuvre de leurs prescriptions par les opérateurs sur le terrain7. Cette hypothèse se trouve reprise par les chercheurs en psychosociologie des organisations qui l’adaptent aux dirigeants : les managers sont tenus de communiquer l’évidence et la certitude, ils ont l’obligation d’être forts et doivent s’adapter en permanence alors même qu’ils peuvent manquer de confiance en eux, se sentir faibles ou inquiets. La seule issue reste alors la dénégation pour exclure le

1

Michel BARABEL, op.cit., p.102. 2

Fabien de GUEUSER, Michel FIOL, Faire face à des situations complexes : La blessure narcissique des managers, 2004. La fuite dans l’action et dans l’agitation est l’une des formes de « désarroi méthodologique » identifié par ces auteurs.

3

Joan R. KOFODIMOS, Why executives lose their balance, 1990. 4

Grandes entreprises : les chemins du pouvoir (5) - le train d’enfer de Guillaume Pépy. Le numéro deux de la SNCF a un leitmotiv : accélérer. Et un péché mignon : les medias. Les Echos, vendredi 31 octobre et samedi 1er novembre 2003, p.9.

5

Grandes entreprises : les chemins du pouvoir (1) - Baudoin Prot, numéro un bis. Michel Pébereau a confié les rênes du Groupe BNP Paribas à son directeur général. Les Echos, lundi 27 octobre 2003, p.13. 6

Fabien de GUEUSER, Michel FIOL, op. cit. 7

98 doute1. Quelques chercheurs en gestion le confirment : puisque le dirigeant doit apparaître sans faille, il lui est parfois plus facile de nier la réalité de manière à se protéger lui-même2. Le pouvoir est d’ailleurs présenté comme « le terrain de

prédilection du déni » : « l’exercice du pouvoir expose le sujet à des illusions et est associé de façon intriquée au déni, déni de la faille humaine, déni de la faiblesse ». Le

dirigeant est amené « à se contrefaire ou à nier une partie de soi pour diriger » au prix de se faire illusion à lui-même et de se mettre en danger3.

Les techniques de discours sont minutieusement examinées : discours de la maîtrise du chaos qui permet de donner l’illusion mais aussi de se donner l’illusion que tout est maîtrisé, recours à l’idéalisation et au triomphalisme4, discours de l’évidence

marqués par le recours à des vérités générales, à des adjectifs d’intensification, prononcés sans explication sinon en martelant, en répétant et en exagérant leurs certitudes personnelles5. Le dirigeant se proclame détenteur de la vérité, il écarte l’incertitude et impose un jugement catégorique6

. Parfois, il use de tics et de rituels qui réconfortent et permettent d’intégrer, de façon impersonnelle, un discours emprunté à l’extérieur7. La fonction tenue par l’idéologie n’est pas évacuée : elle permet de

maintenir une apparence de cohérence « pour ne pas se défigurer aux yeux de soi-

même »8.

D - Une synthèse de la première lecture

Compte tenu de l’importance de ce corpus de recherches sur l’activité du dirigeant et du foisonnement de descriptions disponibles, seule une infime partie se trouve rapportée ici. Ces recherches apportent des connaissances, au choix, sur les fonctions, les rôles et les activités quotidiennes des dirigeants ou sur les compétences ou traits de personnalité requis pour exercer à ce poste. Elles rendent également compte de contraintes et décrivent quelques aménagements observés. Quelques limites apparaissent toutefois, parmi lesquelles je retiendrai, en premier lieu, la non-spécificité de certaines descriptions, de même que l’impossibilité de comprendre le partage effectif des tâches entre le dirigeant et les équipes subalternes. Je retiendrai encore l’absence d’inscription du dirigeant observé ou interviewé dans un système social de domination. Je soulignerai ensuite la visée essentiellement prescriptive de ces recherches. Je retiendrai enfin l’accent mis sur les activités de décision et de communication.

1

Nicole AUBERT, Vincent de GAULEJAC, Le coût de l’excellence, 1991, p.165. 2

Véronique PERRET, Bernard RAMANANTSOA, op. cit. 3

Jean MULLER, op. cit., p.33. 4

Jean-Pierre ANASTASSOPOULOS, Jean-Paul LARÇON, op. cit., p.1. 5

Nathalie BRION, Jean BROUSSE, Mots pour maux : Le discours des patrons français, 2003, p.233- 234. Ces auteurs soulignent l’emploi récurrent des verbes « penser » et « croire » assortis d’adverbes ou de propositions adverbiales qui leur ôtent leur part d’incertitudes. Par exemple : « je crois à 100% », « je crois très profondément » ou « absolument ».

6

ibid., p.41. 7

ibid., p.162. 8

99

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