• Aucun résultat trouvé

Conclusion de la première partie

Chapitre 4 Construction du risque: « c’est toujours un risque parce que ce n’est pas tolérable » 98

2 Des risques construits comme intolérables

2.1. La mère et l’enfant, des êtres innocents à haute valeur symbolique

Le premier élément qui conduit les risques associés à la naissance à être considérés comme particulièrement intolérables est qu’ils touchent des êtres à haute valeur symbolique: une mère et son enfant à naître.

Dans le contexte de la naissance, « deux vies sont impliquées » (Olivia, CDC), la mère, et le fœtus, ce qui conduirait à multiplier de fait les risques possibles114. Ces deux vies ont également une valeur particulière. D’abord parce qu’elles concernent des personnes jeunes et généralement en bonne santé115 dont la mort n’est pas « dans l’ordre des choses »

113 Jonathan se sent très impliqué dans cette naissance et parle volontiers de « leur » accouchement.

114 Si je parle ici du fœtus, je précise que les mères et les pères parlent plutôt de « bébé » (voir aussi:

Markens, Browner, et Press 1997), tout comme les professionnelles lorsqu’elles s’adressent aux parents, ce qui montre l’importance et la personnification de celui-ci.

115 Dans le vocabulaire de la santé publique, notamment celui de l’INSEE (Institut Nation de la Statistique et des études économiques) en France, un individu décédé avant 65 ans entre dans les

(Gaëlle, sage-femme assistante AAD AMN). Ensuite parce que le décès d’une mère et d’un enfant à naître auront un impact fort sur le reste de la famille, ce qu’Andréa commente sur un ton ému :

c’est une mère en bonne santé, il y a ce bébé qui va tout bien, qui ne demande qu’à être bien, c’est inadmissible de ne rien faire et que ce bébé toute sa vie soit IMC, retardé, que cette famille, cette femme, les frères, les sœurs, les grands-parents, tout le monde en pâtisse toute sa vie… moi je trouve ça dram atique ! (…) c’est une charge émotionnelle aussi… et financière, pour la société, qui n’est plus acceptable de nos jours, je trouve. C’est ça la monstre différence [par rapport à d’autres risques médicaux]. (…) On va pas les laisser orphelins les autres enfants ! (…) c’est pour ça que c’est un métier hyper stressant. (Andrea, adjoint)

Ces risques sont intolérables quand ils touchent le fœtus puisque celui-ci est considéré comme un être « pur », « précieux » et « vulnérable » (Lupton 2014)116 qui doit être protégé.

A la différence des adultes qui peuvent avoir des comportements à risques, le fœtus est perçu comme innocent, au-dessus de tout soupçon : sa mauvaise santé ne peut lui être imputée. Les complications apparaissent alors comme d’autant plus injustes pour Andréa (adjoint) : « un malade on se dit bon il est mort. Ben voilà le pauvre il fumait, il avait une hypertension, il avait qu’à aller chez le médecin ! J’ai fait ce que j’ai pu. Je veux dire là c’est pas comme ça, on peut pas ! ». Comme la responsabilité ne peut pas être déplacée vers ce petit patient, elle peut selon Andrea être plus facilement imputée aux professionnelles, ce qui rend l’exercice « stressant » selon elle et qui fait que c’est une spécialité « qui fait peur ».

Selon Mélissa, cette dimension affecte le travail des soignantes qui sont davantage touchées par rapport aux situations prises en charges « dans un service cardiologique » par exemple, risquant, d’une part d’être moins efficaces à cause de leur stress, et d’autre part, d’intervenir à outrance. Pour elle « parce que ça touche à l’enfant (…) on accepte pas la fatalité ». Ces risques-là constituent « une chape de plomb, un tabou » dont on ne « peut pas parler » selon elle, et qui suscitent des émotions – notamment la peur – chez les professionnelles de santé, qui sont beaucoup moins présents dans d’autres services. Ceci est d’autant plus vrai que les

« grosses catastrophes » inattendues, comme elles sont nommées sur le terrain, sont peu fréquentes en salle d’accouchement aujourd’hui, et font donc événement lorsqu’elles se produisent.

2.2. Des complications rendues impossibles, invisibles et anachroniques par le progrès médical

Au début du siècle dernier, les décès de mères et d’enfants étaient intégrés à la vie courante, presque « normaux » affirme Maude (interne) : « c’était un fait. C’est normal quoi.

