• Aucun résultat trouvé

De la distinction du normal et du pathologique à la classification des risques des risques

Chapitre 1 L’accouchement comme cas typique des transformations du champ de la santé transformations du champ de la santé

2 Accoucher dans une « société du risque »

2.1. De la distinction du normal et du pathologique à la classification des risques des risques

Clarke situe historiquement trois processus liés à la diffusion du savoir et de la prise en charge médicale et technique qui font écho aux développements proposés dans la section précédente (A. E. Clarke 2010, 104).

Entre 1890 et 1945 c’est l’ère du développement de la médecine (découvertes et approfondissement des savoirs, progressive professionnalisation et spécialisation des soignant.e.s, etc.). Des années 1940 aux années 1990, c’est l’ère de la médicalisation : la médecine devient progressivement partie intégrante de la vie quotidienne, elle est

« naturalisée » (A. E. Clarke 2010, 122)18. La naissance, comme un nombre croissant d’autres domaines de la vie (vieillesse, sexualité, ménopause, etc.) a connu un processus de médicalisation. Pour Conrad (2007), ce processus peut être identifié lorsque « a problem is defined in medical terms, described using medical language, understood through the adoption of a medical framework, or ‘treated’ with medical intervention » (p.5). Clarke et al vont dans le même sens, en assimilant le processus de médicalisation à une extension de la juridiction de la médecine à des sphères qui étaient considérées comme relevant de

16 http://www.co-naitre.ch/?page_id=321 (consulté le 16.10.2016)

17 https://nait-sens.ch/ (consulté le 16.10.2016)

18 Panese et Barras proposent une définition proche : « la médicalisation est le processus par lequel certaines conditions – organiques, psychologiques, sociales ou comportementales – de la vie quotidienne deviennent des questions médicales » (Panese et Barras 2008, 20).

18 L’accouchement comme cas typique des transformations du champ de la santé

problèmes moraux, sociaux ou légaux (A. E. Clarke et al. 2010, 1). Depuis 1985, Clarke évoque l’émergence de l’ère de la biomédicalisation19. Alors que la médicalisation correspond à une extension de la juridiction de la médecine, la biomédicalisation correspond à une extension de la biomédecine (qui s’ancre notamment dans les savoirs issus de la biologie) à travers les technosciences et la transformation / l’amélioration des corps :

Medicalization practices typically emphasize exercising control over medical phenomena disease, illness, injuries, bodily malfunctions. In contrast, biomedicalization practices emphasize transformations of such medical phenomena and of bodies, largely through sooner-rather-than later technoscientific interventions not only for treatment but also increasingly for enhancement. (A. E. Clarke et al. 2010, 2, voir aussi: 2003)

La biomédicalisation concerne directement la grossesse avec le développement des tests prénataux et génétiques. A la fin des années 1990, Rapp (1999) écrivait ainsi déjà que les femmes enceintes étaient des « moral pioneers », confrontées à des décisions éthiques difficiles autour de ces tests. Dans ma thèse, je ferai plutôt référence au concept de médicalisation que de biomédicalisation, qui est moins à l’œuvre dans l’accouchement que dans la grossesse.

La (bio)médicalisation20 de l’accouchement a été, et est toujours, justifiée par les acteurs médicaux par l’existence de risques (de mort et de complications graves concernant la parturiente et le fœtus). La grossesse et l’accouchement sont perçus et décrits par les professionnel.le.s de santé comme des processus normaux mais au déroulement incertain, puisqu’on ne pourrait pas complètement prévoir la survenue de complications graves et soudaines21 (Maffi 2012b)22. Une importante littérature en socio-anthropologie analyse le fait que tout accouchement est aujourd’hui considéré comme un événement à risques qui ne pourra être défini comme « normal » qu’a posteriori (Carricaburu 2007; Charrier 2011;

Jacques 2007). L’hôpital étant considéré comme le lieu le plus adapté pour prévenir ces risques (grâce à la surveillance permise par les objets techniques et les connaissances médicales détenues en premier lieu par les médecins) et les traiter s’ils se réalisent, il s’est imposé comme lieu normalisé d’accouchement pour toutes les femmes. La présence de risques et d’une incertitude élevée est ainsi utilisée par les médecins comme un moyen de justifier le dispositif obstétrical des pays développés (Bitouzé 2001; Carricaburu 2005; Lane 1995; Viisainen 2000). Risques et incertitude colorent l’expérience de la naissance vécue par les parturientes et les professionnel.le.s (E. Lee, Macvarish, et Bristow 2010; Heyman et al.

