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PARTIE I FABRIQUE DE LA RECHERCHE

Chapitre 2 Méthodes et conditions de l’enquête

2.1. Reformulations et recadrages de la demande

L'étude de la mini-épidémie à Genève parmi des « immigrées » représente l’une des origines des questionnements qui ont constitué le socle de la recherche mandatée qui m’a été proposée. En effet, les mandantes désiraient prolonger des réflexions menées lors de l’étude de cette mini-épidémie, principalement en enquêtant sur les représentations que les patientes ont de la tuberculose. Elles désiraient mieux comprendre ce qui rend leur travail parfois difficile ou vient entraver l’efficacité souhaitée de leurs pratiques, telle que l’enquête d’entourage dont cette mini-épidémie a souligné les limites.

Outre un intérêt pour les représentations des patientes, les commanditaires de l’étude désiraient en apprendre davantage sur les raisons des divers agissements de patientes (se taire et ne pas transmettre le nom de personnes côtoyées lors de l’enquête d’entourage, tarder à consulter malgré la présence de symptômes, interrompre la prise de médicaments, etc.) et sur leurs expériences du dispositif.

Les commanditaires explicitèrent encore une autre raison : profiter du fait que le Centre antituberculeux (CAT) de Genève assure le suivi d’environ 90% des cas de tuberculose active du canton faisant du Centre « un observatoire privilégié » afin d’explorer les représentations et les pratiques liées à la tuberculose dans le canton64. S’ajouta ainsi l’objectif plus général de mieux comprendre le vécu des personnes traitées pour une tuberculose à l’hôpital. Les mandantes affirmaient que cela avait été peu étudié dans la littérature médicale. Ce furent les principales raisons exprimées. D’autres intérêts à mener cette recherche s’additionnent probablement, tels que l’occasion de mener une étude dans un hôpital universitaire dont l’une des missions est de faire de la recherche ou encore le souci d’améliorer la prise en charge de patientes dont une majorité provient de l’étranger.

64 Dans ce canton, les professionnelles travaillant au Centre antituberculeux ont reçu, en plus du suivi des malades, le mandat délégué par le Service du médecin cantonal de superviser le dépistage de l’entourage d’une personne malade et contagieuse (les contrôles d’entourage) de tous les cas de tuberculose active déclarés dans le canton. Ainsi, non seulement l’écrasante majorité des personnes malades de tuberculose mais également celles effectuant un dépistage se rendent au Centre antituberculeux, à l’hôpital.

La première formulation de la proposition que firent les commanditaires de l’étude fut d’étudier les représentations que les patientes ont de la tuberculose. S’en est suivi un processus de reformulation de la demande. Lors d’un premier rendez-vous avec un médecin cadre du CAT et une anthropologue travaillant dans l’hôpital, il a été décidé d'élargir le sujet de sorte à comprendre également les pratiques des patientes. En sus des représentations et des pratiques des patientes, nous sommes convenues que j’étudierai également celles des professionnelles, ainsi que les relations entre patientes et professionnelles. Ce faisant, la question a été élargie en suivant un principe de symétrie afin de prendre en compte un système.

La reformulation de la demande s’est poursuivie durant plusieurs rendez-vous et à l’occasion de la rédaction d’un protocole de recherche à destination d’un comité éthique de l’hôpital65, cette fois-ci avec les professionnelles membres du « comité scientifique » de la recherche par mandat. Celui-ci comprenait en plus du médecin cadre du CAT et de l’anthropologue : l’assistante sociale du CAT, un second médecin du CAT, une médecin du service de médecine communautaire et mes deux professeures de thèse66. Une reformulation de la demande concerna les méthodes, les commanditaires ayant initialement proposé une étude par entretien. J’ai pu obtenir de mener une enquête ethnographique basée notamment sur des observations lors d’une longue immersion67.

