• Aucun résultat trouvé

Des sensations agréables: « the best-kept secret » ?

Conclusion de la première partie

3 Le « mal joli » : des sensations à éprouver dans son corps

3.3. Des sensations agréables: « the best-kept secret » ?

Le film documentaire « Orgasmic Birth » (Pascali-Bonaro 2008) dénonce le fait que l’accouchement soit passé d’un processus naturel, à une procédure médicale. La réalisatrice Pascali-Bonaro souhaite démontrer que l’accouchement peut être un moment de plaisir pour les femmes. Elle propose une succession d’interviews avec des sages-femmes, des médecins, des chercheuses ou chercheurs (y compris en anthropologie), des accompagnatrices à la naissance, des mères, ainsi que des extraits vidéo d’accouchements décrits comme orgasmiques pour appuyer son propos. La possibilité d’avoir un orgasme (ou du plaisir) pendant la naissance est défini comme un tabou, et l’un des secrets les mieux gardés autour de la naissance, d’où son titre complet « Orgasmic birth : the best kept secret ? »134.

La prise en charge médico-technique de la naissance entraînerait une dépossession des femmes de ce moment incroyable, construit comme paroxysme de leur vie. Ces arguments s’inscrivent dans le courant féministe essentialiste qui décrit l’accouchement comme un évènement crucial pour la pleine réalisation de la femme, qui doit donc le vivre dans son corps. Ici, il s’agit même de montrer que les femmes peuvent ressentir du plaisir, accouchement et sexualité étant rapprochés. Ce parallèle entre accouchement, sexualité et proximité entre douleur et plaisir a déjà été établi par le psychothérapeute Georg Groddeck par exemple, au milieu des années 1970 :

Avez-vous déjà assisté à un accouchement ? Il y a un fait tout à fait étrange : la parturiente gémit, crie, mais son visage est rouge, fiévreusement surexcité et ses yeux ont ce rayonnement extraordinaire qu’aucun homme n’oublie lorsqu’il l’a suscité chez une femme...Seuls ceux qui flairent partout la perversion et les plaisirs contre nature ne savent pas ou font semblant d’ignorer que la grande volupté s’accompagne de douleur (Groddeck 1976, 50; cité par Van der Schueren 2003).

Des femmes et des sages-femmes, reprennent en partie ces idées et décrivent les sensations de la naissance comme à part, « indescriptibles » et « intenses » (Emilie, parturiente 2 mat, privée). Il ne s’agit pas, ou pas uniquement, de sensations douloureuses, mais « autre chose » que les paroles ne parviennent pas à restituer, comme si le vocabulaire pour le dire faisait défaut. Cleo (sage-femme AMN) décrit l’accouchement d’une femme qui

« avait sûrement mal » mais qui arborait aussi « une sorte de sourire ». Son « état n’a[vait]

pas de nom, mais sûrement proche de l’orgasme. C’est mystérieux (…) elle était transportée ». Nathalie qui a accouché à la maternité pour son premier enfant dit avoir ressenti des sensations « agréables » pendant les poussées, qui étaient « limite du plaisir ».

Chloé (parturiente, 1 AMN) n’a pas ressenti un « plaisir physique mais un plaisir mental » qu’elle relie à la sensation corporelle de la mise au monde. Carole (parturiente, 1 AAD) a partagé des sensations sexuelles avec son compagnon, au moins au début de l’accouchement :

134 Le film est avant tout un plaidoyer en faveur de l’accouchement « naturel » et contre la médicalisation de la naissance. Son titre est un peu provocateur et ne reflète pas l’ensemble du documentaire. Celui-ci a été diffusé plusieurs fois en Suisse, la plupart du temps à l’initiative d’associations autour de la « naissance naturelle ».

108 Construction du moment magique : « un des plus beaux jours de votre vie »

le début des contractions c’était presque orgasmique. On se faisait des caresses, on ét ait très dans un truc plaisir Je prenais m es contractions en ondulant. C’était très, caressant comme ça, avec [mon partenaire] (…) j’étais en abandon sur son corps, je m’abandonnais vraiment sur lui, comme si je déversais ce que je ressentais en lui. Mais c’était presque… on arrivait… c’était pas sexuel, mais c’était sensuel. (Carole, parturiente , 1 AAD)

En parallèle de la vision du corps féminin comme menace, une vision positive de celui-ci existe. Dans ce chapitre, j’ai montré que le corps féminin est pensé comme particulièrement puissant et ingénieux dans sa capacité à secréter des hormones à l’équilibrage subtil. Il peut être aussi le lieu de plaisir, quand les douleurs de l’accouchement parviennent à être