2009; Heyman 2013; Coxon et al. 2016; Helén 2004).

Le risque n’est cependant pas uniforme, des processus de qualification et de classification des risques sont à l’œuvre et correspondent à des pratiques spécifiques. Comme Foucault (1963) ou Canguilhem (1966) l’ont montré, la science moderne s’est construite autour de la différenciation entre le normal et le pathologique. Cet étalon continue à faire sens même si,

19 L’utilisation du terme de biomédicalisation constitue également un rapprochement avec les notions de biopouvoir / biopolitique développées par Foucault.

20 Des phénomènes de médicalisation (surveillance pendant l’accouchement par exemple) et de biomédicalisation (tests prénataux, accélération de la dilatation par médicaments, etc.) sont conjointement à l’œuvre dans l’accouchement.

21 Les complications qui font figures d’épouvantail sont en particulier l’hémorragie massive du post-partum, la procidence du cordon, le décollement placentaire et la dystocie des épaules (Nisand 2016).

22 Maffi a produit ce résultat à partir d’une analyse du Williams Obstetrics, un des manuels de référence internationale dans le domaine.

dans le contexte de la naissance, les chercheuses et chercheurs montrent que c’est plutôt une classification des risques qui fait sens.

Ces constats font écho aux analyses de Beck (2003) à propos de la « société du risque » qui traduit une omniprésence de la notion de risque comme mode de pensée et d’action. Beck montre que le risque est conçu comme une mise en forme d’un danger en des termes probabilistes par une démarche rationnelle (typiquement une démarche scientifique).

Comme l’écrit Lupton (1993), le risque est à l’origine pensé comme un concept « neutre » qui représente une donnée mathématique visant à représenter la probabilité qu’un certain événement (dans notre cas non souhaité) se produise (p.245).

Pour Heyman (2009), penser en termes de risques c’est adopter une approche spécifique et unique de « visualisation des futures alternatives » (p.22, ma traduction). Le but de quantifier un danger (ou plus généralement un événement) est de réduire l’incertitude de sa survenue, et donc le maîtriser, au moins partiellement (Castel 2003; Peretti-Watel 2010). Pour Giddens (1994), la culture du risque représente ainsi « un aspect culturel fondamental de la modernité, par lequel la conscience des risques encourus devient un moyen de coloniser le futur » (p.244), c’est-à-dire le prévoir, et commencer à agir sur celui-ci.

C’est dans ce contexte que se développent des processus de surveillance de la santé (D.

Armstrong 1995) de plus en plus présents dans la sphère médicale, mais aussi dans la vie quotidienne23. Par le processus d'individualisation des risques entrepris par les sciences médicales dès le XXe siècle, la maladie est désormais considérée comme un événement évitable qui est du ressort de l'action humaine (Burton-Jeangros 2007; Berlivet 2004; Peretti-Watel 2005) et qui n'est plus soumise à la fortuna (au destin) (Giddens 1994). Dans ce cadre, l'épidémiologie a cherché progressivement à construire des facteurs de risques individuels afin de mieux gérer la maladie et l'éviter. Face à cette représentation probabiliste de la santé et de la maladie (Berlivet 2001), d’autant plus lorsque les risques sont personnalisés (Caiata-Zufferey 2015), un nouvel état intermédiaire émerge. L'individu peut non seulement être « en bonne santé » ou « malade » mais aussi, puisque « a space of future illness potential » est ouvert (D. Armstrong 1995, 400), être « à risque ». Peretti-Watel (2010) évoque ainsi le paradoxe du risque dont la propriété est celle de « proliférer » et c’est ainsi qu’ « un monde plus sûr peut aussi s’avérer plus risqué » (p.14) puisque un nombre croissant de paramètres sont construits et appréhendés sous une forme mathématique, le risque.