In fine, l’objectif reformulé et renégocié de l’étude commanditée68 fut d’étudier le système de prise en charge des personnes malades de tuberculose et de surveillance de la tuberculose, comprenant les professionnelles et les membres de l’entourage des patientes. Du côté des patientes et de leur entourage, il s’agissait de mieux comprendre les représentations que celles-ci ont de la maladie et du traitement, de questionner leur expérience du dispositif et d’analyser la façon dont les patientes appréhendaient différentes pratiques médicales liées à la tuberculose (telles que le contrôle d’entourage ou l’isolement). En parallèle, j’étudiai ce que les personnes traitées pour une tuberculose vivent hors de l’hôpital, de sorte à éclairer leurs conditions de vie et

65 Le protocole a été adressé à la Commission Centrale d’Ethique de la Recherche sur l’être humain de l’hôpital, puis c’est le Comité Départemental d’Ethique de Médecine Interne et Médecine Communautaire et de Premier Recours qui a évalué le protocole. Cette démarche est nécessaire afin de mener une étude impliquant des patientes dans cet hôpital.

66 Ce comité scientifique s’est réuni une à deux fois par an durant l’enquête. Deux des auteures de l’article portant sur la mini-épidémie faisaient partie du comité scientifique de cette étude.

67 Je justifiai le fait de mener une immersion de longue durée notamment par le fait que les mandantes me demandaient d’effectuer une thèse à partir de cette recherche.

68 L’étude fut intitulée « Représentations et pratiques liées au diagnostic de tuberculose aiguë et implication dans la prise en charge des patients et le contrôle d’entourage dans le canton de Genève » (2010).

leurs contextes socio-économiques (notamment afin de saisir les contraintes qui ont un impact sur leurs pratiques et leurs représentations en lien avec la tuberculose). Il s’agissait encore de contextualiser les logiques qui sous-tendent les pratiques et les représentations des patientes, et en particulier celles pour lesquelles les professionnelles avaient parfois de la peine à faire sens : refus du traitement sous surveillance observance directe (DOT) ou difficulté à collaborer au contrôle d’entourage69, arrêt du traitement antituberculeux. Du côté des professionnelles, il fut convenu que j’interroge également les représentations et les pratiques de ces dernières, afin de rendre compte de leurs problématiques, de leurs enjeux et de leurs logiques, de sorte à fournir une vision systémique des enjeux de la prise en charge de la tuberculose. Enfin, les relations interprofessionnelles devaient également faire l’objet d’une observation70. Afin d’en apprendre davantage sur l’objet étudié que ce que les acteures en disent ou que les prescriptions définissent (c’est-à-dire ce que les acteures pensent faire ou sont censés faire), j’ai adhéré à la démarche que Spire a adopté pour son ethnographie des guichets de l’immigration en France : « [déplacer] le regard, des discours aux pratiques et des principes juridiques à leur application » (2008:8).

Dans mon cas, cela pouvait signifier, par exemple, ne pas s’arrêter aux recommandations et aux descriptions institutionnelles des pratiques des professionnelles prescrivant ce qu’une consultation médicale a pour but de faire, mais d’aller découvrir ce qui se passe, se fait et se dit durant les consultations médicales. Ou encore, ne pas prendre les droits des personnes migrantes pour des faits mais interroger les migrantes et les accompagner dans leur lieu de vie ou dans certaines de leurs activités, afin de découvrir leur condition de vie.

D’autres recadrages ont eu lieu sur le terrain. D’une étude s’intéressant principalement aux cultures des patientes, je me suis retrouvé à enquêter davantage sur les conditions de vie et la position sociale des patientes en Suisse.

Ce faisant, j’ai élargi la thématique au-delà de l'angle culturel. De plus, j’ai étudié l’hôpital (une institution), la santé publique (une action publique) et la biomédecine (une science). J’ai encore élargi la question initiale lorsque j’ai découvert la complexité et la nature controversée de la tuberculose, ce qui m’a conduit à étudier celle-ci au niveau de l’organisation des soins et des connaissances scientifiques. Un autre recadrage s’est produit lorsque je me suis éloignée du cœur du dispositif de la lutte contre la tuberculose à l’hôpital pour l'observer dans ses marges. Ceci m’a amené à enquêter sur le dispositif de la lutte contre l’immigration considérée comme indésirable.

69 La pratique mise en avant dans le protocole est celle de l’enquête d’entourage, dont l’efficacité avait été questionnée suite à la mini-épidémie décrite auparavant :

« Un récent travail fait dans notre institution (A Tardin et al, 2009) a montré comment le processus du contrôle d’entourage pouvait être totalement mis en échec par la peur de la stigmatisation et de l’exclusion du patient de sa communauté d’origine. » (Protocole de l’étude, 2010, p.5)

70 Protocole de l’étude, 2010, pp.6-7.

2.2. Note d’intention : démarche et approches adoptées