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Conclusion de la première partie

Chapitre 4 Construction du risque: « c’est toujours un risque parce que ce n’est pas tolérable » 98

1 Des risques incontestables et incontestés : un discours dominant

1.2. Démonstration discursive par l’expérience

Avoir vécu soi-même comme parturiente ou professionnelle une complication grave de la naissance est souvent utilisé pour démontrer la possible dangerosité de la naissance, alors même que ces expériences, si fortes soient-elles, n’ont aucune valeur statistique ou représentative. En elles-mêmes ces expériences vécues sont circonscrites, très rares quand elles sont graves. Ce qui fait véritablement exister ces expériences du danger, et leur donne le poids fort qu’elles ont aujourd’hui, c’est la mise en mots et la transmission orale. La parole fait pénétrer ces expériences du danger dans le social, elles sont appropriées, quelques fois récupérées pour servir l’argumentation. La transmission des expériences des complications graves de la naissance forment ainsi un socle partagé qui alimente les représentations de la naissance dangereuse et incertaine. Si d’autres types de transmissions plus collectives existent sans doute (par exemple par le biais des médias), ce sont les transmissions orales qui prennent place dans des interactions interpersonnelles que j’analyserai ici.

Si dans le contexte de la culture biomédicale, les expériences individuelles et les émotions sont considérées comme non constitutives de preuves, les usagères comme les professionnelles y ont cependant recours pour se représenter le monde. Pour Louise (sage-femme mat) qui a « vu beaucoup de choses horribles », « l’accouchement c’est un moment un peu entre la vie et la mort. Tu surfes, t'es sur la ligne puis à droite c'est la vie, et à gauche c'est la mort. Pis tout peut basculer ». Les expériences professionnelles sont ainsi transmises pour démontrer que l’accouchement est un processus incertain et potentiellement dangereux, et que l’hôpital est le meilleur lieu pour prendre en charge et limiter les risques.

j’ai une amie qui a accouché ici et qui était un peu ‘gonflée’ de comment ça c’était passé et qui a dit je m’en fiche, j’accoucherai en maison de naissance, et puis je lui ai dit, mais… il y a des trucs que tu peux pas prévoir avant. Je lui ai donné l’exemple de x. Son accouchement a choqué toute La Mat[ernité]. C’est un accouchement voie basse, qui s’est très bien passé, sauf que le placenta e st jam ais sorti, et elle a été tran sfusée de 26 culots ! 26 poches de sang ! et c’était pas prévu, c’était pas prévisible, et elle avait aucune pathologie qui pouvait annoncer ça. Elle a eu son hystérectomie d’hémostase102, et voilà. Et elle, elle est contente, parce qu’elle est vivante, et son enfant aussi. En maison de naissance elle serait m orte. (Maude, interne)

Lou (sage-femme mat) souligne que les complications graves de l’accouchement sont extrêmement rares. Le fait de travailler en milieu hospitalier lui permet cependant de vivre des expériences qui lui rappellent la réalité « dramatique » de cette possibilité. Elle cite un cas de bradycardie sévère qui a eu lieu la veille : « Honnêtement j’étais pas sûre que je le sortais vivant cet enfant. On était là et je me suis dit on aurait été ailleurs [on l’aurait perdu] ». C’est parce qu’elle l’a vécu « personnellement » que Cléa (sage-femme indépendante) 103 « souscrit tout à fait [à l’idée] que l’accouchement soit un événement dont le déroulement est imprévisible ». Elle raconte un accouchement en maternité qui s’était déroulé normalement, jusqu’au moment de la naissance où « quand [elle] a reçu le bébé

102 L’hystérectomie d’hémostase est une intervention chirurgicale qui vise à enlever l’utérus dans le cas d’une hémorragie qui ne parvient pas à être stoppée. Elle est considérée comme une intervention de dernier recours.

103 Cléa a accompagné quelques naissances à domicile dans des circonstances très précises. Cela ne fait pas partie de sa pratique habituelle.