Des recherches montrent cependant que la transformation du danger en une probabilité ne correspond pas nécessairement à une appréhension plus apaisée de l’incertitude, voire renforce le sentiment d’anxiété (Lupton 1997). Les individus constatent qu’ils continuent à être confrontés à des événements imprévus et difficilement gérables (Lupton 1999;

Alaszewski et Brown 2007; Skinner et Maude 2016; Hammer et Burton-Jeangros 2013). De plus, une certaine perte de confiance envers la rationalité scientifique et technique participe à renforcer ce sentiment d’incertitude et ces inquiétudes (Beck 2003). La transformation du danger en risques, qui correspond à un processus d’indentification, de quantification et de pondération des dangers (le plus souvent sous forme de probabilités), peut ainsi à la fois participer à un sentiment de maîtrise de l’incertitude, mais peut aussi renforcer une anxiété puisqu’elle rend visibles ces risques. Les acteurs de la santé publique, en communiquant sur

23 Voir par exemple le mouvement du quantified self(Lupton 2016, 2013c, 2013a, 2012d).

20 L’accouchement comme cas typique des transformations du champ de la santé

ces risques et les moyens de les réduire à travers des campagnes de prévention, participent de cette tension entre sentiment de maîtrise et diffusion d’une anxiété face aux risques. La multiplication de l’identification de « facteurs de risques » variés et de « groupes à risques » (permise aussi par les progrès de la médecine et des statistiques) participent de cet effet (Peretti-Watel 2010, 2004).

En ce qui concerne l’accouchement, si les taux de mortalité maternelle et infantile ont spectaculairement diminué, de même que les séquelles graves, les potentielles complications aiguës qui subsistent occupent une place centrale dans les représentations des professionnelles et des femmes enceintes (Lane 1995; Lankshear, Ettorre, et Mason 2005; Possamai-Inesedy 2006; Bisits 2016; Akrich et Pasveer 1996).Allemand (2002) évoque ainsi une « hypersensibilité » face au risque. Amalberti (2009b) l’explique à travers deux dimensions, l’une générale, l’autre spécifique à l’obstétrique. Il montre d’une part que plus un système est sûr, plus les accidents devenus rares mais résiduels apparaissent comme « insupportables aux « ultimes victimes » » (p.456). Un niveau de sécurité élevé n’est ainsi jamais « suffisant » selon lui et engendre « une exigence sociétale qui augmente en parallèle des progrès réalisés » (Amalberti 2012, 23). Il s’agit à ce titre d’une « impossible sécurité » (p.23). Pour Memmi (2011) aussi c’est par « la quasi-disparition de la mortalité infantile, de la mortalité maternelle et de la concentration de la mort dans le grand âge, [que]

la mort d'enfant voit son caractère dramatique s'accentuer». D’autre part, l’obstétrique touche « à un risque emblématique des sociétés modernes : la grossesse, la naissance et le maintien d’un taux de procréation suffisant pour renouveler la société » (Amalberti 2009b, 456). De nombreuses chercheuses et chercheurs établissent ainsi le constat que les séquelles graves ou la mort d’un enfant ou d’une femme pendant ou à l’issue d’un accouchement est socialement insupportable (Burton-Jeangros et al. 2013; 2014; Lupton 2012b, 1993; Viisainen 2000).

Dans ce contexte, les parents seraient de plus en plus à même, selon certains chercheurs et certaines chercheuses, de porter plainte contre les soignant.e.s, en particulier dans le domaine de l’obstétrique (Soutoul 1991; Cartwright et Thomas 2001). Barbot et Fillion (2006) évoquent l'avènement d'une « médecine défensive » où la pratique médicale se verrait modifiée par l’anticipation d’un éventuel procès, susceptible d’être déclenché au moindre manquement des soignant.e.s (Carricaburu 2007; Bitouzé 2001). Cette régulation des pratiques médicales par le droit correspond à un phénomène de judiciarisation. Celle-ci

« désigne une transformation des modes privilégiés de régulation des conflits caractérisée par le rôle accru que joue l’institution judiciaire et par un accroissement des contentieux soumis à la justice24. Dans le domaine des soins, l’action en justice des patients estimant leurs droits lésés est l’indicateur privilégié de la judiciarisation lorsque le fait de porter plainte est préféré à un autre mode d’action » (Burton-Jeangros et al. 2010, 21).

