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Chapitre 2 Gouverner l’accouchement par le risque

1 Approche théorique et concepts

1.1. Vers l’analyse des usages

Dans la thèse, je prends de la distance avec les travaux qui considèrent que les soignant.e.s détiennent un pouvoir qu’ils ou elles exercent dans le but de dominer et d’asservir les femmes, notamment par la contrainte et les pratiques disciplinaires. Je m’inscris davantage dans une approche foucaldienne du pouvoir, et je vais en particulier avoir recours au concept de gouvernement.

Foucault inscrit le pouvoir dans une Histoire. Pour lui, nous sommes passés d’une forme de pouvoir matérialisable (pouvoir « souverain » (Foucault 1975)) et constitué par une oppression visible, par l’utilisation de la violence, à un pouvoir capillaire qui régule en ayant peu recours à la contrainte physique et à la sanction (Lascoumes 2004). Ce qui intéresse Foucault, ce n’est pas le pouvoir comme propriété mais plutôt comme relation et stratégie qui s’exprime à travers des « dispositions », « des manœuvres », « des tactiques » et « des fonctionnements » (Foucault 1975, 31). Comme le suppose le concept de biopouvoir déployé par Foucault, ce n’est pas par l’obligation ou la violence que l’individu est discipliné (ou pas uniquement) afin qu’il agisse en fonction des bons comportements définis par le pouvoir médical, mais plutôt par la suggestion, le conseil, la recommandation et la signification de normes par la prévention : « l’objectif est que les comportements subjectifs correspondent aux normes biomédicales » (Jacques 2007, 17). C’est-à-dire que l’individu applique volontairement ces normes dans ses propres pratiques, qu’elles deviennent son propre projet individuel. Jacques a montré l’influence des soignant.e.s mais aussi de la presse de vulgarisation pour socialiser les futures-mères à l’adoption de comportements souhaitables par exemple. Lothian et Grauer (2003) désignent aussi le rôle joué par les médias, et notamment les émissions de télé-réalité consacrées à la naissance.

Cette conception permet de rompre avec l’idée, notamment développée par Beck et Giddens, d’un individu rationnel et autonome à même de faire ses propres choix en fonction de ses connaissances sur le risque. Dans la perspective foucaldienne de la gouvernementalité, l’individu est « infitré par le pouvoir et la technologie morale du risque » (Chadwick et Foster 2014, 89 ma traduction) et devient un agent moral qui s’autorégule (« a self-regulating moral agent ») et participe activement et volontairement aux régimes de régulations (Lupton 2013b).

C’est ainsi bien les modalités d’exercice du pouvoir qui sont inspectées par Foucault et qui s’expriment le plus volontiers sur la vie et les corps (Le Breton 2010b; Dider Fassin et Memmi 2004; Berlivet 2004; Memmi 2003) et sont relayées de l’ « intérieur » (Foucault 1975), par les individus eux-mêmes. Dans la pensée de Foucault le pouvoir est à la fois

« répressif » et « productif » (Foucault 2001c), et c’est d’ailleurs sur ce deuxième aspect que

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se concentre son travail. Le pouvoir est productif au sens qu’il concerne plus l’administration de la vie que de la mort (qui concerne plutôt le pouvoir souverain). Ce « gouvernement de la vie » (Dider Fassin et Memmi 2004) est ainsi une perspective particulièrement riche dans le contexte de l’accouchement qui consiste en l’émergence d’une nouvelle vie et une centration sur les corps, de la parturiente en premier lieu, mais aussi du fœtus, et des professionnel.le.s qui agissent avec leur corps sur celui des femmes (et du fœtus/bébé). Vuille (1998) évoque pourtant son étonnement face à la faible place donnée au corps de la femme, et notamment à son sexe, dans les salles d’accouchement. C’est une dimension également occultée dans certaines publications autour de la naissance. Jacques (2007) par exemple, qui propose une

« sociologie de l’accouchement », un titre promettant l’exhaustivité, ne l’aborde qu’à la marge, et à demi-mot. Le corps est un élément central dans la théorie de Foucault sur le pouvoir : c’est avant tout par celui-ci que se joue le pouvoir et les modalités de son exercice :

« l’investissement politique du corps relève plutôt d’une forme d’organisation diffuse qui impose sa marque sans être nécessairement élaborée et objet de discours » (Le Breton 2010b, 101). Il fera ainsi partie intégrante des analyses proposées dans cette thèse.

