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Le leadership est la face glorieuse du management laborieux

La philosophie politique de Hannah Arendt et le point de vue exprimé par les publications en sciences du travail ou en psychosociologie des organisations ne sont pas les seuls responsables de l’évacuation de la gestion hors de la sphère du travail. La recherche en gestion consacrée aux facteurs discriminant les leaders et les managers y a également largement contribué. En effet, même si certains auteurs présentent les managers et les leaders comme des profils complémentaires et se défendent de vouloir valoriser le leadership au détriment du management1, d’autres promeuvent très manifestement le dirigeant d’entreprise au rang de leader2

. Ce faisant, ils le coupent du travail administratif et/ou opérationnel qui se trouve dévolu au manager, doté de moins de prestige3.

Toute une littérature de gestion a ainsi décrit, d’une part, un leader qui anime, qui convainc, qui remporte l’adhésion de tous, qui poursuit un objectif à long terme quand il n’est pas visionnaire, et d’autre part, un manager plus proche des opérations quotidiennes, parfois présenté comme un « administrateur de statu quo »4, plus exécutant qu’initiateur. Le premier se voit doté d’un rôle dynamique d’agent du changement et d’entrepreneur tandis que le rôle du second est celui d’un bureaucrate sans ouverture d’esprit ni envergure5

. Le premier est guidé par la nécessité, le second, par le désir et la « mystique managériale » qui, faite de contrôle, de budget et de résolution de problèmes courants, peut étouffer les leaders talentueux et créatifs et conduire les entreprises à la stagnation6. De fait, les auteurs de ce courant de la littérature de management insistent alors plus sur les qualités charismatiques à détenir ou à acquérir que sur les savoir-faire techniques. Certains peuvent alors écrire que « le

charisme [des leaders] disparaît lorsqu’ils agissent comme des administrateurs ou des managers »7. Pour Gilles Amado, cette distinction établie entre leaders charismatiques et visionnaires et managers du quotidien a contribué à dévaloriser le manager, cheville ouvrière et bureaucrate8 pour valoriser celle du leader, héroïque, intuitif et doué de génie, certes reconnu comme caractériel et désordonné9, mais protégé de toute critique en raison de son génie supposé. On pourrait ajouter que cette littérature a aussi contribué à opposer décision, vision, communication et travail.

1

John P. KOTTER, What effective general managers really do, 1982. 2

Abraham ZALEZNIK, Managers and leaders: Are they different ?, 1977. 3

Warren BENNIS, Burt NANUS, Leaders: strategies for taking charge, 2003, p.i : « Our observation that “managers do things right while leaders do the right thing” has been widely quoted. »

4

Jay A. CONGER, Rabindra N. KANUNGO, Toward a behavioral theory of charismatic leadership in organizational settings, 1987.

5

Warren BENNIS, Burt NANUS, op.cit. 6

Abraham ZALEZNIK, op. cit. 7

Jay A. CONGER, Rabindra N. KANUNGO, op. cit., p.644 : « (…) their charisma fades when they act as administrators or managers. »

8

Gilles AMADO, Le charisme contre le travail, 2004. 9

83

B - Une rhétorique dominante qui exclut toute allusion à un travail

Nous l’avons vu, bien des recherches en gestion tentent d’accéder au travail du dirigeant1. Elles présentent alors des fonctions ou des rôles qui ne se laissent pas décrire comme un travail.