L’arrêt Perruche25 en France aurait contribué à renforcer le sentiment de vulnérabilité des professionnel.le.s face au risque médico-légal (Burton-Jeangros et al. 2010; Diederich et

24 Burton-Jeangros et al. (2010) se réfèrent à Commaille (2007).

25 L’arrêt Perruche a été rendu par la Cour de Cassation en novembre 2000. Des parents ont attaqué un laboratoire et un médecin suite à la naissance de leur enfant porteur de graves troubles neurologiques causés par une rubéole contractée pendant la grossesse et non diagnostiquée suite à une erreur de laboratoire et des manquements du médecin (Issenhuth-Scharly 2010). Avec l’arrêt Perruche, c’est la première fois qu’un préjudice pour l’enfant handicapé suite à une faute médicale lors de la grossesse est reconnu, alors que par le passé seul un préjudice pour les parents étaient reconnu (ceux-ci ayant été privés de l’information du handicap de leur enfant, ils n’ont pas pu avoir le

Moyse 2006). Cette crainte influencerait directement les pratiques et les décisions des médecins et les conduirait à faire des « excès de zèle » (Saxell 2004, 92) en se dirigeant plus rapidement vers une césarienne par exemple (Latham et Norwitz 2009; Bryant et al.

2007; Savage et Francome 2007). Utiliser davantage les techniques représenterait en ce

« sens un moyen efficace pour laisser une trace concrète de son travail (par exemple, les relevés du monitoring fœtal peuvent être utilisés comme preuve devant un tribunal (Sheth et Malpani 1997)). MacLennan et al. (2005) pointent le paradoxe suivant : «it has never been safer to have a baby and never more dangerous to be an obstetrician » (p.1688)26.

Bien que peu d’analyses aient été produites en Europe pour recenser et analyser les cas de judiciarisation de l’accouchement, quelques chercheuses et chercheurs évoquent la présence de cette crainte dans les discours tout en suggérant que l’occurrence effective des plaintes est sans doute moindre (Hammer, Cavalli, et Jeangros 2009; Manaï, Burton-Jeangros, et Elger 2010). A ce jour, il s’agit d’une lacune dans la recherche scientifique27. La judiciarisation, qui révèle la capacité d’action et d’autonomisation du patient ou de la patiente face au médecin, illustre pour certains auteur.e.s le changement qui s’est opéré dans leurs interactions. L’autonomie du patient et de la patiente, qui implique la production d'un consentement libre et éclairé pour les soins qui lui sont prodigués, est au centre des principes bioéthiques modernes (Elger 2010; Brunswic et Pierson 2002; Wolpe 1998; Hoerni 1998). La « dissolution du monopole social de la science sur la vérité » (Beck 2003, 343) favoriserait une certaine égalisation entre expert.e.s et profanes, et notamment des rapports médecins-patient.e.s (Pierron 2007; Adam et Herzlich 2007)

Le renforcement des droits à l’autodétermination pour les patient.e.s est lié au développement de la notion de risque. Je l’ai dit, construire des risques est avant tout conçu comme un moyen de maîtriser le futur par la connaissance probabiliste et l’action individuelle (l’individu peut agir sur son destin). Dans un contexte libéral, les patient.e.s doivent désormais « prendre leur destin en main » (Peretti-Watel 2003, 78) et se responsabiliser (Lupton 2012c). Ils acquièrent ainsi non seulement des droits, mais aussi des devoirs.

