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Conclusion de la première partie

1 Un évènement extraordinaire et transcendant

Pour Sophie (sage-femme mat, suivi global), l’accouchement fait partie des évènements très marquants de la vie, dont le souvenir suit les femmes « jusqu’à [leur] mort » : « dans les asiles de vieux, les femmes elles parlent de leurs accouchements ». L’expérience est à part, d’une part parce qu’elle est rare, puisque les femmes ont peu d’enfants et d’autre part parce qu’elle est forcément « tellement bouleversant[e] » du fait « qu’on intègre quelqu’un dans une famille » (Lyanna, sage-femme mat).

Pour décrire la particularité de la naissance et son caractère « unique » (Zora, parturiente 1 AMN transféré), plusieurs répondantes ont fait le parallèle avec la fin de vie et la mort. Le début et la fin de la vie sont considérés comme des états liminaires, de basculement, charnières dans l’existence humaine. Pour Armelle (parturiente, 4 AMN), « c’est vraiment un des trucs les plus importants de la vie, quoi. Comment on vient, comment on part ». La naissance ferait ainsi partie des « questions existentielles » de la vie (Cleo, sage-femme AMN).

119 Caroline (sage-femme mat)

94 Construction du moment magique : « un des plus beaux jours de votre vie »

Dans le discours des femmes et des professionnelles, l’accouchement est extraordinaire, quasi « extra-terrestre » (Maya, parturiente, 1 AMN transféré), et nous dépasse en tant qu’êtres humains. Michelle (interne) décrit l’atmosphère de la salle d’accouchement de

« magique », de même que Marc (adjoint) qui déclare que « ce moment de l’accouchement, qui est un moment quand même assez magique, et un grand moment pour les familles ».

Dans le chapitre précédent, j’ai mis en avant l’idée que nous serions dans un monde

« désenchanté », où l’on en comprend tous les rouages par la connaissance scientifique.

Pourtant, même si les professionnelles, et des usagères, en connaissent parfaitement les mécanismes biologiques, la conception d’un enfant et sa naissance restent « magiques »,

« transcendantes » car non complètement maîtrisées et appréhensibles par le biais de la connaissance scientifique et technique :

quand tu penses ce fonctionnem ent incro yable de deux personnes qui se rencontrent, par quel acte ça com m ence de donner un nouvel être hum ain (…) ça reste caché dans ces ventres de fem mes, c'est extraordinaire, je suis fascinée et voilà. C'est m agique, passionnant, le fait qu'il y ait toujours un suspens total au début de chaque accouchem ent, tu peux avoir des surprises dans tous les sens du term e. (Inès, sage-femme AMN)

Pour les professionnelles être « témoin » de ce moment fait partie des « privilèges » du métier et alimente leur passion pour celui-ci. Mylène (sage-femme mat) est « fière » d’assister à « ce moment privilégié dans la vie des gens ». Pour Cleo (sage-femme AMN)

« accompagner une vie est une chance extraordinaire ». Pour Louise (sage-femme mat) c’est « un cadeau que ces gens [lui] font ». Alors qu’elle travaille en salle d’accouchement depuis treize ans, il lui arrive encore de « verser sa larme » tant à « chaque fois c'est quelque chose de wouahou, quoi! ». A La Maternité, il est arrivé à plusieurs reprises que les sages-femmes restent pour la naissance, bien que leur garde soit terminée. L’une d’entre elle explique être restée car « C’était Tellement beau ! j'en avais la larme à l'œil, j’ai pas pu partir » (journal de terrain, La Maternité).

Dans mes données, il apparaît que les gynécologues-obstétriciens sont intéressés par la pathologie, la réflexion, les gestes techniques. Toutefois, pour une partie d’entre eux, surtout les médecins expérimentés, l’accouchement physiologique qui se passe bien leur plaît aussi, l’évènement de la naissance étant en lui-même « incroyable » (journal de terrain). Jade (adjoint) vient d’accompagner l’accouchement d’une femme dont le mari est interne en chirurgie spécialisée.

Après la naissance, le père s’adresse à Jade: « ça doit être ennuyeux pour vous, qui êtes spécialiste du haut risque , de faire des accouchem ents sim ples ». Elle lui répond : « non au contraire, c’est que du bonheur ! Justement, j’adore ! Sinon, on ne m’appellerait que quand il y a des problèmes.

Faire un accouchement comme ça c’est magnifique ! » (Journal de terrain, La Maternité)

La passion pour le métier et ce sentiment d’être privilégiée naissent aussi du fait que les professionnelles perçoivent la naissance comme un moment authentique. Morgane (sage-femme mat) décrit les relations et les personnes comme « vraies et sincères» » au moment de l’accouchement, comme il n’y en aurait « pas ailleurs dans la société ». Pour Khadija (sage-femme AAD AMN) « il n’y a pas beaucoup de professions où on a ce privilège-là : de pouvoir rencontrer l’autre dans son essence, dans son authenticité. D’être vraiment dans une relation d’humain à humain et pas masque à masque ». L’authenticité est définie par un état qui échappe au contrôle de l’intellect et est assimilé à un état de nature, animal, instinctif.

