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Un pilier de la « culture de la sécurité » 168

Conclusion de la deuxième partie

2 Une régulation perçue comme nécessaire

2.1. Un pilier de la « culture de la sécurité » 168

Une autre justification de la standardisation de l’activité dans les protocoles est de la rendre plus sûre, aussi bien pour les parturientes et les fœtus (risques obstétricaux) que pour les professionnelles (risques médico-légaux).

2.1.1 Protéger les parturientes et les fœtus…

Selon les soignantes, en réduisant l’incertitude quant à la marche à suivre, en particulier en cas de complications, les protocoles favorisent la sécurité. Les protocoles sont considérés comme une « barrière de sécurité pour quelqu’un qui ne sait plus » (Andrea, adjoint) et constituent un des remparts à l’erreur humaine. Ils permettraient aussi d’éviter des « erreurs graves » (Amarande, sage-femme mat) que risqueraient de commettre ceux qui se considèrent comme « des Zorros », c’est-à-dire des « sages-femmes comme médecins qui n’ont peur de rien » (Joana, sage-femme mat). Même si les actions de ces « zorros » pourraient être avantageuses dans certaines situations, grâce à leurs compétences techniques notamment, le système est conçu pour éviter que ces types de professionnels se développent : le suivi des procédures et l’évitement de la prise de risques est le modèle privilégié. Une césarienne est en général préférée par exemple à une tentative incertaine de forceps qui peut éviter une césarienne, mais risquer d’enclaver le fœtus dans le bassin de la parturiente et ainsi empirer la situation.

Ces propos s’inscrivent dans la perceptive des systèmes « ultra sûrs » qui craignent les effets pervers produits par la trop large expertise et qui font alors « le deuil d’entraîne[r] d[es]

opérateurs à des performances exceptionnelles pour ne pas s’exposer à une surconfiance[,]

à des écarts et des prises de risques trop grands dans des situations habituelles » (Amalberti 2012b, 52‑53); il s’agit de « supprimer les héros » (p.87).

Le protocole constitue ainsi pour Marc, comme pour ses collègues, un élément central du dispositif de sécurité des soins. Selon lui, « il faut essayer d’être le plus explicite possible dans le protocole, comme une recette de cuisine, pour que la personne qui le suit ait le moins d’erreurs possibles ». Pour Marc, le « côté artistique » de la médecine en est ainsi réduit pour une bonne cause, celui de la sécurité : « on ne peut pas se permettre d’être artiste dans ce genre de métier ». Lorsque la sage-femme responsable de la salle d’accouchement m’a accueillie, elle a insisté sur l’importance des protocoles : « Il suffit de se référer au protocole et on sait comment agir. C’est de la mécanique ! (…) il y a des schémas avec les conduites à tenir, y compris des arbres décisionnels, si par exemple le rythme cardiaque décélère, je peux me dire, ok je suis dans cette catégorie, je fais ça». Selon elle, les protocoles sont « sa bible », « un filet auquel on se réfère sans arrêt ».

En tant qu’hôpital universitaire, La Maternité est une concentration de cas compliqués. Pour plusieurs professionnelles, des protocoles clairs et détaillés sont particulièrement importants dans les « grosses situations » (Lou, sage-femme mat), ou « situations complexes » (Laura, CDC) qui doivent être prises en charge. Celles-ci peuvent être définies comme des situations urgentes et à hauts risques, dans lesquelles les parturientes cumulent un ensemble de facteurs de risques, de comorbidités et de complications qui rendent difficile « d’avoir tout ça dans la tête » (Olivia, CDC).

168 Marc (adjoint).

Kira (sage-femme mat) évoque « une sorte de flottement » dans les institutions qui n’ont pas de protocoles « aussi clairs ». Les règles permettent d’agir vite et de « rester professionnelle » (Jade, adjoint) dans des situations stressantes et pouvant être émotionnellement éprouvantes. Margot (sage-femme responsable de la salle d’accouchement) prend l’exemple de la nuit précédente pendant laquelle un bébé est décédé : « le personnel est chamboulé et le protocole représente un soutien pour que les [professionnels] n’aient pas trop à réfléchir (…) ils peuvent appliquer ce qui est écrit, le papier est un soutien ». Le protocole représente pour elle une manière d’automatiser la pratique dans les situations où la réflexion humaine est mise à mal par la situation émotionnellement difficile.