Risque, (auto)-surveillance et responsabilisation individuelle s’articulent pour constituer un nouveau paradigme de la santé publique mais aussi de normes sociales diffuses : l’individu est responsable de sa santé (Rose 1999) et ses choix et comportements sont considérés comme les principaux déterminants de son état de santé (Crawford 1994; Lupton 2006;

Clarke et al. 2003). Sa santé ne concerne plus seulement le médecin, c’est à lui de s’auto-surveiller et de s’auto-contrôler (Lupton 2012c). Si l’individu ne le fait pas suffisamment bien, choix d’interrompre la grossesse) (Hammer, Cavalli, et Burton-Jeangros 2009). Cet arrêt a donné lieu à de nombreuses controverses sur les questions de la responsabilité médicale (et de la mise en accusation des médecins par l’autorité judiciaire), et sur le « droit des enfants à ne pas naître » (Cayla et Thomas 2002).

26 Olivier Irion, Chef du service d’obstétrique des Hôpitaux Universitaires de Genève a d’ailleurs repris cette citation, traduite en français, dans un article concernant les césariennes qui a été publié dans la Revue Médicale Suisse : « il n’a jamais été aussi sûr d’avoir un enfant, et jamais aussi dangereux d’être obstétricien » (Irion 2009, 2097).

27 Cartwright et Thomas (2001) ont mis en évidence le fait qu’aux Etats-Unis le risque de plainte est particulièrement marqué, notamment par rapport à la Norvège ou les Pays-Bas. Ils l’expliquent par le fait qu’à la fin des années 1990, l’usage des technologies durant l'accouchement est moins prégnant et moins accepté socialement dans ces pays par rapport à la situation nord-américaine. Ainsi, les procédures judiciaires associées à des interventions qui n'auraient pas été réalisées seraient moins fréquentes en Norvège et aux Pays-Bas par rapport aux Etats-Unis.

22 L’accouchement comme cas typique des transformations du champ de la santé

son comportement sera qualifié de déviant (Lupton 1993, 2006). Ces mouvements sont au cœur d’une « victim blaming ideology » analysée par Crawford (1977), qui est directement reliée au concept de risque (Chadwick et Foster 2014).

Des chercheuses et chercheurs ont mis en évidence le fait que la période de la grossesse et de l’accouchement est un moment particulièrement propice à l’exercice de cette injonction à la responsabilisation des (futures) mères. Cette injonction correspondrait ici à un ensemble de normes en faveur de l’adoption d’un comportement individuel « sain », en accord avec les recommandations médicales qui s’imposent aux femmes (McCourt et al. 2007).

Responsables de la bonne santé du fœtus en plus de la leur, les femmes enceintes sont face à des impératifs de comportements étroitement définis par la médecine (Lupton 1993, 2011, 1995). L’avortement et la contraception ont représenté des avancées pour le droit des femmes à décider pour leur corps et leur vie, mais ont introduit en même temps un effet pervers : comme on considère qu’« il ne peut [plus] y avoir de mère qui ne veuille pas l’être » (Iacub 2004b, 46), les femmes sont d’autant plus responsables dans la maternité. Pour Bogdan-Lovis et de Vries (2014) le contrôle social exercé sur le corps des femmes (bien plus que sur celui des hommes), se renforce ainsi encore davantage dès la grossesse : « Living in this moral twilight zone, you will discover what you only suspected before : your cervix is not just that nubbly little opening to your uterus, it is also the portal of society’s control of over women » (p.3). Longhurst (2012) montre comment le corps de la femme enceinte devient propriété publique, ce statut le rendant accessible aux autres par le toucher et les commentaires, qui seraient jugés inappropriés dans d’autres circonstances (voir aussi:

Knibiehler 2001).