Dans son travail sur le « gouvernement de la vie et de la mort », Memmi (2004, 2003) constate un recul de la punition y compris pour des pratiques qui ne sont pas reconnues officiellement, telles que l’euthanasie (et auparavant, l’avortement). La sociologue montre que pour être progressivement reconnues et légalisées, ces pratiques doivent cependant être encadrées par des professions médicales (ou a minima paramédicales) : la médicalisation les rend socialement acceptables. Il n’est pas question pour elle d’une surveillance d’une population durablement captive, les modalités actuelles d’exercice du pouvoir n’en ont plus besoin. Elle écrit : « point de grand renfermement, mais une construction sociale de ces choix en matière de procréation comme relevant exclusivement du médical et de la notion de ‘santé’ » (Memmi 2003, 20). Pour Memmi, le dispositif de gouvernement prend actuellement la forme d’une régulation par l’autonomie et une vigilance par la « conformité biographique » qu’elle nomme « gouvernement sur les motivations » (p.35) ou à plusieurs endroits de l’ouvrage « gouvernement par la parole ». Le gouvernement des pratiques se joue ainsi dans des instances particulières qui servent à faire émerger ces

« paroles légitimes », ou à en vérifier l’existence (p.28). Memmi pense en particulier aux entretiens obligatoires pour accéder à une interruption volontaire de grossesse (IVG) en France.

En comparaison avec d’autres paradigmes, par exemple marxistes, autour de la notion de domination, le concept de « gouvernement » permet une appréciation plus contemporaine du développement et du maintien des normes qui sont intériorisées et de la notion de pouvoir qui ne constitue pas une substance qui préexiste aux relations entre individus. Le pouvoir n’est ici pas nécessairement un projet politique global mené intentionnellement par l’Etat et les classes dirigeantes. Il se diffuse en dehors des institutions officielles : il n’est pas matériellement localisable et n'est pas coordonné par une tête pensante, ou un groupe de personnes qui détiendraient le pouvoir. Le pouvoir comme relation circule dans et à travers les institutions et en dehors, jusque dans et par les individus, professionnel.le.s comme parturientes. Adopter cette perspective me permet de ne pas évoluer d’emblée dans un cadre où l’on considérerait que les médecins utilisent la médecine et les techniques comme un moyen délibéré de contraindre et d’assujettir les femmes (bien que le dispositif puisse produire ce type de mécanisme). Dans la perspective foucaldienne, la capacité de se responsabiliser, de s’auto-surveiller et finalement de prendre part au gouvernement est liée à

un contexte néolibéral et est au cœur du pouvoir moderne (Lupton 2012b). Les individus sont encouragés à percevoir ces efforts comme souhaitables et dans leurs propres intérêts et donc à les adopter volontairement ; en cela ils participent aux régimes de régulations qui deviennent partie intégrante de leur projet individuel (Lupton 2013b; Chadwick et Foster 2014, 60). Le pouvoir s’exerce peu par la soumission des individus et la contrainte, il existe davantage par la participation active des individus qui le relaient (Rose 1999): « gouverner, c’est faire que chacun se gouverne au mieux lui-même » (Dider Fassin et Memmi 2004, 25).

Pour autant, des institutions telles que l’hôpital ou les médias participent de ce

« gouvernement à distance » ((Lupton 2012b, 335, voir aussi: 1995) qui est donc à la fois interne et externe aux individus.

Le concept de gouvernement me permet aussi de mieux déterminer ma place dans les travaux féministes qui se sont saisis de la question de la maternité, et dont j’ai décrit les débats dans le chapitre précédent.

Je m’inscris dans le projet de Descarries et Corbeil de sortir de l’opposition dichotomique stérile et « réductrice » (2002a, 15) entre une technique et une médecine (voire une maternité) qui aliène ou qui libère et permet l’empowerment. Des chercheuses ont montré comment la technique pouvait être l’une et l’autre à la fois en fonction des usages et des personnes à même de décider de ces usages (les femmes elles-mêmes ou les professionnel.le.s de santé par exemple).