La culture de la sécurité, si chère aux professionnelles de La Maternité, dépend selon elles de l’existence de protocoles. Si comme je le montrerai, certains protocoles sont critiqués, contournés, voire transgressés, aucune professionnelle n’a contesté l’importance d’une procéduralisation et d’une standardisation des pratiques. Le fait que la « culture de la sécurité » soit incontournable pour l'ensemble des professionnelles est lié à la conception partagée que l’accouchement est un processus risqué, qui nécessite une prise en charge millimétrée, contrôlée, et encadrée par des procédures de sécurité strictes et efficaces.

En plus d’évoluer en fonction des avancées de la recherche, les médecins insistent sur l’importance d’adapter les protocoles par la confrontation avec l’utilisation effective qui en est faite. Quand une complication grave survient alors que les médecins considèrent qu’elle aurait pu être évitée, il s’agit selon Marc (adjoint) de d’abord « débriefer pour essayer de trouver où étaient les failles », pour ensuite « essayer de boucher la faille pour la prochaine fois ». Sa conception est celle des défaillances organisationnelles plus que des erreurs humaines : le protocole représente un moyen « de placer une plaque d’emmental au milieu d’u[n] processus » qui comprend « forcément des trous, des failles » puisqu’il « fonctionne avec des êtres humains »169.

Des rapports d’incidents ont été créés à l’hôpital afin d’éviter de se focaliser sur la faute d’un individu mais plutôt penser les erreurs d’une manière systémique dans le but d’obtenir une

169 Marc reprend ici le modèle systémique de James Reason, dit « modèle des plaques » ou «modèle du fromage suisse » (Reason 2008; 2000; 1997; 1993). Reason part du principe que l’erreur est inhérente à l’activité (et même à l’existence) humaine. A partir de ce constat, il va développer un modèle organisationnel qui permet d’identifier et de rattraper les erreurs avant qu’elles aient de graves conséquences. Pour Reason, l’individu ne peut être seul responsable du traitement des erreurs, mais un dispositif composé de différentes couches doit être mis en place, en particulier dans les organisations à haut risque (aviation, centrale nucléaire, hôpital). Aucune de ces différentes couches ne peut protéger des accidents (toutes comprennent des failles, qu’il représente par les trous dans des tranches de fromage suisse), mais réunis, elles permettent d’accéder à un bon niveau de sécurité (les trous n’étant théoriquement pas placés aux mêmes endroits dans les différentes tranches). Ainsi, si un premier système de sécurité n’identifie pas l’erreur, ce sera le deuxième ou le troisième qui pourra le faire. L’approche de Reason invite à ne pas se focaliser uniquement sur l’erreur humaine («

person approach »), mais plutôt de rechercher les défaillances organisationnelles (« system approach

»), que son modèle propose de réduire (Reason 2000). Ce cadrage est important puisque plusieurs services de l’hôpital dans lequel s’inscrit cette enquête (celui d’obstétrique mais aussi d’anesthésie) s’inspirent de ce modèle depuis plusieurs années. Cette approche invite à moins blâmer les individus pour leurs erreurs, qu’à rechercher les causes organisationnelles derrière celles-ci, et à agir sur ces causes. J’ai toutefois constaté que la recherche de responsabilité individuelle est tenace. Les professionnelles craignent beaucoup de faire une erreur et d’en être tenues pour responsables, une atmosphère qui tend à renforcer l’idée que les problèmes surviennent quand l’individu est responsable d’avoir commis une erreur.

150 La construction formelle des risques : le cadre protocolaire

sécurisation optimale du dispositif. Il s’agit « d’apprendre de ses erreurs ». Jade (adjoint) fait référence à des protocoles qui ont été modifiés afin de mieux correspondre aux nécessités de la « pratique », notamment dans des situations « urgentes ». Il s’agit de créer des règles en partant des recherches scientifiques mais en les adaptant au contexte local et à ses contraintes spécifiques, une approche qui s'apparente aux travaux des chercheurs de l’Université de Berkeley qui travaillent sur les HRO (High Reliability Organizations, organisations à haute fiabilité en français), bien que les médecins n'y aient pas fait directement référence.