Cet impératif à préserver la santé du fœtus est également lié au fait que son existence prend de plus en plus de place et qu’il devient ainsi un « singulier » patient (Bitouzé 2001). Cela a été favorisé par le développement de la chirurgie fœtale (Casper 1998), et par le développement de l’imagerie médicale dès les années 1960, et surtout de l’échographie dès les années 1980 (Schmied et Lupton 2001). Berthiaud (2013) évoque un « utérus deve[nu]

transparent », modifiant ainsi « les représentations et les comportements vis-à-vis de la grossesse et du fœtus. (…) avant même que la grossesse soit perceptible, l’échographie rend visible l’intérieur du corps féminin et dévoile ce qui était jusqu’alors caché » (p.205)28. Ces différents outils techniques favorisent l’individualisation et la personnification – de plus en plus précoce - du fœtus (Williams 2003, 2005; L. M. Mitchell 2001) : « foetuses are sexed, named, ‘photographed’, surgically altered, spoken to and about, and even speak themselves, Hollywood style » (Morgan et Michaels 1999, 6). Le statut social du fœtus se transforme du fait qu’il est de plus en plus pensé comme une personne vivant une vie utérine propre (Draper 2002) et qui se différencie donc de sa mère, voire lui « prend la vedette » (Knibiehler 2007a, 45; voir aussi: Garnault 2015). Knibiehler (2007a) écrit que « l’attention naguère

28 Certains parents s’approprient l’usage de ces techniques sous la forme d’échographies commerciales (G. Harris et al. 2004). D’autres pratiques d’appropriation des usages de l’échographie par les parents existent. On peut citer le fait de poster sur Facebook les photos de l’échographie, donnant au fœtus sa propre « identité numérique » (Johnson 2014), et renforçant par là même son statut de personne. Cette appropriation est en même temps répandue, puisque beaucoup de parents s’y adonnent et limitée puisqu’elle concerne un usage qui s’ajoute à l’usage défini par le médical (détections de pathologies) et ne vient pas le concurrencer, voire participe de sa diffusion.

centrée sur la future mère « en travail », se fixe sur l’enfant à naître » (p.45) qui est perçu comme un être particulièrement « précieux » (Lupton 2012b)29.

Les soignant.e.s et l’entourage de la mère auraient tendance à se poser comme protecteurs du fœtus, dans une représentation où la mère pourrait être le principal danger pour celui-ci, notamment si elle a des comportements dits « à risques » (alcool, alimentation, tabac, etc.) (Latham et Norwitz 2009; Saxell 2004; Hammer et Inglin 2014). Martin fait part de

« croyances » et d’ « attitudes » qui « consiste[nt] à percevoir la période du ‘travail’ normal comme intrinsèquement traumatique pour le bébé », le médecin tenant alors « le rôle d’allié du bébé contre le potentiel destructeur du corps de sa mère » (E. Martin 2001, 64 ma traduction). L’anthropologue cite également des cas où la justice américaine a imposé des décisions médicales à des patientes (en les contraignant à subir une césarienne par exemple), privilégiant ainsi les droits du fœtus à ceux de la femme enceinte. Martin cite finalement Rothman (1982) qui résume ces analyses ainsi: « mother/fetus are seen in the medical model as a conflicting dyad rather than as an integral unit » (p.48). Pour Vuille (1998), certains psychanalystes ont alimenté cette vision en se « réjouis[sant] que la médecine puisse à présent venir au secours du fœtus englouti par sa mère par un déclenchement artificiel du travail » (p.90). Cette conception correspond pour elle à « une

« croyances » et d’ « attitudes » qui « consiste[nt] à percevoir la période du ‘travail’ normal comme intrinsèquement traumatique pour le bébé », le médecin tenant alors « le rôle d’allié du bébé contre le potentiel destructeur du corps de sa mère » (E. Martin 2001, 64 ma traduction). L’anthropologue cite également des cas où la justice américaine a imposé des décisions médicales à des patientes (en les contraignant à subir une césarienne par exemple), privilégiant ainsi les droits du fœtus à ceux de la femme enceinte. Martin cite finalement Rothman (1982) qui résume ces analyses ainsi: « mother/fetus are seen in the medical model as a conflicting dyad rather than as an integral unit » (p.48). Pour Vuille (1998), certains psychanalystes ont alimenté cette vision en se « réjouis[sant] que la médecine puisse à présent venir au secours du fœtus englouti par sa mère par un déclenchement artificiel du travail » (p.90). Cette conception correspond pour elle à « une

Outline

Documents relatifs