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Conclusion de la première partie

3 Le « mal joli » : des sensations à éprouver dans son corps

3.2. Une douleur tolérable

Si dans le chapitre 4 j’ai relevé les discours qui évoquent des sensations de la naissance insupportables, d’autres femmes et sages-femmes relativisent l’intensité de ces douleurs. Ce serait le rapport moderne à la douleur qui ferait que nous ne supporterions plus ces sensations intenses pendant l’accouchement. Eva (sage-femme agréée) pense « qu’on vit dans une ère où il n’y a pas de douleurs ». Katja (sage-femme agréée) fait part d’un paradoxe autour de la douleur : « les jeunes filles actuellement, on leur donne des médicaments parce que quand elles ont leurs règles ça fait mal, et après on aimerait qu’elles accouchent sans péri, ça [n’] a pas de sens ». Pourtant, pour ces sages-femmes, les douleurs de l’accouchement peuvent tout à fait être supportées par les femmes. Pour Joëlle (parturiente, 1 mat) « c’est une capacité qu’on a en tant que femmes, enfin le corps, de supporter ce genre d’efforts ». Pour Cléa (sage-femme indépendante), le corps des femmes est « génétiquement programmé » pour enfanter. Le corps est représenté comme ingénieux en ayant prévu des hormones qui soutiennent les femmes dans le vécu de ces sensations, et certaines femmes rapportent ne pas avoir eu très mal, voire avoir éprouvé du plaisir en accouchant. Des hormones naturelles seraient présentes de manière exponentielle au fur et

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à mesure que la douleur augmente, pour soutenir la femme et diminuer les sensations désagréables130. Malika (parturiente, 1 ADD) s’est sentie « vraiment pétée, complètement stone » : « chaque fois que j’avais une contraction très douloureuse, j’avais une espèce de shoot d’endorphines qui fait que pour la contraction d’après j’étais plus shootée, plus armée pour la douleur ». Pour elle le cops est « plus réactif » que « ce qu’on nous injecte à l’hôpital » et permet un « dosage hormonal précis ».

Par ailleurs, de nombreuses mères m’ont dit qu’il faut séparer douleurs de l’accouchement physiologique, dues aux contractions utérines et au passage de l’enfant dans les voies vaginales, et les douleurs de l’accouchement qui sont induites par les interventions médicales. Ce seraient celles-ci qui sont intolérables, et non pas les douleurs « naturelles » de l’accouchement, la nature ayant prévu qu’elles soient supportables. Lors de sa césarienne pratiquée en urgence, l’anesthésie de Leonie n’a pas bien fonctionné et elle rapporte des douleurs extrêmes. Elle avait « hyper mal », elle a eu « peur de mourir », alors même qu’elle n’est « pas du tout douillette », ce que confirme son conjoint. Elle dit avoir vécu

« un cauchemar » :

Loris : Je vo yais ton visage qui était com plètem ent déform é par la douleur.

C'est des douleurs comm e sur un cham p de bataille, donc les douleurs c'est des trucs insupportables quoi! (…) j'ai jamais vu ça! Elle était… les traits d u visage com plètem ent déform és.

Leonie : Les anesthésistes m 'ont am ené e en salle de réveil et m oi je criais. Je pleurais m êm e pas, je criais. J'avais tellem ent m al. Il y avait m ême pas de larm es, je hurlais comm e si on égorgeait un cochon . (Loris et Leonie, parturiente et conjoint , 1 m at)

Amélie (sage-femme mat) a suivi une parturiente qui a fait une hémorragie massive que l’équipe aura de grandes difficultés à stopper. Ce qui l’a marquée, c’est les douleurs endurées par la parturiente lors des multiples interventions destinées à stopper l’hémorragie : « la dame elle avait tellement mal ! (…) cette dame qui me serrait les mains, que je voyais souffrir comme dans les films de torture, c’était horrible, du sang partout, une scène d’horreur ». Les interventions médicales qui prennent place après la naissance sont aussi décrites par certaines femmes comme pires que les douleurs des contractions. Il s’agit en particulier des sutures du périnée, comme Joëlle (parturiente, 1 mat) par exemple qui se

« rappelle vraiment de la douleur des points, mais pas des contractions ou de l’accouchement en lui-même ». Lisa (parturiente, 1 mat) a eu « une petite déchirure, trois fois rien », mais a trouvé que la suture a été plus douloureuse « que quand le petit est né ».

Patricia (sage-femme AAD AMN) rapporte le cas d’une femme qui est « partie dans un état de panique, elle pleurait, elle hurlait » au moment où elle a dû réaliser une suture, alors même qu’elle a accouché en « deux temps trois mouvements ».

