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Une demande sociale qui articule tuberculose et personnes migrantes est à l’origine de cette thèse ; elle a sensiblement orienté cette dernière à différentes étapes de la recherche de sorte que je l’introduis brièvement dès à présent.

Amorce de la thèse : une demande sociale

En 2009, j’ai reçu de la part de professionnelles de l’hôpital public de Genève une proposition de mener une étude au Centre antituberculeux (CAT). Celle-ci est intervenue à la suite d’une étude rétrospective d’un cluster (mini-épidémie) identifié parmi des immigrées traitées pour une tuberculose à Genève que je décris ici.

Entre 2004 et 2006, quinze personnes qualifiées d’immigrantes et originaires d’un même pays24 ont été diagnostiquées et traitées pour une tuberculose à l’hôpital public de Genève. C'est à l’aide d’une base de données informatique que des professionnelles de la santé ont constaté un fait inhabituel : un nombre élevé de personnes traitées pour une tuberculose à Genève qui provenaient d’un même pays d’origine. Elles ont alors suspecté une « transmission locale » de la

24 Les auteures de l’étude et de l’article ont choisi de ne pas préciser quelle était l’origine des personnes ayant fait partie de cette mini-épidémie. Les catégories pour décrire ce que ces personnes ont en commun sont : « ethnic community »,

« nationality » et « originating from the same country ». Cette « communauté » est décrite comme suit : constituée d’environ 1500 personnes de la même nationalité, comprenant principalement des femmes ayant un statut légal en Suisse – il n’est pas précisé quels types de statut –, ayant des emplois à faible revenu dans des restaurants, des magasins et des usines. Leur socialisation est décrite comme ayant lieu avant tout dans des maisons privées. Ces personnes effectuent des aller-retour fréquents avec leur pays d’origine. Il est encore mentionné que le niveau d’étude est bas et il est rare que ces personnes parlent couramment le français.

tuberculose. Cette surreprésentation de patientes originaire d’un même pays a été le point de départ d’une étude rétrospective menée par des professionnelles de l’hôpital. L’étude a donné lieu à un article intitulé « Tuberculosis cluster in an immigrant community: case identification issues and a transcultural perspective » (Tardin et al. 2009).

Les auteures posent trois questions : s’agissait-il d’un « cluster », une mini-épidémie ? Si oui, cette mini-mini-épidémie était-elle le résultat d’une « transmission locale »? Des facteurs culturels ont-ils mis à mal l’efficacité de le la prévention par la pratique de l’enquête d’entourage25 (« undermine the efficacy » disent les auteures) ?

L’étude rétrospective a permis, d’une part, de confirmer l’hypothèse d’une mini-épidémie (cluster) survenue à Genève entre 2004 et 2006 au sein d’un groupe de onze ressortissantes d’un même pays et, d’autre part, d’établir qu’il s’agissait d’une mini-épidémie dont la transmission était récente. Onze des quinze patientes partageaient la même souche (isolat) de tuberculose (Mycobacterium tuberculosis). Et pour neuf d’entre elles, les chercheuses ont pu reconstituer a posteriori des liens sociaux, familiaux ou professionnels. Une partie de ces liens n’avait pas été identifiés au moyen de l’enquête d’entourage, notamment ce que les auteures décrivent comme un « complex network of relationships between six patients involving a shop and a service company » (2009:997).

L’interprétation d’un cluster de tuberculose parmi des immigrantes dans un pays à basse incidence de tuberculose comme la Suisse, notent les auteures de l’article, fait l’objet de controverses. D’un côté, des chercheuses affirment que les clusters de TB peuvent arriver par hasard26 ; les immigrantes tombent malades dans des pays à basse incidence mais ces dernières ont acquise l’infection dans leurs pays d’origine (transmission dans le pays d’origine). De l’autre, des études fournissent des données démontrant que les clusters de TB sont dû à une

« transmission récente »27 (transmission dans le pays d’accueil) de tuberculose parmi des immigrantes, dont certaines dans des proportions allant jusqu’à 40%

des cas. Or soulignent les auteures :

« Until recently, most cases of TB in immigrants were considered to be reactivations of prior infection acquired in country of origin (Diel et al. 2004)

» (2009:995).

Elles concluent ainsi :

25 Je détaille et analyse cette pratique dans la suite de la thèse. Pour l’instant, disons qu’il s’agit d’enquêter parmi les proches d’une personne malade et possiblement contagieuse, afin de faire de la prévention auprès des membres de son entourage.