Ça pouvait arriver que ton bébé meure, et ça pouvait arriver que tu meures ». Les personnes en faisaient l’expérience elles-mêmes ou dans leur entourage proche, et ces événements relevaient du destin (Giddens 1994). Aujourd’hui, peu d’entre nous connaissent quelqu’un dans son entourage proche qui a vécu un drame lors de son accouchement. De plus, dans un monde « désenchanté » (Weber 2014 [1959]), une explication scientifique et rationnelle est associée à la plupart des phénomènes naturels, et en particulier les maladies, ce qui conduirait l’humain à ne plus accepter des manifestations incontrôlées de la nature. Louise statistiques de la catégorie de « mortalité prématurée » (Source : https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1695, consulté le 23.11.2016). Ce terme sous-entend que celui-ci n’aurait pas dû mourir.

116 Lupton utilise ces termes à propos des représentations des corps des enfants dans les médias populaires en Australie. Je les reprends ici dans le contexte de la naissance car ils correspondent particulièrement bien aux représentations du fœtus aujourd’hui.

90 Construction du risque: « c’est toujours un risque parce que ce n’est pas tolérable »

(sage-femme mat), qui établit une causalité entre risques intolérables, complications, et connaissances médicales: « y en a qui vivaient, y en a qui mouraient... Y en a qui naissaient aveugles mais on se posait pas la question, c'était la toxo[plasmose]117 qu'on avait contracté, tu vois? Y avait plein de trucs, à l'époque c'était comme ça! (…) Notre société elle permet plus ça ».

Ce qui se joue en filigrane, c’est aussi la question de la responsabilité. La maladie devient d’autant plus insupportable quand la cause est identifiée et est considérée comme imputable à un comportement à risques qui pourrait être évité par le respect des recommandations médicales. Ce sont « des morts évitables », qui restent donc « au travers de la gorge » (Joana, sage-femme mat). Choisir d’accoucher à domicile par exemple apparaît comme

« inadmissible » (Andrea, adjoint) pour de nombreuses professionnelles et des femmes puisqu’il ne permettrait pas d’assurer au mieux la sécurité des mères et des fœtus. Pour Lou (sage-femme mat), « on n’a plus le droit de faire prendre ce genre de risques aux femmes ».

Marc (adjoint) résume la situation ainsi : « si une femme accouchait sur une île déserte sans aide, il y aurait 2% de décès, avec une aide minime, 1%. Et puis le rôle de l’hôpital et d’une prise en charge interventionniste, c’est d’arriver à 10 pour 100 000 ». Pour lui, que les femmes décident d’accoucher en dehors d’un hôpital et donc « accepte[nt] de placer une heure entre le moment de la césarienne et la décision est assez difficile à accepter ». Il affirme qu’il « n’accepterai[t] pas en Suisse en 2013, d’avoir un décès de bébé ou de mère évitable ».

Certaines répondantes expriment une sorte de dette morale envers les femmes qui vivent dans des pays où les conditions sanitaires sont mauvaises et l’accès aux soins limité. Nous aurions la responsabilité, en Suisse, de profiter de l’offre médicale à disposition et de tout faire pour contrôler les risques puisque nous en avons les moyens. Maude (Interne) alerte contre des pratiques, dont l’accouchement à domicile, qu’elle qualifie « d’extrêmes » et qui pourraient conduire à une nouvelle élévation des taux de mortalité : « ma réaction de base c’est, si tu veux une vie médiévale entièrement recréée où 5 de tes 12 enfants vont mourir parce qu’il n’y a pas de contraception, pas de médicalisation de l’accouchement, pas de vaccination, et puis ils meurent tous d’une diarrhée à un an, voilà ».