Pour Lisa (parturiente, 1 mat), plus que la douleur, c’est le fait de subir une intervention invasive dans son sexe qui est désagréable. De plus, plusieurs femmes m’ont rapporté qu’elles n’avaient plus envie que cette zone soit touchée juste après l’accouchement. Les douleurs de l’accouchement semblent plus acceptables, car liées à la naissance du bébé, alors que les douleurs du post-partum sont davantage perçues comme des « douleurs

130 Cette idée est diffusée par les auteurs de « l’accouchement naturel » comme Michel Odent. On en trouve aussi un exemple chez Lothian: « As labor progresses and pain increases, endorphins (much more potent than morphine) are released in increasing amounts. The result is a decrease in pain perception, quite naturally. Nature’s narcotic ! » (Lothian JA 2000, 45).

comme les autres », sans « sens », et donc indésirables : « comme on a notre bébé, on [n’]

a plus du tout envie de souffrir » pour Jessica (parturiente, 4 AAD). Sofia évoque les

« tranchées », c’est-à-dire les contractions qui subsistent après la naissance, et vont croissant avec le nombre d’accouchements. Elle évoque un « mal de chien », d’autant que

« t’as juste plus envie [d’avoir mal].

La douleur est fortement associée à l’épisiotomie ou à la suture du périnée par les femmes.

Celle-ci semble pourtant régulièrement sous-estimée par les professionnelles, cela apparaissant comme « pas grand-chose » après avoir enduré les douleurs de l’accouchement. J’ai constaté à plusieurs reprises à La Maternité que des femmes très soutenues pendant l’accouchement, l’étaient très peu au moment des sutures ou des suites opératoires de césarienne, alors même qu’elles montraient une grande souffrance.

La péridurale qui a peu fait effet en fin de travail, ne fait plus effet m aintenan t au m om ent de recoudre la déchirure (profonde et qui saigne beaucoup) et l’épisiotomie pratiquée par la sage-femme. La dame a mal, son visage se tord, sa m ain est près de son pubis et se crispe, elle doit retenir son geste pour n e pas chasser le m édecin interne qui la recoud. La sage -femm e est occupée, elle entre et sort de la salle, elle prépare déjà la salle pour la patiente suivante et com plète le partogram m e. Le père est installé à l’écart avec son bébé (la sage-femm e le lui a m is dans les bras). La sage-femm e est seule. Son visage se tord, elle gémit et se crispe. (…) Le médecin dit qu’il a bientôt fini, s’excuse un peu. Il explique qu’il doit faire beaucoup de points car ça a beaucoup saigné et qu’il doit arrêter le sa ignem ent, cela dure encore plusieurs m inutes131 (Journal d e terrain)

Leonie (parturiente, 1 mat) qui a vécu des suites immédiates de césarienne extrêmement douloureuses, rapporte avoir été très seule : « j'étais dans cette salle en face de l'horloge et j'ai crié [de douleur] pendant une heure. J'étais seule. Je me sentais hyper incomprise, j'avais super mal et elles [les infirmières] ne faisaient rien.»

Au moins cinq répondantes m’ont fait part de douleurs liées à la cicatrice de leur épisiotomie, ou d’une déchirure périnéale, notamment pendant les rapports sexuels, et ce pendant plusieurs mois, voire années. D’après leurs récits, les professionnelles n’ont guère d’outils efficaces à leur proposer pour endiguer ces douleurs que les femmes estiment handicapantes. Alors que les douleurs de l’accouchement sont considérées par certaines comme acceptables parce que « intenses » mais « brèves » (Magali, parturiente, 1 AAD), les douleurs du post-partum qui peuvent s’installer sur des mois sont mal vécues et visiblement mal prises en charge.

Troisièmement, des usagères et des professionnelles relativisent les douleurs ressenties.

Lors de l’accouchement, les femmes peuvent émettre des sons, halètements, cris, ou hurlements, qui sont interprétés comme une démonstration d’un vécu difficile, ou en tout cas de douleurs intenses. Les manifestations produites par la femme ne seraient cependant pas toujours liées à un ressenti douloureux132. Ces manifestations seraient davantage difficiles à

131 Dans cette situation, j'ai décidé de m’approcher de la parturiente et de lui proposer ma main (ayant observé qu’elle avait beaucoup voulu serrer la main de la sage-femme et de son conjoint pendant l’accouchement). Elle s’est agrippée à ma main, la serrant fort et me lançant des regards pendant toute la durée de la suture. Elle m’a ensuite remerciée plusieurs fois. Si je suis intervenue directement le moins possible sur mon terrain, il s’agit d’une des situations où l’intérêt de ma recherche m’a semblé secondaire par rapport au soutien concret et nécessaire que je pouvais apporter à une autre personne.