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dans [s]es mains. [elle s’est] dit « le bébé est mort » », sans qu’elle ne comprenne encore ce jour ce qui s’était passé. Elle ajoute : « ça m’a toujours poursuivie et je me suis toujours dit :

« mais à domicile si une chose comme ça m’arrivait mais... ». Cette expérience qui l’émeut visiblement encore aujourd’hui agit comme un épouvantail qui la tient à distance de la pratique de l’accouchement à domicile.

Lors du premier jour de mon terrain à La Maternité, la sage-femme responsable de la salle d’accouchement, Margot, m’a présenté le fonctionnement du service, puis fait une visite guidée des locaux. Arrivées au seuil d’une petite pièce dans laquelle se trouvent deux très grands frigos, elle me dit : « là c'est le congèle pour les placentas, qui sont après détruits. Et là, c'est le congèle pour les bébés morts104. Il y en a en ce moment ». Cette présentation a constitué en une démonstration, assez violente, adressée à la sociologue que les morts pendant l’accouchement existent, et appuyé le discours qu’elle m’avait tenu en entretien sur

« la salle d’accouchement comme un service d’urgence, où les complications peuvent être très graves ». Plus qu’une démonstration, il s’agissait de me faire vivre l’expérience indirecte de la mort, et me la faire vivre dans mon corps par les émotions que cela suscite.

J’ai constaté à plusieurs reprises que les professionnelles se racontent entre elles (souvent se re-racontent), leurs expériences professionnelles face à des complications très graves et inattendues, comme lors d’une nuit de garde où les sages-femmes évoquent le cas d’une hystérectomie, d’une procidence du cordon [une complication rare et grave] où « ça courait dans tous les sens » pour faire très rapidement une césarienne, ou encore un choc anaphylactique : «Tout allait bien, la dame allait très bien, et puis deux minutes après, je retourne dans la salle, c'était l'exorciste ! La dame bavait, avait les yeux exorbités, toute tendue, elle avait changé de couleur ! C’était horrible, j’ai hurlé pour qu'on appelle l'anesthésiste ». Elle rapporte que la mère a été sauvée in extremis mais que le bébé est décédé. Plusieurs sages-femmes présentes connaissent visiblement ces cas, il s’agit donc d’histoires qui se racontent et se re-racontent et qui font partie intégrante de l’histoire de l’institution. Cela participe également à rendre présents les dangers de la naissance dans les esprits, alors même qu’ils se produisent extrêmement rarement (Scamell et Alaszewski 2012). La plupart des professionnelles, même très expérimentées, n’ont vécu elles-mêmes qu’une poignée de ces cas. L’hôpital étant construit comme le lieu le plus sûr pour prendre en charge l’incertitude et les risques, les cas de décès de fœtus, ou encore plus exceptionnellement, de parturientes105, qui y surviennent, pourraient constituer un risque pour sa légitimité, en révélant sa faillibilité (Murphy-Lawless 1992). Ces évènements viennent au contraire renforcer le système obstétrical, en rappelant la dangerosité du processus de l’accouchement, notamment aux professionnelles. Karl Weick (1987), considère que le « storry telling effect » constitue un facteur de fiabilité [reliability]

institutionnelle puisqu’il permet aux professionnels de mieux connaître l’institution, les dangers, et les modalités de rattrapage des erreurs.

104 Elle n’emploie pas le terme de fœtus, mais bien celui de bébé, alors même que, comme je l’ai appris par la suite, il s’agit bien de fœtus, la plupart du temps dans le contexte d’interruptions médicales de grossesses ou de morts in utero. L’immense majorité de ces décès n’est pas liée à des problèmes lors de l’accouchement

105 Selon un médecin adjoint, le décès d’une parturiente est de l’ordre d’un tous les 10 ans dans l’hôpital où j’ai conduit mon enquête, ce que confirment les statistiques produites par l’Office Fédéral de la Statistique (OFSP).

Raconter ces histoires permet une transmission du savoir-faire professionnel :

A system that values stories and storytelling is potentially more reliable because people know more about their system, know more of the potential errors that might occur, and they are more confident that they can handle those errors that do occur because they know that other people have already handled similar errors. (Weick 1987, 113)

Dans les parties qui vont analyser les pratiques, cet effet des histoires racontées devra être estimé. Celui-ci pourrait être aussi pervers en augmentant la sensation de danger, et en augmentant ainsi la surveillance et l’interventionnisme, qui sont en mesure de produire d’autres problèmes.