Comme le suggèrent Joana (sage-femme mat) ou Marc (adjoint), si des morts sont considérées comme « évitables », toutes ne le sont pas. Ainsi, les professionnelles s’accordent pour considérer que l’incertitude est inhérente à la naissance. Même un univers hospitalier dans lequel toutes les procédures ont été suivies à la lettre ne peut garantir un accouchement sans risques. En suivant la logique de l’incertitude permanente, il semble peu réaliste de pouvoir dire qu’une complication à domicile aurait été évitée avec certitude en milieu hospitalier. Les positionnements des professionnelles présentés ci-dessous relèvent la difficulté, dans la perspective du risque adopté dans le milieu médical, de faire réellement de la place dans les pratiques à l’incertitude inhérente à la vie humaine (Castel 1991). Surtout, les morts considérées comme inévitables, et donc davantage « acceptables » sont celles qui se sont produites lorsque la parturiente a respecté les recommandations médicales, de même que les médecins, mais que la complication survient malgré tout. Il n’y aurait alors plus de fautes, et donc aucune sanction morale à attribuer, cette complication relevant de la part résiduelle de risque, et ne remettant pas en question le dispositif obstétrical dominant.

117 Contractée pendant la grossesse, la toxoplasmose peut – dans certains cas – provoquer la cécité de l’enfant.

Conclusion du chapitre 4

J’ai analysé dans ce chapitre les modalités d’expression du caractère insupportable et donc socialement intolérable des risques associés à la naissance. Ceux-ci devraient disparaitre, ou plutôt être réduits à leur minimum, un seuil jugé accessible lorsque les professionnelles et les parturientes se conforment aux recommandations médicales. L’histoire et la situation des pays en voie de développement, ainsi que le caractère instable du corps de la femme enceinte, servent de preuves présentées comme irréfutables de cette réalité.

En Suisse, l’existence de ces risques intolérables qui ne peuvent être maitrisés au mieux que par la médecine, est concrétisée dans la loi sur l’assurance maladie que j’ai présentée dans la revue de la littérature. Celle-ci permet un accès universel des femmes, de par sa gratuité, à une prise en charge médicale de la grossesse jusqu’aux suites de couches.

Comme l’a montré Memmi (2003), l’incitation financière à travers le développement de la couverture sociale est un levier d’incitation par l’économie, une modalité de « direction des conduites (…) officiellement peu contraignante » (p.83). Celle-ci produit un « encouragement symbolique et [une] reconnaissance sociale » (Memmi 2003, 78) adressés aux femmes pour qu’elles choisissent d’être suivies pendant leur grossesse et leur accouchement par une professionnelle de santé118. Les médecins, les sages-femmes et les femmes, y compris lorsqu’elles sont critiques de la prise en charge médicale, perçoivent cette prise en charge comme un avantage certain, un progrès social qui permet à toutes les femmes d’avoir accès à un suivi de qualité, réalisé par des professionnelles. Le fait que les complications médicales graves qui peuvent survenir lors de l’accouchement sont intolérables et nécessitent donc des surveillances et des interventions, le cas échéant, de professionnelles de la santé fait consensus. Les modalités de cette prise en charge médicale peuvent cependant faire débat, de même que le contenu des risques à éviter en priorité. Cela sera analysé dans les parties relatives au dispositif hospitalier (troisième et quatrième parties) et dans celles relatives au dispositif extrahospitalier (cinquième partie).

Ce chapitre illustre bien la construction circulaire des risques. D’un côté une formalisation des dangers en risques est produite pour répondre «à des peurs et des inquiétudes » (Gilbert 1992), qui sont particulièrement fortes dans le contexte de la naissance ; de l’autre côté, la fabrication des risques favorise la production de discours sur les risques et participe à augmenter l’anxiété des professionnelles et des parturientes de devoir faire face à des complications. Comme les complications très graves se produisent rarement, les discours prennent le relai de l’expérience vécue pour transmettre l’existence de dangers, en ayant recours à un registre émotionnel qui suscite la peur, voire l’effroi.

Pour autant, et c’est une spécificité de la naissance, les professionnelles comme les parturientes tiennent également des discours à l’opposé de cette vision sombre de la naissance. Cette expérience est aussi décrite comme fondamentalement joyeuse, voire magique, des dimensions moins explorées par les recherches en sciences sociales.

118 En France, l’incitation financière est plus fort qu’en Suisse et va même jusqu’à la sanction (Memmi évoque un « régime de pénalisation financière ») : les femmes qui ne se soumettent pas aux contrôles de grossesses et/ou aux examens après la naissance peuvent se voir retirer le droit aux allocations familiales (Memmi 2003, 85)

Chapitre 5 Construction du moment magique : « un des plus

Outline

Documents relatifs