« transformées ». Enfin, le corps de la femme qui accouche peut aussi être performé comme beau, sensuel, voire attirant. La multiplication des photographes spécialisés dans les photos des accouchements en témoigne, des recherches par mots clés sur Google ou sur les réseaux sociaux par exemple révèlent cette esthétisation du corps qui accouche. Cette beauté du corps de la femme est révélée quand l’accouchement est physiologique d’une part, et quand « on n’en voit pas trop » d’autre part (c’est-à-dire qu’il y a plus un focus sur le corps dans sa globalité que sur le sexe) selon les répondantes : « dans un accouchement physiologique, quand elles [les sages-femmes] font pousser sur le côté, ça peut être tout à fait joli » (Mélissa, interne)

Le corps de la femme peut être dépeint comme « très sensuel, en fonction de comment elle bouge » (Coralie, sage-femme AMN). Le corps de la femme qui accouche peut représenter un objet de désir, voire d’excitation. Patricia me confie cela : « il y a toujours à un moment pendant l'accouchement, où je trouve ces femmes tellement belles ! le corps est tendu, la peau est lisse, le ventre bombe, elles sont apaisées… elles sont juste magnifiques. (…) ça peut être d'un érotique hors-pair ». (Patricia, sage-femme AAD AMN). Sophie (sage-femme mat suivi global), qui précise « ne pas être attirée par le corps de la femme pour [s]a propre sexualité », m’explique néanmoins : « si vous avez une belle femme, les fesses sont belles et la position à quatre pattes ça peut être une très belle position, et je me régale en fait, esthétiquement. Je trouve ça beau, et à un moment je me dis, ouais c’est sexuel ».Pendant son accouchement, Chloé (parturiente 1 AMN transféré) s’est aperçue que son mari avait une érection :

j’étais à quatre pattes, avec [mon mari] en face de moi, donc j'avais la tê te pratiquem ent... tu vois, voilà... et il avait une érection. C'est quelque chose qu'il contrôlait pas, clairem ent il était pas axé sur ça m entalem ent, m ais son corps réagissait. (Chloé, 1 AMN transféré)

Eprouver du plaisir pendant l’accouchement est «tabou » comme me l’ont dit certaines sages-femmes indépendantes et des mères135.

Com bien de sage-femme j’ai entendu dire au moment de l’expulsion : « Poussez où ça fait m al m adam e ». Mais il n’y a pas une sage-femme qui dit : « Mais poussez où ça fait du bien m adam e ». (…) Cette sensation-là, c’est encore h yper tabou. (…) Ma collègue X a dû vous le raconter parce qu’elle le raconte volontiers. Elle a une femm e une fois où quand elle a posé le bébé sur le ventre, le cordon passait le long du clitoris et il pulsa it encore. La femm e a

135Pour certaines femmes, mais aussi des sages-femmes, sexualité et accouchement sont d’ailleurs des sphères qui sont séparées et qui doivent l’être. Pour Géraldine (parturiente, 3 AAD), ce n’est pas parce qu’il y a « des organes en commun », « qu’on peut relier une naissance à la sexualité ». Aurélie (parturiente, 2 AAD) n’a « absolument pas envie d’en faire un moment érotique d’aucune façon», ça lui « pose même un problème ». Ce tabou peut être à l’origine de pratiques spécifiques autour de la prise en charge des corps que je présenterai dans les parties suivantes.

trouvé juste hyper agréable d’avoir ce cordon qui lui chatouillait le clito[ris]. Je veux dire c’était juste merveilleux pour elle. (…) elle en parle souvent pour évoquer justem ent ce côté sexuel de la naissance. Oui ça peut faire m al oui mais ça peut aussi faire du bien. Dommage qu’on n’en parle pas plus quoi.

(Khadija, sage-fem m e AMN AAD)

A plusieurs reprises en entretien ou dans des débats publics, certaines sages-femmes, qui sont qualifiées par les autres d’ « extrêmes » dans leurs positions en faveur de l’accouchement naturel, ont mentionné la relation directe entre sexualité et accouchement136, et utilisent le parallèle dans une forme de provocation :

Solène : si j'assistais à un accouchem ent avec péridurale, et un accouchem ent sans péridurale, je verrai quoi ?

Ben, c'est la m êm e chose si vous faites l'am our avec péridurale ou sans péridurale.

Solène : [Rire] m ais ça fait m oins m al l'am our, non ?

