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Conclusion de la deuxième partie

Chapitre 8 La construction des risques en acte : gouverner l’accouchement l’accouchement

1.2. Quand le normal ne suffit plus : des résultats parfaits de surveillance comme objectif surveillance comme objectif

1.2.2 Les poussées actives

La recherche de perfection concerne en deuxième lieu les poussées actives. Celles-ci ont une durée définie par le protocole : une heure. Le protocole prévoit cependant qu’«en l’absence de facteurs de risques et si le monitoring est normal, on peut prolonger l’attente ou les poussées actives si l’équipe pense que le pronostic est favorable». Cela relève d’une décision médicale : le médecin entre dans la chambre pour « se faire une idée », notamment par la réalisation d’un toucher vaginal (en général, le premier qu’il réalise sur la parturiente) et il est le seul à pouvoir autoriser la poursuite des poussées205. Cette seconde limite de temps éventuellement attribué est transmise à la sage-femme et souvent aux parents : « ‘Si

205Le protocole précise que cette décision de prolonger les poussées doit être également «discutée avec les parents».

à minuit, ça a pas avancé, on coupe’ [césarienne] dit l’interne à la sage-femme’ » (Journal de terrain, bureau des sages-femmes). Lorsqu’il pose ce délai supplémentaire, le médecin sort quelques minutes ou reste dans la chambre en fonction des situations, et de l’expérience de la sage-femme présente. Si le bébé ne naît pas dans le temps imparti, il réalisera une ventouse, un forceps ou une césarienne.

Suivant mes observations, les sages-femmes adoptent la plupart du temps et ce dès que le compte à rebours des poussées est lancé, une pratique des poussées dirigées et très active afin d’éviter de dépasser le temps alloué par le protocole pour les poussées actives.

L’ambiance de la salle d’accouchement bascule. Au moment de la contraction, la parturiente est invitée à prendre beaucoup d’air, à bloquer sa respiration et à pousser « fort en bas » (journal de terrain) le plus longtemps possible, et deux à trois fois de suite pour chaque contraction. Si la femme ne ressent pas, ou peu les contractions, c’est la sage-femme qui lui signalera quand elle peut pousser (le monitoring et/ou les mains de la sage-femme posées sur le ventre pour palper l’utérus permettant de déceler l’arrivée de la contraction). Les femmes sont peu invitées à chercher la manière qui leur convient de pousser. La majorité des femmes ont des péridurales, et ressentent moins les contractions et la descente du bébé (selon les professionnelles et les femmes), ce qui justifierait de procéder ainsi.

La plupart du temps, les sages-femmes adoptent une posture très dynamique, voire agressive, parlent très fort et assènent une litanie à la femme, dont le ton et le contenu varient peu quelle que soit la professionnelle concernée. Voici une sorte de compilation de ce qu’on peut entendre lors de cette phase de poussées actives, à partir de termes notés à divers endroits de mon journal de terrain (il faut imaginer un débit rapide de parole, avec une voix qui s’accélère et monte dans les aigus à la fin de la phrase): « on prend beaucoup d’air, on bloque, et on pousse fort en bas, allez, allez, allez, encore, encore, encore, encore… et on reprend, allez encore une fois, fort ! », la femme peut être encouragée en ces termes

« bravo ma belle, c’est bien ce que vous faîtes » 206. Si la professionnelle estime que le fœtus progresse peu, le volume de la voix augmente, les paroles se font encore plus directives, voire menaçantes. Comme en ce qui concerne la dilatation, les sages-femmes utilisent aussi la menace d’une intervention pour « motiver les femmes » (sage-femme, journal de terrain, La Maternité) :

Moi au bout d’une demi-heure je leur dis, « si [le fœtus] passe pas le fameux passage critique qu’il faut passer absolument pour descendre, ben on fera une

206 Cette « mélopée » a certainement une origine historique, à savoir le mouvement de l’accouchement sans douleurs (ou méthode psychoprophylactique) dans laquelle les professionnelles et la parturiente collaborent étroitement pour que la naissance ait lieu dans des bonnes conditions.