132 Le Breton (2010a, 206‑7) évoque le travail conduit par l’ethnologue Yvonne Verdier (1994) sur l’accouchement en France dans les années 1950. Les femmes lui rapportent que toutes n’éprouvent

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supporter pour l’entourage que pour la parturiente. Selon Emilie (parturiente, 2 mat privé), les cris qu’elle a poussés ont pu être interprétés comme des douleurs extrêmes, alors qu’elle évoque plutôt une « surprise » de ressentir des sensations étranges et inconnues. Pour Carole (parturiente, 1 AAD), le cri est une aide à l’accouchement : « j’ai crié, parce que j’ai besoin d’exprimer. Je mettais mon corps entier à l’ouvrage quoi ». Les manifestations douloureuses sont également régulièrement interprétées par les sages-femmes et les femmes comme des manifestations de peur, qui survient à la fin de l’accouchement.

De nombreuses femmes ne souhaitent pas de péridurale à certaines conditions (que le travail soit rapide le plus souvent), et si elles souhaitaient « essayer sans », ou « faire un petit bout de chemin sans », se laissaient la latitude de pouvoir en bénéficier à tout moment.

Pour les professionnelles, et même les sages-femmes les plus critiques à l’égard de la péridurale, douleur et souffrance doivent être distinguées. Quand la souffrance est présente, les femmes doivent pouvoir bénéficier d’une analgésie : celle-ci est inutile et peut mettre à mal le rituel d’une naissance « magique » :133

la péridurale ça doit être un choix, dans certains pa ys c'est pas accessible et pour les femmes qui sont tétanisées par cette douleur ça va pas non plus ! (…) à l'époque de m a m ère, il y avait pas la péridurale d'office et il y a des vécus catastrophiques de femm es qui ont été subm ergées et qui ont très m al vécu cette perte de contrôle. On ne peut pas dire que ça serait tout rose bonbon.

(Gaëlle, sage-femm e assistante AMN AAD)

Pour Claire (sage-femme AAD AMN), c’est aussi le rôle de la sage-femme de déterminer quand le seuil de douleur devient inacceptable, et conseiller à la parturiente de demander une péridurale. La douleur n’est pas ici comprise uniquement comme «une expérience privée d’une personne à laquelle nul autre ne peut avoir directement accès» (Baszanger 1991) ou comme impossible à objectiver « parce qu’elle présente ce caractère de sensation privée, irréductible, en dernier ressort, à quelque objectivation que ce soit » (Baszanger 1991, 32). Ici la douleur peut apparaître comme transmissible et objectivable par la sage-femme qui peut déterminer un seuil de douleur au-delà duquel elle devient souffrance et peut laisser des traces psychiques notamment.

Une femm e elle regrette si on la pousse trop loin et que c'est une situation qui n'est pas ph ysiologique, et ça c'est à nous de dépister ça (…). La douleur, si c'est pour une bonne cause, tout le m onde est d'accord. Il y a qu'à voir dans les salles de sport… ils se font mal des fois, ils se font péter les muscles et ils sont tout contents, ils ont des courbatures le lendem ain, m êm e encore le surlendem ain, ils sont tout content. Mais ils ont m al! Ils arrivent plus à descendre les escaliers, ils ont très m al mêm e! Mais il y en a aucun qui dem anderait une péridurale, donc c'est une douleur qui est acceptée parce qu'on pense qu'elle est pour une bonne cause. Et puis m aintenant une douleur qui passe pour souffrance c'est une douleur qui est injustifiée, qui est pas acceptable. Et puis ça on ne doit pas laisser aller une femm e dans la souffrance. (Claire, sage-femm e AAD AMN)

pas la même intensité de douleur, et surtout que les cris pendant l’accouchement, plus qu’une manifestation douloureuse, peuvent être un moyen de canaliser la douleur, un « exutoire de la peur » (Le Breton 2010a), voire un moyen d’annoncer au village la bonne nouvelle de la naissance de l’enfant. Quelques-unes de ces fonctions sont rapportées par les femmes que j’ai interviewées.

133 La distinction entre douleur et souffrance n’est pas spécifique à l’accouchement. Pour Le Breton

« certaines douleurs sont dénuées de souffrance, voire même associées à la réalisation de soi ou au plaisir » (Le Breton 2010a, 13). Il fait référence ici par exemple aux sports extrêmes, aux scarifications rituelles et/ou esthétiques (body art), ou aux pratiques sexuelles sadomasochistes. Il cite également les expériences variées des femmes face à l’accouchement.

Les professionnelles participent ainsi de la détermination du seuil entre douleurs qui participent du moment magique, et souffrances qui peuvent l’entraver. Pour les sages-femmes qui travaillent hors de l’hôpital, cela peut ainsi constituer un motif valable de transfert vers l’hôpital afin que la femme puisse bénéficier d’une péridurale.

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