26 Une coïncidence de l’activation de la maladie durant un temps observé.

27 Les auteures utilisent de manière indifférenciée ces deux notions : « transmission locale » ou « transmission récente ».

« Our observation contradicts previous studies supporting that cases of TB in foreign patients are almost exclusively reactivations from prior infection acquired in country of origin » (2009:999).

Le constat de l’étude genevoise étayant la transmission récente parmi ce cluster d’immigrantes, selon les auteures, est que cette dernière« [contradict] the dogma that TB in immigrants is almost exclusively a reactivation of prior infection » (2009:1000).

La seconde question qui porte sur l’enquête d’entourage était : comment ce cluster a pu avoir lieu alors qu’une pratique préventive menée par le Centre antituberculeux a été menée, comme d’habitude ? Malgré l’enquête d’entourage, pratique préventive de la lutte contre la tuberculose en Suisse, celle-ci s’est propagée dans ce groupe de ressortissantes d’un même pays sans que les professionnelles n'aient pu l'empêcher. Cette affaire et une impression d’échec les ont poussé à vouloir comprendre ce qui s’était passé et les ont conduites à mettre en place une étude qui a précédé la mienne. En effet, il est décrit que les noms des contacts des personnes malades ont été difficiles à obtenir28 ou que certaines personnes de ces contacts ne se sont pas présentées au Centre antituberculeux pour effectuer un test de dépistage. Les auteures restituent comme principaux obstacles à l’enquête d’entourage : une maladie plutôt mal acceptée, un stigmate associé au diagnostic de tuberculose, des représentations propres à cette communauté (maladie sale et honteuse, associée à des personnes aux mœurs légères ou de statut social bas ; maladie très contagieuses de par sa transmission par l’air), les impacts supputés de la divulgation du diagnostic (exclusion sociale et sentiment de honte), des différences dans le style de communication (indirect, évitant les sujets qui posent problème, visant à ne pas perdre la face), un usage de noms d’emprunt, une perception du temps différente, un manque de priorité donné à la prévention de la santé, ainsi que des barrières linguistiques29.

La demande sociale qui m’a été posée était de découvrir les représentations que les patientes ont de la tuberculose, puis dans un second temps de mieux comprendre le vécu des personnes traitées pour une tuberculose à l’hôpital à partir d’entretiens. Il y avait un postulat implicite que comme une majorité des patientes suivies au Centre antituberculeux était étrangères et que c’était parmi ces dernières que certaines leur avaient posé problème, une anthropologue

“spécialiste“ des cultures pourrait amener des réponses à leur questionnement et des solutions aux difficultés rencontrées dans la clinique (soigner et prévenir). J’ai accepté la proposition de mener cette recherche sur mandat et conjointement d’en faire ma thèse.

28 Il est précisé que soit celles-ci fournissaient un nombre très restreint de personnes qu’elles avaient côtoyées ou alors dévoilaient des connaissance mais très éloignées et donc sans intérêt pour l’enquête d’entourage qui ne prend en compte que les contacts proches durant les deux derniers mois.

29 Pour les détails sur les recommandations émises par l’évaluation transculturelle, voir Tardin et al. (2009).

Tuberculose en Suisse au XXIe siècle : un oxymore !

Maladie infectieuse la plus répandue au monde, selon l’OMS, la tuberculose n’a pas disparu des pays riches, la Suisse comprise30. Or, dans ce pays, des acteures se questionnent : comment se fait-il que la tuberculose, maladie des pauvres, existe encore dans l'un des pays les plus riches du monde ? Si, comme le soulignent les expertes biomédicales, la tuberculose n’a jamais disparu de Suisse, elle semble, en revanche, avoir déserté l’imaginaire collectif. Pour de nombreuses personnes dans ce pays, la tuberculose est une maladie du passé ; un constat établi également dans deux autres pays européens, la France et l’Allemagne (Kehr 2012). Vivant là où j’ai enquêté, j’ai eu maintes fois l’occasion de faire part de mon sujet de recherche à autrui dans des environnements sociaux très divers.