Henri Fayol est souvent présenté comme le premier auteur à avoir circonscrit la nature du travail du dirigeant2. Selon lui, la fonction administrative consiste à réaliser cinq étapes d’un processus qui sont : planifier, organiser, commander, coordonner et contrôler. Ce processus administratif, mieux connu sous le sigle POCCC ou POC3 est devenu, depuis, un classique de la littérature de gestion. Par la suite, les sociologues Luther Gulick3 et Lyndall Urwick ont établi une liste de fonctions plus aboutie : planification, organisation, personnel, direction, coordination, reporting et budgétisation. Cette liste, plus connue sous l’acronyme de P.O.P.D.CO.R.B sert également de référence encore aujourd’hui. Plus tard encore, T.A Mahoney, T.H. Jerdee et S.J. Carroll ont rapporté que le manager répartissait son temps entre des tâches qui pouvaient s’agréger en huit fonctions4

, regroupées sous le sigle de PRINCESS et comprenant la planification, la représentation, l’investigation, la négociation, la coordination, l’évaluation, la supervision et le staffing. Sune Carlson5

et, quelques années plus tard, Rosemary Steward6, répertorient ces mêmes fonctions. S’appuyant sur les résultats d’un questionnaire, J.K. Hemphill7

, quant à lui, identifie dix « dimensions ». W. Tornow et P. Pinto8 poursuivent dans cette même voie, mettent au point un questionnaire qu’ils adressent à 433 cadres et dégagent treize facteurs descriptifs. L’étude plus récente, menée par Fred Luthans, Richard Hodgetts et Stuart Rosenkrantz pendant 4 ans auprès de 300 « vrais managers » (« real managers in real

organizations ») confirme ce type de description9. A partir de leurs observations, ces auteurs retiennent douze catégories de comportements qu’ils agrègent en quatre groupes de fonctions10 : les fonctions traditionnelles de gestion (planifier, organiser, contrôler, décider), les fonctions liées à la communication, celles qui sont liées à la gestion des ressources humaines et, enfin, les fonctions de relations et de contact (networking).

1

Voir supra, Première Partie, II.C., p.42. 2

Henri FAYOL, op. cit. 3

Luther H. GULICK, Notes on the theory of organization, 1937. 4

T.A. MAHONEY, T.J. JERDEE, S.J. CARROLL, The jobs of management, 1965. 5

Sune CARLSON, Executive behavior: A study of the work load and the working methods of managing directors, 1951. Son observation porte sur 9 Directeurs Généraux suédois.

6

Rosemary STEWARD, Managers and their jobs, 1970. Son observation porte sur 160 cadres et dirigeants britanniques.

7

J.K. HEMPHILL, Job description for executives, 1959. 8

W. TORNOW, P. PINTO, The development of a managerial job taxonomy: a system for describing classifying, and evaluating executive positions, 1976. Cette étude porte sur des managers occupant des positions hiérarchiques différentes et responsables de fonctions variées. Les résultats d’un questionnaire, dit MPDQ (Management Position Description Questionnaire), sont analysés au moyen d’une analyse factorielle qui permet de dégager les 13 facteurs.

9

Fred LUTHANS, Richard M. HODGETTS, Stuart A. ROSENKRANTZ, Real Managers, 1988 ; Fred LUTHANS, Brooke R. ENVICK, Robin D. ANDERSON, A proposed idiographic approach to the study of entrepreneurs, 1995.

10

ibid. L’observation libre et non structurée permet à ces auteurs d’enregistrer une multitude de comportements managériaux qu’ils passent ensuite au filtre de la technique DELPHI (des panels de chercheurs « naïfs » ou non, condensent les comportements en catégories).

84 Henry Mintzberg souhaite s’affranchir de ces descriptions qu’il juge trop générales et abstraites. Conjuguant les résultats de son observation de cinq dirigeants à la revue des conclusions des principales enquêtes conduites jusqu’alors, il classe les tâches managériales suivant trois catégories, appelées « rôles », elles-mêmes divisées en trois à quatre sous-catégories1. Cette approche, jugée plus concrète car résultant d’une observation de terrain, l’a rendue particulièrement populaire dans les milieux de gestion. Cependant, plutôt que d’offrir une description alternative à celle de Henri Fayol et de ses successeurs, il semble que le modèle de Henry Mintzberg conforte et précise les « rôles » que le dirigeant doit remplir à l’intérieur de chacune de ses « fonctions administratives ». D’ailleurs, si le terme de « travail », présent dans le titre original de la thèse2 puis de l’ouvrage3 de Henry Mintzberg, soulignait sans doute la volonté que cet auteur exprimait de rompre avec la position dogmatique et trop éloignée du terrain de Henri Fayol4, ce « travail » n’a pas résisté et s’est trouvé remplacé par le « rôle », ce dont la traduction française du titre rend compte.

