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La clinique suggère, en effet, que le travail est un opérateur incontournable dans la construction et l’accomplissement de soi. Jamais neutre, il n’est pas une épreuve parmi d’autres pour la subjectivité : il est la condition nécessaire à son avènement5

comme il peut aussi, dans d’autres conditions, se présenter comme un agent de destruction, déstabilisant et poussant le sujet vers la décompensation6. En ce sens, en plus d’être une activité de production et de transformation du monde objectif, travailler est aussi une activité de transformation de soi : par le travail, le sujet se révèle à soi- même de telle sorte qu’après le travail, il n’est plus tout à fait le même qu’avant de l’avoir entrepris7

. Un glissement conceptuel est alors opéré du travail vers le « travailler » qui soutient mieux l’idée d’un processus de subjectivation, c’est-à-dire d’accroissement ou de production de la subjectivité8

. Ce « travailler » est le lieu où s’éprouve affectivement la résistance du réel du travail9

. Il implique de rencontrer d’abord la difficulté, de faire l’expérience de ce qui résiste à nos connaissances et à nos prévisions, ce qui peut irriter, agacer et parfois décourager. Travailler est donc, d’abord, une expérience déstabilisante et déplaisante, révélée et éprouvée par le corps et par tous les sens alertés par la situation inhabituelle et difficile. Cette expérience affective

1

Christophe DEJOURS, Travail, usure mentale : Essai de psychopathologie du travail, 2000, et, plus particulièrement, le chapitre : « De la psychopathologie à la psychodynamique du travail », p. 203-247. 2

Christophe DEJOURS, Intelligence pratique et sagesse pratique : deux dimensions méconnues du travail réel, 1993. Soulignons que cette forme d’intelligence était déjà connue des Grecs qui célébraient la déesse de l’intelligence rusée, Mètis (Marcel DETIENNE, Jean-Pierre VERNANT, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, 1978.)

3

Christophe DEJOURS, Introduction, 1996. 4

Christophe DEJOURS, Pascale MOLINIER, op. cit., p.42. 5

Christophe DEJOURS, Subjectivité, travail, action, 2001. 6

Christophe DEJOURS, Pascale MOLINIER, op. cit., p.42. 7

Christophe DEJOURS, Subjectivité, travail, action, 2001, p.13 : « Le travail n’est pas réductible à la production de biens et services, dans le monde objectif, il est toujours aussi une mise à l’épreuve de la subjectivité, dont cette dernière sort accrue, grandie ou, au contraire, rétrécie, meurtrie. »

8 ibid. 9

Christophe DEJOURS, Le facteur humain, 1995, p.40. Le réel du travail est défini comme « ce qui, dans le monde, se fait connaître par sa résistance à la maîtrise technique et à la connaissance scientifique ».

46 pénible ou « souffrance »1 se présente comme l’étape inévitable et commune à tous ceux qui travaillent. Pour autant, le destin de cette souffrance n’est pas figé.

La souffrance créatrice et le plaisir au travail

La souffrance au travail, dans l’acception donnée par la psychodynamique du travail, n’est pas seulement un effet des contraintes du travail. C’est une expérience première qui peut aussi, secondairement, annoncer le point de départ de l’accomplissement de soi2

. En effet, la rencontre des obstacles et des défis posés par les limites de ses connaissances peut se muer en exigence de dépassement : le sujet va devoir déployer son ingéniosité et chercher de nouvelles voies pour suppléer aux défaillances des prescriptions. Il lui faudra inventer des solutions inédites, créer, imaginer et expérimenter3. Faute de solution connue, l’intelligence dont il est ici question n’est pas l’activité cognitive de résolution de problèmes. Il s’agit d’une forme d’intelligence plus intuitive, reconnue comme une intelligence du corps en ce qu’elle passe par la familiarisation du corps avec l’objet technique, par l’appropriation de la matière et de l’outil, du fait de l’engagement du corps tout entier4. L’enjeu est la

découverte d’habiletés comme la possibilité de faire surgir en soi de nouvelles sensibilités, jusque là méconnues. Nouvelle façon d’habiter son corps, capacité inespérée d’éprouver la vie en soi et possibilité de reprise des fondements de la subjectivité soulignent la puissance mutative du travail et son rôle central comme médiateur de la santé mentale.

