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PARTIE I FABRIQUE DE LA RECHERCHE

I. Cadrages : réponses à un problème public

Afin d’élaborer mon objet d’étude, je mobilise le concept de frame que je traduis par cadrage53. Pour Goffman, « toute définition de situation est construite selon des principes d’organisation qui structurent les événements –du moins ceux qui ont un caractère social– et notre propre engagement subjectif. Le terme de

« cadre » désigne ces éléments de base » (1991:19). Lakoff (2010) souligne que penser suppose inéluctablement l’acte de cadrer et que tout cadrage s’inscrit dans

53 J’opte pour le terme de cadrage qui véhicule à mes yeux le fait qu’il y a une action : celle de cadrer le monde. Plusieurs auteures se sont appropriées ce concept, sous la forme de l’action de cadrer (framing) ou du résultat de cette action : cadrages (frame). Afin de rendre compte de la « structure de l’expérience individuelle de la vie sociale », Goffman, dans son livre Les cadres de l’expérience, dit emprunter la notion de frame à Bateson.

–et donc induit– des systèmes interprétatifs plus larges. Le concept de cadrage représente parfois une alternative à celui de construction sociale : Aronowitz (2008) explique que le concept de framing lui permet de qualifier avec

« euphémisme » ce que d’autres nomment la construction sociale de la maladie54 et Rosenberg (1992) affirme préférer, également concernant l’étude de la maladie, la métaphore du frame qu’il juge moins chargée (less programmatically charged) que l’expression construction.

En plus d’être inévitable, les actions de cadrer, de catégoriser, d’étiqueter et de nommer55 partagent également la caractéristique d’engendrer des effets (Conrad 1997). Cefaï (1996) souligne que nommer n’est pas un acte dénué d’intentions ni de conséquences ; nommer induit toujours, d’une part, une manière de poser un problème et, d’autre part, des solutions qui lui correspondent. Aronowitz (2008) illustre cela avec la pratique des jeux de poker cadrée comme une addiction, et donc un problème de santé, pour laquelle une réponse sanitaire est par conséquent proposée.

Les cadrages procurent une certaine compréhension du monde. Vigsö considère qu’un cadrage « promote a particular problem definition, causal interpretation, moral evaluation, and/or treatment recommendation for the item described » (2010:236). Dans son analyse de la controverse des noms pour désigner l’événement de la grippe planétaire en 2009, Vigsö détaille comment les différents noms – grippe mexicaine, grippe porcine, nouvelle grippe, grippe H1N1 – correspondant chacun à des cadrages différents de l’événement, ont eu des conséquences très concrètes dont celles de stigmatiser des populations et celles d’influer sur la circulation des personnes et des biens, ainsi que sur le tourisme et l’industrie alimentaire. Vigsö conclut son analyse en expliquant :

« what may have looked like a mixture of scientific debate and language use was indeed a number of economic and political conflicts taking place simultaneously, and with the flu as a proxy » (2010:238).

Si l’on se doit d’élaborer et d’énoncer des idées en les cadrant, certains cadrages l’emportent sur d’autres, de sorte que Lakoff soutient : « [t]he only question is, whose frames are being activated – and hence strengthened – in the brains of the public » (2010:72).

Aronowitz souligne les effets produits par les cadrages de la santé publique :

« These framing ideas and practices can have profound effects by influencing individual and group behavior, clinical and public health practices, and societal responses to health problems. […] these framing

54 Notons que les usages du concept de frame s’apparentent néanmoins souvent à l’approche du constructionnisme social (Berger et Luckmann 2002).

55 Les notions de catégoriser, de nommer et d’étiqueter représentent, pour les auteures que je mobilise ici, des synonymes ou des facettes de la notion de cadrer.

phenomena are sometime the very mechanisms by which the social patterning of health and illness emerges » (2008:2).

Et Briggs affirme que

« Theories of medical causation constitute ways of thinking about the world and acting on it (Lindenbaum 2001, Rosenberg 1992). Accordingly, narratives about epidemics make racial and sexual inequalities seem natural– as if bacteria and viruses gravitate toward populations and respect social boundaries. » (2005:272)

Le framing représente également une des « entrées possibles [pour rendre]

compte de telle ou telle partie du processus de construction des problèmes publics » (Lascoumes et Le Galès 2007: 66). McCann (2003) mentionne le caractère processuel du cadrage discursif et comment, lors de négociations, différentes parties peuvent tenter de convaincre que leur manière de penser le monde est meilleure et vouloir façonner le monde en conséquence de sorte à l’améliorer. De surcroît, si une manière de cadrer un phénomène social permet des visions et des actions, dans un même temps elle fait de l’ombre, voire empêche l’expression et la pratique d’autres rapports au monde56.

Les cadrages mobilisés dans le champ médical ne sont ni plus ni moins neutres que les catégorisations d’autres actions publiques, à l’image de la catégorie du réfugié57, analysée par Zetter :

« Despite a widely recognised universal condition it remains the case that there is great difficulty in agreeing an acceptable definition of the label refugee. This is more than a taxonomic problem because, far from clarifying an identity, the label conveys, instead, an extremely complex set of values, and judgments which are more than just definitional (Zetter 1988:1) » (1991:40).

Ce dernier étudie les processus de labellisation dont il propose la définition suivante de Wood : « Labelling is a way of referring to the process by which policy agendas are established and more particularly the way in which people, conceived as objects of policy are defined in convenient images » (Wood cité par Zetter 1991:44). Les analyses de Zetter illustrent comment les catégories ont une double dynamique – elles incluent tout autant qu’elles excluent – et comment elles charrient des postulats et des visions du monde qu’il est intéressant de mettre en évidence, au même titre que de questionner ce qu’elles justifient comme pratiques.

56 McCann le souligne en analysant des négociations de politiques publiques urbaines : « This discursive framing of reality creates a vision of the future that, through its very construction, places other possible visions outside the bounds of discussion. Thus, while the framing is enabling for those who construct it, it limits other actors’ ability to influence […] policy » (2003:162).

57 Notons qu’il s’agit ici d’une catégorie associée à un statut légal impliquant des droits et des devoirs pour les personnes auxquelles est assigné ce label et pour les institutions travaillant sur la base de ces statuts légaux.

En suivant les analyses de Conrad qui écrit « how we frame a problem often includes what range of solutions we see as possible » (1997:140) et celles de Cefaï 58 , je pars de l’idée que nommer les pratiques et les représentations autour de la tuberculose, « la lutte contre la tuberculose », et les combiner aux différents cadrages – de la contagion, d’une maladie exceptionnelle et d’une maladie de la migration que j’analyse dans cette thèse –, c’est déjà agir d’une manière (plutôt que d’une autre) et c’est semer les graines d’un genre de (ré)solutions à ce problème (et pas d’un autre genre).