Vuille montre que dans les années 1950, une des figures de l’accouchement sans douleurs en France, l’obstétricien Pierre Vellay « accompagne l’effort de poussée des parturientes d'injonctions répétées de plus en plus vite sur une ligne mélodique ascendante » (Vuille 2015, 45). Vuille transcrit un enregistrement de l’obstétricien réalisé par un journaliste, Francis Crémieux, lors de l’accouchement de sa compagne (Cremieux 1955), qui apparaît très similaire à ce que j’ai pu entendre à de nombreuses reprises sur mon terrain suisse au début des années 2010 : « Attention, voilà une contraction. Inspirez ! Expirez ! Inspirez bien à fond ! Bloquez ! Fléchissez la tête ! Attrapez vos barreaux et poussez bien à fond ! Allez-y ! Allez, continuez ! Continuez ! Continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, toujours, toujours, toujours, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez ! Redressez la tête en arrière. Allez-y ! Allez encore, encore, encore, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez, continuez ! Excellent, détendez-vous [sur le ton brusque d'un ordre] ! Reposez-vous [même ton] ! Parfait ! » (Vuille 2015, 4748).

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césarienne ». Soit elle se décide, elle est h yper flippée, elle donne tout et elle accouche, en général c’est ce qui se passe (Amélie, sage-femme mat).

La sage-femm e dit « il nous reste 30 m inutes », puis « il nous reste plus beaucoup de tem ps avant que les m édecins veuillent vous aider… », puis encore un peu plus tard « attention, il reste que 15 m inutes, je veux pas vous faire peur m ais là il faut y aller [il faut pousser et faire sortir le bébé], ou les m édecins vont venir ! » (Journal de terrain, sage -fem m e, La Maternité)

Lors des poussées actives, la sage-femme évalue d'ailleurs si la parturiente pousse « bien » (elle fait avancer le bébé, la vulve et l’anus se dilatent) ou « mal », et communiquent en général à la parturiente son appréciation. Cet autre exemple montre comment l'absence d'avancée du fœtus est associée à une responsabilité maternelle, ici un refus d'ordre psychologique selon la sage-femme207 :

La sage-femme s’adresse à la mère : « j’ai l’impression que vous vous retenez ? ». Elle : « non j’essaie de tout donner, j’essaie ! », la sage-femme « il faut tout donner là ! Essaye z de pas le rem onter ! (…) il remonte à chaque fois ! je veux pas vous inquiéter m ais là il va falloir tout donner ce que vous avez ou les m édecins devront faire un instrum enté ». (Journal de t errain, La Maternité)

Si je n’ai pas abordé cette question avec toutes les femmes, certaines m’ont dit avoir apprécié ce cadrage des sages-femmes qui les auraient aidées à pousser plus efficacement :

je venais d’avoir la péridurale je ne sentais rien, elle me disait de pousser mais je ne sentais absolument rien donc je poussais n’importe comment. Et c’est là qu’elle m’a dit « vous poussez comme une merde, il faut y aller maintenant sinon c’est césarienne ! », et je me suis dit je vais lui montrer que je vai s y arriver ! (Joëlle, parturiente, 1 m at)

elle m’a dit « il reste dix à quinze minutes, après y’a les gynécos qui reviennent » et j’ai trouvé hyper bien parce que je commençais à m’épuiser (…) du coup j’ai sorti des forces de je sais pas trop où, et pour finir le bébé est sorti. (Linda, parturiente, 1 m at)

Dans d’autres situations, l’argument de la santé du bébé est utilisé. Pour Lisa (parturiente, 1 mat), c’est cela qui lui a permis de donner naissance à son enfant : « [la sage-femme] m’a dit : ‘maintenant il faut vraiment que vous poussiez, il faut qu’il sorte ce bébé, le cœur ralentit un peu il va se fatiguer, donc allez, vous le poussez, il sort !’. Elle m’a un petit peu brusquée, mais je l’ai vécu comme une nécessité ».

D’autres femmes, moins nombreuses, ont au contraire ressenti les mots de la sage-femme comme une agression. Je retranscris aussi ici la conversation que j’ai eue à ce sujet avec une collègue qui a accouché il y a une quinzaine d’années et qui évoquait le fait que l’attitude de la sage-femme lors des poussées dirigées a plus représenté un frein qu’une aide à leur bon déroulement :

[la sage-femm e] parlait très fort pour m e dire de pousser, donc tout ce bruit de ce « encore, encore, encore, fort en bas, pousse », j’avais l’impression que ç a me parasitait. Je sentais bien que j’y arrivais pas. Mais j’arrivais pas à me concentrer sur la partie du corps sur laquelle je devais m e concentrer. Ses actions occupaient tout l’espace sensoriel que mon cerveau pouvait accueillir à ce m om ent-là, et du coup j’arrivais pas à me concentrer sur mon corps. Pour le