En outre, la psychodynamique du travail fait également référence à la notion de « résonance symbolique » pour rendre compte du volet créateur de la souffrance au travail. Ainsi, pour le sujet au travail, il s’agit aussi de reprendre toute une série de questions qui, restées latentes jusque là, vont pouvoir être remontées, questionnées de nouveau, renégociées et dépassées5. La résonance symbolique renvoie à l’existence d’analogies de forme et de structure entre théâtre psychique hérité de l’enfance et conditions concrètes du travail. C’est une notion qui souligne l’importance du lien diachronique entre le contexte actuel de travail et l’histoire singulière du sujet et qui

1

Christophe DEJOURS, Souffrance en France : La banalisation de l’injustice sociale, 1998 ; Christophe DEJOURS, Travail, usure mentale, 2000.

2

Christophe DEJOURS. Subjectivité, travail, action, 2001. 3

Christophe DEJOURS. Intelligence pratique et sagesse pratique : deux dimensions méconnues du travail réel, 1993.

4

Christophe DEJOURS, Intelligence ouvrière et organisation du travail (à propos du modèle japonais de production), 1993. L’intelligence du corps passe par un processus complexe que Christophe Dejours a d’abord rapproché du concept d’« activité subjectivante » proposé par Fritz Böhle et Birgit Milkau (Fritz BÖHLE et Birgit MILKAU, De la manivelle à l’écran. L’évolution de l’expérience sensible des ouvriers lors des changements technologiques, 1998.). Il s’agit d’un processus par lequel l’objet technique est « subjectivé », c’est-à-dire que, malgré toute impossibilité manifeste de dialogue réel, le sujet entame un dialogue avec l’objet en l’éprouvant, en le poussant, en le sentant et en apprenant à le connaître dans un corps à corps avec l’objet, soutenu par un fantasme vitaliste qui prête à cet objet une sensibilité. Plus tard, Christophe Dejours a montré en quoi l’aboutissement de cette appropriation de la technique par le corps pouvait approcher l’idée de « corpspropriation » du monde, introduite par Michel Henry (Michel HENRY. La barbarie. Paris : Presses Universitaires de France, 2004. 252 p.).

5

Christophe DEJOURS, Souffrance et plaisir au travail : l’approche par la Psychopathologie du Travail, 1987, p.20.

47 permet de saisir l’ampleur des implications du passé du sujet sur sa conduite actuelle1

. Lorsqu’il y a « résonance symbolique », le « travailler » fait écho à la souffrance conflictuelle et existentielle du sujet et rend possible l’accomplissement de soi (le plaisir)2. Le sujet peut alors investir la situation de travail avec une grande puissance d’engagement induite par la réactualisation de sa curiosité, de son besoin de résoudre des énigmes laissées en suspens, de son désir de savoir et de comprendre.

Toutefois, le travail peut générer le meilleur comme le pire. En effet, la thèse de la centralité du travail souligne également que le travail joue un rôle aussi déterminant dans la construction que dans la dégradation de la santé3.

La souffrance pathogène

En effet, les conditions d’accroissement de la subjectivité ne sont pas toujours réunies : l’expérience de la résistance du réel du travail ne peut être surmontée quand l’intelligence est bridée, quand l’ingéniosité se trouve contrariée ou quand la curiosité se trouve découragée. Parfois aussi, la résistance vient du sujet lui-même et donc, de sa propre résistance à se transformer et à évoluer. Dans ce cas, il doit confronter le réel de son inconscient qui se fait connaître par l’erreur, la perte du contrôle, l’hésitation4

. Dans tous ces cas, la souffrance première et consubstantielle au travail ne porte plus la promesse d’une possible transformation en plaisir et devient pathogène5

.

En outre, en l’absence de « résonance symbolique », le rapport entre diachronie et synchronie est en mode délié ou désarticulé. Dans ce cas, la contrainte de l’organisation du travail interdit toute possibilité de rejouer son histoire personnelle et la situation de travail ne fait aucun écho à l’histoire singulière. Ici, la souffrance n’a plus de sens et devient également souffrance pathogène6.

Pour la psychodynamique du travail, le travail n’est donc pas seulement travail de production et de transformation de l’environnement ou poïesis7

, il est toujours aussi un travail de soi sur soi et de transformation de la subjectivité.

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