Mais il y a des femmes qui n'ont pas m al, il y a des femm es qui ont des orgasm es, il y a des femm es qui sont super heureuses alors toutes celles -là elles seront passé es à côté. (Claire, sage-fem m e AAD AMN)

Pour ces sages-femmes, le lien entre sexualité et accouchement est évident, et il est pourtant nié : « l’accouchement c’est vraiment quelque chose d’intime, cela fait partie d’un continuum de la sexualité où l’accouchement est le paroxysme » pour Danaé (sage-femme AAD). La prise en charge médicale de la naissance, et notamment l’accès à la péridurale, empêcheraient alors les femmes de ressentir ces sensations extraordinaires. Les discours effrayants autour de l’intensité de la douleur de l’accouchement, participeraient eux-aussi de cela. Pour Knibiehler (2007a), ces discours sont « discutable[s] » (p.118). D’une part parce que les responsables de ce qui constituerait une « destitution du pouvoir des femmes » ne sont pas identifiés ni ne sont identifiables selon elle, et d’autre part parce qu’elle ne voit pas à qui pourrait profiter cette destitution. En clair, les médecins ou les hommes ne peuvent avoir un quelconque avantage à annihiler un éventuel plaisir des femmes pendant l’accouchement.

Les interrogations de Knibiehler sur une visée instrumentale de la péridurale comme empêchement d’expression du plaisir des femmes me paraissent pertinentes. Cependant, les discours des femmes sur leurs ressentis corporels doivent être pris au sérieux à mon avis. Pour Le Breton, la douleur « ne répond à aucune essence pure, elle traduit un rapport infiniment complexe entre les modifications de l’équilibre interne du corps et leur ressenti par un acteur qui a « appris » à reconnaitre cette sensation et à la rapporter à un système de sens et de valeur » (Le Breton 2010b, 65). Pour Canguilhem « l’homme fait sa douleur » (Canguilhem 1966, 56‑57). Ainsi, on pourrait imaginer que des formes de plaisir pendant

136 Un clip espagnol, « La performance – Sex like birth » (de Gabriella Pacini) circule sur les réseaux sociaux depuis deux ans pour dénoncer l’excessive technicisation et surveillance de l’accouchement en faisant le parallèle avec les relations sexuelles. Celui-ci a été produit par une association italienne de défense de l’accouchement naturel, Freedom for birth, Rome action group. Ils mettent en scène un couple qui a une relation sexuelle à l’hôpital, sous contrôle des professionnel.le.s de santé qui auscultent, surveillent et mesurent leur performance, et qui finissent par compromettre le processus, et rendent indispensable une intervention médicale pour que le rapport sexuel puisse avoir lieu. Le clip peut être visionné sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=72oyhUHgvhs (consulté le 28.11.2016). Un article paru dans Le Monde : « Si le sexe était aussi médicalisé que l’accouchement, ce serait beaucoup moins drôle » le 16 mai 2015 y fait également référence : http://abonnes.lemonde.fr/big-browser/article/2016/05/16/si-le-sexe-etait-aussi-medicalise-que-l-accouchement-ce-serait-beaucoup-moins-drole_4920138_4832693.html ( consulté le 28.11.2016)

110 Construction du moment magique : « un des plus beaux jours de votre vie »

l’accouchement, et des sensations douloureuses atténuées existent en fonction des personnes. Dans les contextes où la péridurale n’est pas disponible (accouchement à domicile ou en maison de naissance), une préparation longue est déployée pendant la grossesse, notamment pour être capable de « transformer » les douleurs en une sensation plus positive, ou acceptable. Ces techniques transmises ne vont pas sans rappeler l’étude des fumeurs de Marijuana par Becker. Celui-ci montre très finement comment le groupe va apprendre aux novices à transformer leurs perceptions sensorielles désagréables, en perceptions agréables lors de la consommation de cannabis. « Le goût pour ces sensations est socialement acquis » écrit Becker (1985, 75). Ce que j’aimerais opposer à la position de Knibiehler est que le plaisir des femmes fait depuis longtemps l’objet de méfiances, de contrôles et de mesures, d’indifférences, voire de tentatives pour l’annihiler, y compris dans le monde médical (Takeshita 2015; Gardey et Hasdeu 2015; Angeloff et Gardey 2015; Vuille 2014). Imaginer qu’il n’y a pas une volonté de la part des professionnelles de santé de surveiller, de contraindre, de discipliner le corps des femmes et de leur sexualité – pour reprendre une terminologie foucaldienne – ne veut pas dire que ces mécanismes ne sont pas produits et donc observables. Cela étant, la potentialité de culpabilisation pour les femmes qui ne vivent pas les sensations de la naissance comme agréables, c’est-à-dire l’immense majorité d’entre elles, ne doit pas être sous-estimée.

Outline

Documents relatifs