Dans le discours des parturientes, les expériences ont une place importante dans la mise en évidence du risque. Des évènements vécus personnellement lors d’un précédent accouchement sont cités comme élément de preuve que l’accouchement est risqué et que sans l’hôpital, la parturiente et le bébé seraient décédés, ou auraient connu des complications graves. Myriam, qui a eu une césarienne en urgence pour son premier enfant pour procidence du cordon106 me dit : « Si j'avais accouché à la maison, la première fois, et avec ça, je sais pas... qu'est-ce qui se serait passé, non? » (Myriam, parturiente, 2 mat). Eve (parturiente, 3 mat) a vécu un curetage compliqué dans un contexte de rétention placentaire et d’hémorragie, après un accouchement sans problèmes particuliers. Même si elle savait que l’accouchement était un évènement potentiellement dangereux, le fait d’avoir vécu ce basculement dans sa chair et d’avoir eu peur pour sa vie a renforcé sa conviction que tous les accouchements doivent se dérouler à l’hôpital. Malorie (parturiente, mat) a subi une rupture de la poche des eaux, et une stimulation par syntocinon (une hormone de synthèse qui est injectée) car la dilatation du col de l’utérus stagnait. Elle est déçue d’avoir dû subir ces interventions puisqu’elle voulait « un accouchement le plus naturel possible ». Elle relativise cependant sa déception en riant et me dit « peut-être dans la nature je serais morte parce que ça [ne] se serait pas dilaté ! ».

Des histoires catastrophiques vécues par des proches ou des connaissances font aussi particulièrement résonnance chez les répondantes, telle Sandra (parturiente, 1 mat avec sage-femme agréée) qui pense que l’accouchement est « quand même à risque » puisque dans la crèche où elle travaille, les professionnelles s’occupent «d’un bébé dont la mère est décédée lors de l’accouchement », ou Leonie et son conjoint Loris qui mentionnent la sœur de celui-ci qui a vécu une complication et dont le fait d’avoir accouché à l’hôpital « lui a presque sauvé la vie » (Leonie et Loris, parturiente et conjoint, 1 mat).

Si les professionnelles n’ont pas tendance à raconter des histoires terribles aux parturientes (sauf dans le cas où il s’agit de mettre en garde une femme d’une pratique jugée à risque, le plus souvent l’accouchement à domicile), il s’agit en tout cas de faire passer le message que l’accouchement est un évènement sérieux et compliqué. Plusieurs fois sur le terrain, j’ai assisté à des recadrages de la parole des parturientes qui rapportaient une expérience de la naissance « facile », voire « peu douloureuse ». Dans une situation où la parturiente, accompagnée par une sage-femme agréée, avait accouché très rapidement et sans péridurale elle s’exclame juste après la naissance, un grand sourire aux lèvres : « j’y crois pas comme c’était rapide ! comme c’était facile ! c’était si facile ! c’est incroyable ». La

106 La procidence du cordon est une situation d’urgence vitale. Elle survient lorsque le cordon ombilical descend dans le vagin avant le fœtus. Le cordon est alors comprimé par la tête du fœtus qui appuie sur celui-ci, rendant impossible ou difficile la circulation sanguine (et notamment les apports en oxygène) entre le placenta et le fœtus.

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femme référente, présente depuis 5 à 10 minutes, réplique : « enfin facile… ». La patiente se reprend « oui enfin quand je veux dire facile, rapide quoi » (Journal de terrain, La Maternité).

Par le biais des sages-femmes qui valorisent pourtant la naissance « physiologique » comme valeur professionnelle en lien avec leur identité de métier (Gouilhers 2010; Knibiehler 2007a), c’est le discours institutionnel et biomédical dominant qui est transmis. On s’assure en quelque sorte de modeler l’expérience des femmes, et leurs discours, pour qu’elle colle avec le discours institutionnel. Ce travail a aussi été effectué par rapport à ma recherche.