Les typologies de rôles se sont succédées ensuite : seize rôles sont identifiés par Neil Sweeney5, treize par Gary Yukl6, quatre par Stuart Hart et Robert Quinn7. Rôles relationnels, informationnels, communicationnels et décisionnels, rôles de visionnaire et de motivateur s’enchaînent et s’imbriquent, repris encore, par exemple, par Jean-Pierre Anastassopoulos et Jean-Paul Larçon qui, dans Profession : patron, décrivent le dirigeant comme stratège, animateur de cadres dirigeants, patron de personnel et porte- parole de l’entreprise8

.

Les termes de « fonction » et de « rôle » dominent donc lorsque les chercheurs en gestion évoquent l’activité des dirigeants d’entreprise et le mot « travail » est largement absent. Les descriptions restent très vagues et le lecteur est bien souvent renvoyé à son imagination propre pour, à partir des « fonctions », « dimensions » et « rôles » évoqués, se faire une idée de ce que le dirigeant fait.

II - Ce que fait le dirigeant d’entreprise : une première lecture

Ayant signalé ce qui distingue, voire oppose, action et travail, gestion et travail, leadership et travail, et ayant constaté ensuite combien les descriptions existantes

1

Henry MINTZBERG, Le manager au quotidien : les dix rôles du cadre, 1984. 2

Henry MINTZBERG, The manager at work - determining his activities, roles and programs by structured observation, 1968.

3

The Nature of Managerial Work, traduit en français par : Le manager au quotidien : les dix rôles du cadre.

4

Henry MINTZBERG, The manager’s job: folklore and fact, 1975, p.50 : « My attention, in this article, is simple : to break the reader away from Fayol’s words and introduce him to a more supportable, and what I believe to be a more useful description of managerial work. »

5

Neil R. SWEENEY, Gilles MOREL, Futurs P.D.G. Passeport pour le top-niveau, 1987. 6

Gary A. YUKL, Leadership in organizations, 2005. A partir d’informations recueillies auprès d’un grand nombre de dirigeants, cet auteur a construit un questionnaire demandant à d’autres dirigeants de signaler les catégories de rôles managériaux qui leur semblaient les plus adéquates pour mesurer l’efficacité du dirigeant. Treize catégories de rôle ont été retenues.

7

Stuart L. HART, Robert E. QUINN, Roles executive play: CEOs behavioral complexity and firm performance, 1993. Les quatre rôles sont : le visionnaire, le motivateur, l’analyste et le maître des tâches. 8

85 éludaient le concept de « travail », je résiste pourtant à la tentation de mettre un terme à cette recherche. Je continuerai donc de parcourir les textes de management pour tenter de dégager ce qui, dans leurs exposés, pourrait relever d’un « travail » du dirigeant d’entreprise. A l’issue d’une première lecture de ces textes, je rendrai compte des connaissances acquises sur les fonctions, rôles et activités quotidiennes du dirigeant. Je noterai la place occupée par les descriptions relatives à l’« être » du dirigeant. Je relèverai aussi les témoignages de contraintes existantes et signalerai quelques-uns des moyens recensés pour que le dirigeant puisse y faire face.

A - Les apports à la connaissance des fonctions, des rôles et des activités quotidiennes du dirigeant

La plupart des ouvrages et articles de gestion décrivent le management en des termes identiques ou légèrement dérivés des fonctions identifiées, en 1916, par Henri Fayol. Les résultats des recherches sont souvent présentés sous la forme de typologies qui facilitent la compréhension de l’activité du dirigeant tout en simplifiant la réalité. Sont répertoriés ci-après quelques-uns des résultats les plus souvent cités.

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