L’étonnement de ces personnes n’a cessé de me surprendre les cinq années qu’a duré cette enquête et de m’instruire sur le sens commun dont je m’éloignais suite à ma socialisation dans l’univers de la tuberculose. Lorsqu’elles apprenaient sur quoi portait ma thèse, déconcertées elles demandaient confirmation : « Vraiment, il y a encore de la tuberculose en Suisse ?! » Avant de poursuivre : « Comment est-ce possible ? » Puis, souvent sans attendre ma réponse, elles formulaient pour la plupart déjà l’hypothèse suivante : ce sont les étrangères ou les migrantes ! Si, tout en validant la présence d’une majorité de personnes provenant des quatre coins du monde, je m’aventurais à leur parler de la diversité de personnes que j’avais côtoyées au Centre antituberculeux de Genève, des étrangères de pays limitrophes, des Suisses et une ou deux personnes travaillant dans une banque, elles faisaient mine d’être perplexes.

Sur le terrain à proprement parler, les habitantes de Genève étaient souvent très surprises à l’annonce d’un cas de tuberculose sous leur latitude, qui, de plus, est dans le cercle de leurs proches ou de leurs connaissances. « Non, la tuberculose n’a jamais disparu en Suisse » ai-je entendu répondre régulièrement des professionnelles lors de consultations au Centre antituberculeux ou à l’occasion de séances d’information dans des entreprises ou des services sociaux qu’avaient fréquenté une personne traitée pour une tuberculose considérée comme contagieuse. Les personnes diagnostiquées de tuberculose elles-mêmes, principalement lorsqu’elles étaient suisses, exprimaient leur stupéfaction, comme cette femme née en Amérique du Sud naturalisée suisse révélant « Je pensais que ça n’existait plus » ou cet homme suisse de quatre vingt ans affirmant « La tuberculose, c’était la maladie du 20ème siècle et de la guerre ! » L’entourage de ces dernières témoignaient également être surpris ; une jeune femme suisse, fille de parents kosovars me raconta la réaction d’une partie de son entourage en Suisse : « Ils croyaient que [la tuberculose] n’existait plus. […] Ils disaient : “Mais, c’est mes grands-parents qui l’ont eue.“ »

30 En 1897, Alfred Vincent, médecin et directeur du Bureau de salubrité à Genève, prononce une conférence intitulée La lutte contre la tuberculose : les sanatoria pour tuberculeux indigents à l’aula de l’Université (Bagnoud 1998). Au début du 20e siècle, un médecin, Frédéric Ferrier écrit un livre intitulé La lutte contre la tuberculose à Genève (1901)

Parallèlement, de nombreux discours se fondent sur la représentation que la tuberculose provient d’ailleurs, de l’étranger. Ils se déclinent en deux principales versions. D’une part, l’idée que les personnes atteintes de tuberculose sont exclusivement des étrangères, et d’autre part, l’idée que c’est à cause de ces Autres que la tuberculose « revient » en Suisse. L’ailleurs dans ce cas-ci pour les Suisses est souvent situé en Afrique et dans les pays de l’Est, tandis que l’Autre qualifie le plus souvent les étrangères et les migrantes, quelques fois les pauvres, les sans-abris, les personnes qui consomment des drogues. Cette version permet alors d’expliquer le fait stupéfiant pour elles qu’il y ait des personnes malades de tuberculose aujourd’hui en Suisse.

La thèse analyse plusieurs logiques mêlant tuberculose et migrantes, dont la suivante : s’il y a encore en Suisse des personnes traitées pour une tuberculose, c’est principalement la conséquence de la présence d’étrangères et de migrantes dans le pays. Une manière de cadrer le problème qui semble rassurer un certain nombre de personnes; une résolution de l’oxymore que représente la présence de tuberculose dans ce pays. Ainsi d’une association initiale de la tuberculose à une maladie du passé, de nombreuses personnes ont développé progressivement une perception de cette dernière comme une maladie de l’ailleurs et de l’Autre, l’associant dès lors à l’étrangère ou la migrante.

A de multiples reprises sur ce terrain, j’ai entendu et lu, parfois explicitement, parfois entre les lignes l’assertion que la migration explique la présence de ce mal, la tuberculose, en Suisse. Je défends l’idée que cette assertion éclaire la situation suisse – et par extension européenne – mais pour d’autres raisons que celles habituellement invoquées par les acteures de la santé publique et le sens commun. C’est en écoutant les personnes touchées par ce mal et en interrogeant les personnes proportionnellement les plus à risque pour cette maladie que j’ai forgé ces analyses. C’est à (re)socialiser et (re)politiser une maladie qui a été naturalisée, culturalisée, et géographisée que cette thèse s’attache.