La question de l’avortement en est un bon exemple. Dans les luttes féministes des années septante, les femmes se sont à la fois battues pour extraire l’avortement de son statut clandestin, acte réalisé entre femmes sans régulations médicales et étatiques, à une prestation remboursée par les assurances maladies et réalisée par des médecins. En parallèle, les féministes ont aussi lutté (et luttent encore) pour que l’avortement ne serve pas de prétexte à une médicalisation excessive du corps des femmes et à une emprise par l’hôpital et par des professionnel.le.s de santé. A Genève, les féministes affiliées au MLF ont ainsi milité contre l’hospitalisation systématique après un avortement (il était de trois jours, elles ont lutté pour que cela se fasse en ambulatoire sur une journée) et que l’anesthésie locale soit accessible à celles qui le souhaitent (à la place de « l’anesthésie générale auparavant imposée ») (Nissim 2014, 19‑20). Les travaux de Nelly Oudhsoom (1994, 1998) sur la pilule contraceptive en sont aussi un exemple. Elle montre que la pilule permet à la fois aux femmes de contrôler la procréation et leur propre corps, en ce sens elle est émancipatrice, mais elle a en même temps représenté un moyen « très matériel de modeler, réguler et standardiser » leurs corps (Gardey et Löwy 2000, 12). Comme le rappellent par ailleurs Angeloff et Gardey (2015) : « les propriétés techniques des techniques ne décident pas des conduites individuelles et collectives. La raison en est que les scripts et scénarios inscrits dans les techniques sont déjà et toujours des arrangements sociaux ou sociotechniques (Akrich, Callon, et Latour 2012 [2006]). (…) En découle une grande variété d’interprétations et d’appropriations » (p.34-35). En ce sens, certains outils (elles prennent ici l’exemple du stérilet) peuvent servir « ici à l’oppression patriarcale des femmes et, ailleurs, à leur émancipation » (p.35).

Rappeler cette pluralité d’usages, de situations et de combats féministes permet de penser en quoi une technique médicale n’est pas en soi un instrument d’émancipation ou au contraire de domination pour les femmes. Le bénéfice pour les femmes d’avoir accès à certains savoirs et techniques médicales ne doit pas empêcher de questionner l’emprise des techniques sur le corps des femmes et les conséquences que produit la médicalisation. En

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d’autres termes, il ne s’agit pas de renverser une domination que la technique exercerait nécessairement sur le corps des femmes, ou de considérer au contraire l’accès à la technique et son utilisation nécessairement comme une avancée pour les femmes, mais de questionner les usages des techniques, et surtout qui sont les personnes qui détiennent la capacité de décider de cet usage en tant qu’enjeu de pouvoir. De la même manière, il s'agit de tenter de dépasser l'opposition nature/culture à propos de l'accouchement (la technique aurait perverti la nature du corps féminin). S’extraire de ces dichotomies passe nécessairement par un travail empirique fouillé et nuancé qui s’attache à restituer la diversité des expériences des femmes aujourd’hui, ce qui fait partie de mes objectifs principaux.

Je précise qu’il ne s’agit pas non plus de faire une distinction a priori sur la potentialité aliénante ou émancipatrice des techniques en fonction de leur niveau de perfectionnement technologique. Je pense ici les techniques dans un sens large qui peuvent aller des techniques du corps (Mauss 1936) déployées par exemple par les sages-femmes à domicile, jusqu’aux machines qui impliquent une technologie avancée qui sont utilisées par les médecins à l’hôpital. Vuille (2015), dans son Histoire de l’accouchement sans douleurs dans les années 1950 en France montre combien une technique « modeste » et « usuelle » peut être tout aussi contraignante pour les femmes que des techniques « de pointe » (p.40) :

L'opposition prégnante dans l'historiographie féministe entre des technologies masculines invasives (instruments, moniteur fœtal, perfusion, péridurale, etc.) et des pratiques féminines respectueuses de la personne enceinte et de son corps (peu d'instruments,

«accompagnement» solidaire, engagement corporel), entre les « mains de fer » des médecins et les « mains de chair » des sages-femmes (Rich 1976), entre la dépendance induite par des technologies « lourdes » et l'autonomie offerte par des techniques « légères » (ou plus « naturelles ») s'avère peu pertinente pour comprendre le rôle complexe et partiellement contradictoire joué par l'accouchement sans douleur dans l'histoire de la naissance au XXe siècle. L'examen de cette méthode plaide pour plus de flexibilité dans l'interprétation du potentiel d'asservissement ou d'émancipation des techniques, en particulier de leur effet sur l'agentivité des femmes (Gardey 2005) (Vuille 2015, 53).