Marie (sage-femme mat) préfère ainsi accompagner des accouchements sans péridurale

dans lesquelles « on voit cet instinct animal (…) il [n’] y a plus cette retenue, et que nous on est là au milieu à en prendre plein les yeux… c'est un magnifique spectacle ». Plusieurs sage-femme décrivent un état de conscience altéré chez les parturientes, qui ne peut être atteint quand il n’y a pas de péridurale. Réduire les interventions est ce qui permettrait à la femme de se libérer des contraintes sociales, d’être « elle-même », ce qui signifie pour ces actrices, revenir à un état de nature. L’image d’Épinal de la femme qui accouche reste celle qui le fait sans péridurale :

je veux pas non plus apparaître m anichéenne et puis c'est com m e -ci, c'est comm e-ca et c'est pas autrem ent. Mais effectivem ent, une femm e qui accouche sans péridurale c'est souvent assez violent, souvent assez anim al, et puis lorsque l'enfant arrive, souvent il y a une esp èce de libération de cris de joies de pleurs, de je te touche, je te lèche (…). Par contre je trouve qu'un accouchem ent sous péridural e, c'est un petit peu le journal parents, c'est -à-dire que c'est m erveilleux on va pousser, c'est m erveilleux bravo m adam e on va m ettre le m iroir, et puis voilà votre enfant, et puis tout le m onde est ém u, tout à fait ém u. Je ne sais pas si vous sentez la différence. Il n' y a plus de cris, il y a plus... et cet espèce d'anim alité qu'on peut retrouver avec un accouchem ent sans péridurale. (…) la différence, c'est l'émotion qui déborde. (Sophie, sage-femm e m at, suivi global)

La femme en travail et sans péridurale, est dans un état second, elle plane, elle se laisse aller, elle est ailleurs. Femme et témoin de la naissance (sage-femme, conjoint), peuvent décrire leur fascination pour cet état parallèle, permis notamment par les hormones de la naissance. Carole (parturiente, 1 AAD) explique avoir été « shootée avec les hormones », et dit que « c’est assez impressionnant l’état dans lequel on peut être ». Linda (parturiente, 1 mat) décrit la sensation qu’elle a éprouvée : « j’étais de plus en plus… pas dans les pommes, mais ailleurs. Je ne parlais presque plus ». L’absence de péridurale, en permettant cet état altéré, révèlerait d’autant mieux le caractère symbolique et rituel de la naissance.

Natacha (parturiente 1 AMN) l’assimile au vécu d’une expérience « mystique ».

Dans le monde médical, l’incertitude est considérée comme un paramètre négatif qu’il faut réduire grâce à la surveillance, à la médicalisation et à la recherche. Dans le contexte de l’obstétrique où les risques sont intolérables, cela est d’autant plus vrai. Paradoxalement, et c’est ce qui rend spécifique la question de la construction des risques en obstétrique, l’incertitude est aussi valorisée, par les soignantes et les parturientes. Les professionnelles que j’ai rencontrées décrivent l’incertitude comme une source de satisfaction puisque cela les amène à déployer des compétences pour gérer des situations complexes dans des situations urgentes qui varient. De plus, pour les professionnelles comme pour les parturientes, l’incertitude participe de la magie de l’événement.

Le fait que l’accouchement se déclenche naturellement (c’est-à-dire sans induction par des médicaments) à un moment imprévu est valorisé par les répondantes et participe de l’excitation de la naissance. Cynthia (parturiente, 1 mat), qui a dû être provoquée regrette que ça ait « gâché un peu la surprise de quand vont arriver les contractions». Joëlle (parturiente, 1 mat) raconte avec émotion les indices corporels qu’elle a ressentis à l’approche de la naissance et la joie qu’elle a ressenti en se demandant si ces indices qui lui mettaient « la puce à l’oreille » étaient en effet le signe d’une naissance imminente120. Certaines démarches de parents, comme garder « la surprise » du sexe de l’enfant à la

120 Maffi (2012b) qui a récolté les paroles des femmes dans les cours de préparation à la naissance d’une grande maternité Suisse confirme que la majorité des femmes souhaitent vivre une naissance par voie basse sans intervention médicamenteuse.

96 Construction du moment magique : « un des plus beaux jours de votre vie »

naissance, sont aussi des stratégies déployées pour maintenir l’incertitude, vécue comme positive. Chloé (parturiente 1 AMN transféré) a d’ailleurs peu apprécié que les échographies transforment son imaginaire du fœtus en « l’expo[sant] à voir des organes » notamment.

Pour d’autres, les échographies ont au contraire représenté un moyen d’être « en contact avec [leur] bébé » (Sandra, parturiente, 1 agréé) et étaient satisfaites que le gynécologue en réalise chaque mois.

Je n’ai pas rencontré de parents qui souhaitaient bénéficier d’une provocation (je sais qu’il y en a à l’hôpital, et qu’elles sont acceptées à certaines conditions), ou une césarienne. Les césariennes dites « de convenance » sont toutefois convoquées par les professionnelles (et certaines femmes), comme le symbole de la volonté de contrôle de notre société. Amélie (sage-femme mat) est critique des femmes qui veulent « tout contrôler [en demandant] une césarienne prévue pour le planning des vacances ». Ce qui la « choque» et la « désespère » c’est « qu’on perd de plus en plus cette magie, de ce moment incertain, imprévu, inconnu, qu’on sait pas combien de temps ça va durer, comment ça va se passer, comment ça va finir, et puis comment ça va continuer, parce que c’est que le début de l’aventure! ». Pour Amélie, sans l’incertitude « on aurait des vies pourries ! ».

Le caractère spécial de la naissance est donc conféré par le caractère « magique », c’est-à-dire en partie insondable et incertain, et qui génère des émotions positives comme la joie et l’attendrissement, auxquelles sont sensibles les parturientes, leurs conjoints, et les professionnelles. Ces éléments participent à signifier et repérer un changement de statut.

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