Le premier jour de mon terrain en salle d’accouchement, j’ai assisté à un accouchement très rapide, durant lequel la gynécologue-obstétricienne (la parturiente disposait d’une assurance privée) n’avait rien eu à faire car le « bébé avançait tout seul ». Elle a à peine eu le temps d’enfiler des gants pour rattraper l’enfant. Elle se tourne alors vers moi et me dit « ben vous allez croire que l'obstétrique c'est très facile ! » (Jade, adjoint, journal de terrain). Sous-entendu : les naissances faciles sont exceptionnelles. Les professionnelles m’ont aussi très souvent rappelé que la salle d’accouchement était un service d’urgence, puisque

« l’accouchement peut représenter un danger imminent » (Oriane, infirmière responsable des soins du Département de gynécologie obstétrique) et que parfois « on est à deux minutes près pour sauver la vie d’un bébé » (Margot, sage-femme responsable de la salle d’accouchement). Les professionnelles, et notamment Margot, soulignent que la survenue de ces situations peut être imprévisible : « tout va bien, le cœur [du fœtus] est normal, et deux minutes après la maman bipe, et en fait le cœur décélère, alors que deux minutes avant tout allait bien. Et on est subitement placé devant une prise de décision car tout d'un coup quelque chose se passe mal ». Il s’agit d’employer un ton catastrophiste pour bien souligner la caractéristique de l’obstétrique (Scamell et Alaszewski 2012b; Perrenoud 2016) en faisant référence au « scénario du pire » [worst case scenario] décrit par Clarke (2006;

2008).

Dans les propos des femmes (et de leurs conjoints quand j’ai pu les recueillir), les personnes qui vivent des naissances physiologiques, rapides et faciles sont considérées comme

« chanceuses ». Cela nous apprend d’une part que ce sont ces naissances-là que les femmes aimeraient vivre, qui sont considérées comme « idéales », et d’autre part qu’il est considéré qu’il faut être privilégiée pour en faire l’expérience, tant ces naissances seraient trop rares. Les femmes qui ont accouché en dehors de l’hôpital tiennent également ce type de discours, alors même qu’elles critiquent l’idée que l’accouchement doit être considéré comme un évènement dangereux et compliqué. Elles s’excusent presque d’avoir eu la chance de vivre un accouchement si « parfait ». Ce discours est particulièrement tenu par celles qui ont connu plusieurs accouchements extrahospitaliers qui se sont bien passés, comme si elles défiaient les statistiques. Géraldine estime « connaître sa chance que tout se soit bien passé les trois premières fois » [où elle a accouché à domicile] et ne veut pas

« retenter cette chance » avec un quatrième enfant. Armelle, qui a accouché quatre fois en maison de naissance, pense qu’elle a « vraiment eu une bonne étoile ». Ce sont les situations physiologiques, bien que ce soient celles qui se produisent le plus fréquemment, qui doivent faire l’objet d’une justification. La facilité de certains accouchements étonne, déconcerte femmes et professionnelles, surtout à La Maternité, mais aussi parfois à l’extérieur.

Ce qui est énoncé finalement dans ces discours et ces pratiques, c’est que l’incertitude demeure toujours dans l’accouchement, puisque « la nature est différente de ce qu’on prévoit » (Laura, CDC). C’est bien ce qui rend ce moment si instable, dangereux, liminaire : il est défini comme un état de nature par excellence, celle-ci étant conçue comme

potentiellement dangereuse et en partie immaîtrisable107. L’argumentation de l’accouchement qui doit avoir lieu en milieu hospitalier repose sur cette conception, en ajoutant que l’institutionnalisation des naissances permet cependant de réduire cette incertitude, et de domestiquer davantage la nature.

Les dangers de l’accouchement transitent par l’expérience, incorporée ou rapportée, de cas interprétés comme ayant été proches de se dénouer de manière tragique, et fonctionnent par la stimulation d’émotion, et notamment la peur.

1.3. Le corps de la femme enceinte comme « bombe à retardement »

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