Recueillir des discours et surtout des pratiques de prise en charge de l’accouchement aujourd’hui dans des dispositifs concurrents me permettra de questionner l’usage qui est fait des techniques et la distribution du contrôle de ces usages par les femmes et les professionnel.le.s.

Cette position n’implique cependant pas que je conçoive, comme le font certaines chercheuses de la troisième vague, que les femmes devraient être libérées des normes qui se posent à elles afin d’être à même de faire le choix qui aurait été le leur si elles avaient été libres. Je choisis plutôt de m’intéresser à ce discours, ou projet idéologique libéral en tant que tel. Dans la perspective foucaldienne que j’adopte, la question n’est pas de savoir comment se libérer des normes pour agir librement, mais plutôt de s’intéresser à la manière dont les normes sont produites, comment elles s’articulent et se déploient (y compris par les objets techniques), quels sont leurs effets, au sein d’un processus de gouvernement de la vie. Cela n’empêche pas de caractériser cependant les interactions entre individus et la nature des relations de pouvoir qui les traversent, qui peuvent laisser plus ou moins de place à l’agentivité. Ce travail sur l’élaboration des normes et des dispositifs sera fait aussi bien à propos du modèle médical de l’accouchement, que de son modèle concurrent dit d’ « accouchement naturel ».

Surtout la question du « choix » ne peut être posée sans restituer les conditions structurelles de sa production : adopter une démarche constructiviste, par exemple sur les risques, implique de conserver cette même démarche et l’appliquer à la question des choix individuels, dans le prolongement des propositions de Nancy Hirschmann (2003). Cela ne revient pas à dire que je conçois que les choix faits par les mères et leurs évaluations du risque sont mécaniquement façonnées par le monde médical qui exerce une domination sur celles-ci. Il s’agit plutôt de considérer que ces mécanismes sont complexes et d’analyser comment les femmes font leurs choix, tout en maintenant que cette analyse ne peut faire l’économie de prendre en compte le contexte historique, politique et matériel de la prise en charge de l’accouchement dans lequel ces choix émergent (Beckett 2005). Le concept de gouvernementalité (Foucault 1994b) restitue le fait que, notamment dans le domaine de la santé, les choix et les pratiques des individus sont informés et construits par les discours produits par le milieu médical, les institutions, mais aussi par les relations sociales qu’ils entretiennent. Les expériences vécues de l’accouchement ne peuvent être séparées du médical puisqu’elles sont toutes en interaction avec les institutions médicales (Malacrida et Boulton 2014) et leurs techniques (certes avec une intensité et des formes variables) d’une part, mais aussi parce que l’expérience incorporée que font les femmes de la maternité est

« informée par les connaissances médicales et les technologies » (Akrich et al. 2014, 19;

Voir aussi: Akrich et Pasveer 1996; Akrich 2010).

Ce projet implique une démarche empirique qui ne se limite pas à recueillir les discours des femmes, mais à les croiser avec ceux des professionnel.le.s, tout en y superposant un regard sur les pratiques et le fonctionnement des dispositifs de prises en charge de l’accouchement qui se prévalent du modèle de l’accouchement naturel alternatif, comme du modèle de l’accouchement à l’hôpital. Les choix des médecins et des sages-femmes sont en effet eux-aussi le produit d’une construction sociale.

Par ailleurs, l’accouchement et le corps féminin qui donne naissance ne sont pas essentialisées, c’est-à-dire qu’ils sont pris comme un « fait social à part entière » et non pas comme un « fait naturel » (Cardi et Quagliariello 2016, 171) : il s’agit « de rompre avec l’illusion d’une éternité ‘anthropologique’ de la reproduction » (E. Fassin 2010a, 48), dans la lignée d’autres travaux et de ne pas s’inscrire dans une forme d’ « universalisme biologique » (Cardi et Quagliariello 2016, 175).

1.2. L’approche socio-culturelle des risques : articuler le niveau

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