207 Une responsabilité peut aussi être attribuée au fœtus. Il peut être étiqueté de « capricieux » quand il progresse trop peu.

deuxièm e, la sage-femm e m e disait « fait comm e tu veux », elle disait rien, o n m’a foutu la paix, et j’ai pu sentir ce qui se passait. J’ai senti ce que faisait mon corps, et j’ai pu renforcer ce m ouvement que j’avais en moi. Si tu dois pouvoir te concentrer sur ce truc discret, c’est difficile avec tout ce bruit. (parturiente, 2 m at)

En plus du son, les sages-femmes sont nombreuses à utiliser leurs mains pour tenter d’accélérer le processus. Elles mettent leurs doigts à l’entrée du vagin de la parturiente en lui demandant : « repoussez mes doigts », ou encore « c’est là qu’il faut pousser ! » (journal de terrain), les sages-femmes peuvent bouger vigoureusement leurs doigts à l’entrée du vagin pour que la femme sente davantage. Le protocole stipule qu’il faut « éviter les gestes douloureux tels que le massage et l’étirement du périnée ». Ce sont cependant des pratiques courantes chez les sages-femmes208 : à plusieurs reprises j’ai vu des situations dans lesquelles les sages-femmes étiraient très fort le périnée avec leurs doigts et secouait leur main pour accentuer le mouvement, afin de, disent-elles, « faire de la place au bébé » et accélérer sa naissance.

Le contraste entre le calme, l’immobilité, la passivité de la parturiente et le quasi silence qui règnent pendant la dilatation et l’agitation, les efforts conjugués de la parturiente – qui devient rouge, haletante, transpirante sous l’effort – et de la sage-femme, et les éclats de voix qui surgissent pendant les poussées sont saisissants. Ce basculement est initié par la sage-femme209 qui donne le signal du début des poussées et l’accompagne d’un changement de posture et de timbre de voix pour signifier qu’une phase active commence.

Cette demande externe est déconnectée des sensations que les parturientes éprouvent dans leur corps et Il arrive régulièrement que les femmes soient surprises par cette annonce, voire intimidées par la nécessité de pousser et de s’activer : « [la sage-femme a dit]

‘urgence, on se prépare, on se prépare, il est là il est là !’.(…) Elle courait dans tous les sens… tu attends des heures, c’est long, c’est long et tout d’un coup c’est rapide ! » (Elisa, parturiente, 1 mat). Tout est fait cependant par la sage-femme pour que la parturiente « se mette dedans » (journal de terrain), c’est-à-dire se mette dans l’ambiance et se conforme au rôle qui lui est désormais attribué. Et cela fonctionne dans l’immense majorité des cas.

Si certaines sages-femmes essaient de n’adopter ce style d’accompagnement à la poussée que vers la fin du temps imparti, ou quand il est nécessaire que la naissance ait lieu rapidement (en cas de décélérations du rythme cardiaque fœtal), la majorité des sages-femmes que j’ai suivies le pratiquait d’emblée. Cet encouragement caractéristique à la poussée fait partie du rituel déployé lors de l’accouchement par les professionnelles, presque une incantation. De plus, il s’agit une fois encore d’intervenir précocement pour éviter une catégorisation à risque (défaut d’engagement ou d’expulsion) qui entraîne une césarienne ou un accouchement instrumenté. Il faut anticiper le fait que le temps est limité.

Enfin, cette attitude reflète que pour les professionnelles, leur présence et leurs actions sont nécessaires pour que la femme accouche, son corps risquant de ne pas en être capable seul, ou en tout cas pas dans le contexte où une péridurale est en place et où le protocole restreint la durée des poussées210.

208 Le massage avec de l’huile d’amande douce (disponible dans chaque salle d’accouchement) est aussi perçu comme un moyen de limiter les déchirures du périnée.

209 Des situations font exceptions, en particulier lorsque la femme n’a pas de péridurale.

210 Dans des journaux scientifiques, des sages-femmes prennent position pour « jouer une autre mélodie », c’est-à-dire éviter des poussées dirigées qui favoriseraient les déchirures (Lemay 2000).

Un manuel d’obstétrique rédigé par un médecin romand conseille également de l’éviter puisque la

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