Des exercices de simulation (qui mettent en scène des situations complexes et souvent urgentes) sont également de plus en plus souvent organisés dans l’hôpital et les protocoles sont ajustés en fonction de l’analyse de ces situations le cas échéant : « simulation, rapport d’incidents, toute cette culture de la sécurité au niveau de La Maternité, je pense que beaucoup de protocoles se sont modifiés par rapport à ça » (Jade, adjoint). Une fois les protocoles ajustés, les simulations (auxquelles participent médecins, sages-femmes, infirmières, etc.) sont aussi conçues comme des moyens de vérifier la manière dont les règles sont appliquées, de favoriser leur incorporation (c’est-à-dire de les faire pénétrer dans les corps, jusqu’à rendre les gestes automatiques) et de régler le ballet des professionnelles qui s’activent et se coordonnent pour prendre en charge des cas complexes. Andrea (adjoint) m’a expliqué qu’elle souhaitait mettre sur place des checklists à la suite de ces exercices (voire créer de petites valises avec checklist et matériel) qui pourraient être suivies par les équipes lors de situation risquées et très urgentes. Des recherches ont effectivement montré que dans le domaine de l’aviation ou de la chirurgie, la création et le suivi de checklists ont considérablement amélioré les pratiques, en réduisant – dans le contexte d’opérations chirurgicales – les infections nosocomiales et les erreurs humaines (Gawande 2011). En ce qui concerne la simulation, Hale et Borys, (2013) citent des travaux issus du champ de la sociologie des organisations qui montrent que celle-ci favorise effectivement l’instauration de « routines » qui sécurisent l’activité (Becker 2005a, 2005b; Becker et al.

2005). La simulation est un des lieux où les règles sont diffusées et l’assignation des places professionnelles se stabilise, dans un climat où celles-ci participent personnellement à ce que ce travail se fasse efficacement. La simulation constitue à la fois un enjeu et une instance de pouvoir170.

Au-delà de ces questions de nécessaire adaptation des règles, présentées en particulier par Marc (adjoint) comme faisant partie intégrante de la culture de la sécurité, la modification des protocoles suite à une complication s’inscrit dans les représentations du « risque intolérable » et des émotions qu’il produit. Selon Maude (interne) : « il y a des cas qui ont marqué La Mat[ernité] alors on a arrêté de faire certaines choses. C’est pas que statistiquement c’est mieux, c’est pas défendable statistiquement, mais émotionnellement on peut plus faire les choses d’une certaine façon ». Une situation qui m’a été rapportée est celle de l’abandon de la possibilité d’utiliser des ventouses ayant une force de traction élevée171 suite au décès d’un bébé, ou encore un changement de seuil concernant la

170 Je n’ai pas eu accès à l’observation des simulations. Il est possible que celles-ci représentent des moyens pour les professionnelles d’habitude peu intégrées à l’élaboration des règles, typiquement les sages-femmes, de les faire évoluer.

171 La seule ventouse qui est désormais utilisée (« kiwi) a une force de traction plus faible. Une force de traction plus élevée permet de faire naître plus de bébés par voie basse, mais comprend potentiellement un risque de faire plus de dégâts si elle est mal utilisée. Le retrait de cet instrument peut ainsi avoir des conséquences en termes d’augmentation des césariennes, suivant un principe de

quantité de liquide amniotique acceptable. Les modifications de protocole se produisent lorsque les équipes « se di[sent] ‘mais purée il ne faut plus que ça se répète un truc comme ça’ » (Joana, sage-femme mat).

Ces changements, suite à une situation précise mais qui ne font pas échos à des résultats de recherche, font parfois controverses au sein de l’équipe : deux normes s’affrontent, la nécessité d’adopter une pratique fondée sur les preuves scientifiques d’une part, et l’aversion au risque qui prévaut en obstétrique d’autre part. Mélissa (interne) regrette par exemple la restriction imposée désormais aux médecins dans l’utilisation des ventouses (abandon des ventouses qui permettent une forte traction) : « c'est pas parce qu'il y a eu un accident [que tu dois] enlever cet instrument. C'est un bon instrument ! - c'est triste, hein - mais heu... y a de la casse, en obstétrique, clairement ». Pour elle, cette restriction comprend d’autres risques, notamment en termes d’élévation des taux de césariennes, pour une raison non fondée. Pour elle l’instrument a été abandonné car les médecins adjoints sont « terrifiés », et non pas suite à une reprise de cas : « la réponse des chefs a été: ‘On arrête ce type de ventouse’! Euh non ! La bonne réponse [ça aurait été]: ‘Pourquoi il y a eu ça? Quelle a été la faute?’ (….) tu prends tout le monde: ‘Voilà, on va reprendre les trucs, y a quelque chose qui va pas’ ». Nadine (sage-femme mat) critique quant à elle la restriction de l’utilisation du Misoprostol, un médicament à base de prostaglandines utilisé pour maturer le col de l’utérus avant de procéder à une provocation. Quand il était plus largement utilisé, ce médicament suffisait pour que certaines femmes se mettent en travail et puissent ensuite se passer de tout médicament (évitant ainsi également le risque d’échec de provocation), cela n’étant plus possible à la suite d’un évènement unique de rupture utérine attribué sans preuves à ce médicament selon Nadine. Cela constitue selon elle « une des absurdités » des protocoles. Pour Lyanna (sage-femme mat), il y a une tendance globale à, dans les protocoles, élargir la catégorie du risque à des situations auparavant considérées comme normales par peur de passer à côté d’un évènement imprévu : « ma sensation, c’est qu’on a de plus en plus peur. De passer à côté du cas qui va aller mal, et que, du coup, et bien on inclut beaucoup plus de patientes dans des groupes à risque, pour éviter ce cas qui va aller mal ».

L’ensemble des soignantes a souligné l’impossibilité de contrôler complètement les risques et donc empêcher systématiquement que des complications graves surviennent. Dans des situations a priori normales, leur survenue provoque cependant une réaction émotionnelle forte, faite d’un mélange de tristesse pour les protagonistes (mère, fœtus, père, enfants aînés, etc.) et de peur (d’être blâmé pour une faute professionnelle au niveau individuel ou institutionnel) qui conduit les chefs, probablement sous la pression également des équipes, à modifier les règles pour empêcher qu’une telle situation se produise à nouveau. Les événements décrits comme « traumatisants » ont un impact au niveau institutionnel (production des protocoles)172.

Les complications graves n’amènent pas toujours à changer les protocoles, ce mécanisme se produit plus volontiers lorsque ces modifications vont dans le sens de la culture médicale en place, c’est-à-dire quand elles favorisent l’interventionnisme et la standardisation. Des précaution (précaution puisque la littérature ne montre pas que cette ventouse entraîne plus de problèmes).

172 Plusieurs recherches montrent que les sages-femmes et obstétriciens sont à risques de développer des symptômes de stress post-traumatiques après avoir accompagné des accouchements difficiles (Calvert et Benn 2015; Sheen, Spiby, et Slade 2015).

152 La construction formelle des risques : le cadre protocolaire

situations de complications graves qui ont possiblement été favorisées par la réalisation d’une césarienne par exemple, n'ont pas conduit à avoir une politique plus restrictive en la matière173.

2.1.2 … et protéger les professionnelles

Les promoteurs de l’Evidence Based-Medicine argumentent que la standardisation est un moyen de protection pour les professionnelles contre les risques médico-légaux (Timmermans et Angell 2001; Timmermans et Berg 2003). Les professionnelles étant anxieuses face à l’engagement de leur responsabilité, cette promesse de l’EBM fait particulièrement écho chez elles. Selon plusieurs professionnelles, la conception des protocoles serait aussi influencée par la volonté de se protéger du risque médico-légal. Si toutes perçoivent cela comme une nécessité, certaines développent des discours critiques à l’égard de ce processus. Pour Nadine, la peur des procès pousse les médecins à standardiser davantage les pratiques en créant de plus en plus de règles, elles-mêmes porteuses d’une vision de plus en plus restrictive de la normalité :

dans les petites m aternités ils sont beaucoup m oins dans cette heure du procès et du coup il y a m oins de surveillance, il y a m oins de contrainte protocolaire (….) le cadre médical moins strict laisse plus de place au déroulement naturel des choses. (Nadine, sage-femm e m at)

Cela affecte à la fois la marge de manœuvre des sages-femmes et celle des internes qui sont de plus en plus « infantilisés » selon Erin (CDC). Cela impacte aussi les parturientes.

Pour Vanessa, les protocoles établissent des limites très restrictives et qui doivent apparaître comme « infranchissables » pour les parturientes afin de protéger l’institution, situation qu’elle est l’une des rares à dénoncer en entretien. En distinguant ce qui est possible de ce qui ne l’est pas, les protocoles ont un effet de contrainte (« encadrement ») sur les femmes ainsi que sur les professionnelles qui s’en font quotidiennement le relais et qui finissent par intégrer ces normes et avoir l’impression qu’elles détiennent « la vérité absolue » (Vanessa, sage-femme mat).

La montée de la procéduralisation comme moyen de se protéger des risques de mises en accusation a été documenté dans d’autres contextes. Jeffcott et al. (2006) établissent ainsi un lien entre la montée de la procéduralisation et l’importante « blame culture » associée aux compagnies ferroviaires privées en Angleterre : « the proliferation of formal procedures was primarily motivated by self-preservation within a culture focused on accountability» (p.1112).

Selon Reynaud (1988), les règles explicites servent en effet à fixer « les responsabilités en cas de faute et déterminent la sanction applicable, elles permettent d'arbitrer les différends»

(p.5).

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