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PARTIE I FABRIQUE DE LA RECHERCHE

Chapitre 2 Méthodes et conditions de l’enquête

2.2. Note d’intention : démarche et approches adoptées pour l’enquête pour l’enquête

2.3.1. Méthodes d’enquête

Comme méthode principale, j’ai choisi de mener un terrain ethnographique comprenant une immersion de longue durée, des observations et des entretiens informels in situ. J’ai également eu recours à d’autres méthodes telles que conduire des entretiens formels semi-directifs, récolter des documents et produire des bases de données.

78 Il s’agissait également d’un conseil des directrices de thèse.

L’ethnographie en tant que méthode79 est décrite par Cefaï comme

« une démarche d’enquête, qui s’appuie sur l’observation prolongée, continue ou fractionnée, de situations, d’organisations ou de communautés, impliquant des savoir-faire qui comprennent l’accès au(x) terrain(s) (se faire accepter, gagner la confiance, trouver sa place, savoir en sortir…), la prise de notes la plus dense et la plus précise possible […]

et un travail d’analyse qui soit ancré dans cette expérience du terrain. » (2013:2).

Le terrain ethnographique que j’ai mené s’est déployé sur plusieurs sites (Marcus 1995; Martin 1994). Lors d’ethnographies multi-sites, Marcus (1995) souligne que les ethnographes suivent (follow) des flux (argent, personnes, métaphore, objets,…). Pour cette enquête, j’ai, dans un premier temps, suivi la tuberculose à Genève, là où elle faisait l’objet de soins et de prévention à commencer par l’hôpital public. Dans un second temps, j’ai pisté la tuberculose hors de cette institution sur d’autres sites du dispositif de la lutte contre la tuberculose à Genève et en Suisse. Enfin, c’est dans les marges du dispositif que j’ai enquêté en suivant des patientes hors de l’hôpital et des migrantes précarisées par l’Etat.

Mon ethnographie s’est déclinée en une enquête plus dense (thick) dans certains endroits et plus superficielle (thin) dans d’autres (Marcus 1998). L’enquête en profondeur et de longue durée a eu lieu à l’hôpital public de Genève, au service de pneumologie et plus particulièrement au Centre antituberculeux ainsi que dans les différentes unités d’hospitalisation par lesquelles les patientes suspectées et traitées pour une tuberculose transitent. En dehors de l’hôpital, j’ai effectué un terrain plus superficiel et de courte durée consistant principalement en des visites ponctuelles menant à des observations courtes et des entretiens informels, parfois formels. Lorsque j’ai suivi la tuberculose hors de l’hôpital, cela m’a amenée dans des lieux de dépistage de la maladie, de formation et d’organisation de la lutte contre la tuberculose et d’information de l’entourage d’une personne soignée pour une tuberculose. Accompagner les patientes hors de l’hôpital m’a conduite chez elles et dans des cafés à travers la ville.

En parallèle des lieux à visiter que j’avais choisis et des personnes à suivre, durant un temps, j’ai systématiquement suivi les conseils des acteures du terrain.

Lorsque ces dernières me recommandaient de me rendre dans un lieu, d’interroger une personne, de lire un livre ou de voir un film et que cela m’était possible, je l’ai fait. Ces conseils m’ont, par exemple, menée à visiter le Global Fund (Fond mondial de lutte contre le SIDA, la tuberculose et le paludisme), à suivre une journée de formation de Médecins Sans Frontières, à écouter une

79 En sus de qualifier une méthode, le terme ethnographie peut également désigner l’étude d’une culture, faire référence au processus de l’observation participante, au produit de l’écrit ethnographique et au résultat qu’est la représentation écrite d’une culture (Ghasarian 2004:14).

émission radiophonique sur les « saisonniers»80 et à lire Eldorado de Laurent Gaudé81.

Après plusieurs mois d’immersion à l’hôpital, j’ai commencé à mener des entretiens formels. Au total, c’est plus de nonante entretiens semi-directifs qui ont été réalisés82 avec des personnes traitées pour une tuberculose et suivies à l’hôpital (cinquante entretiens83), des membres de leur entourage (huit entretiens) et des professionnelles travaillant à l’hôpital et dans plusieurs institutions du canton84 (trente-cinq entretiens). Les entretiens semi-directifs ont duré entre 45 minutes et 1h30 et ont eu lieu sur un lieu de travail, au domicile de la personne interrogée ou dans un café. Pour une dizaine de patientes ne parlant pas le français ou l’anglais, j’ai eu recours à des interprètes travaillant à l’hôpital.

80 Le statut de « saisonnier » en Suisse date de 1931, il réglait le séjour et l’établissement des étrangères, notamment en limitant leur séjour à neuf mois par année pendant cinq ans au maximum et en interdisant le regroupement familial.

Il s’inscrivait dans une politique dont l’objectif était, d’une part, de garantir une main d’œuvre flexible étrangère pour les besoins de l’économie suisse et, d’autre part, de lutter contre la « surpopulation étrangère ». Il a été aboli en 2002 à l’occasion de la mise en application de l’accord entre la Suisse et les pays européens sur la libre circulation des personnes (Arlettaz 2012). Les saisonniers faisaient l’objet d’un dépistage pour la tuberculose à leur entrée en Suisse.

81 Ce faisant j’ai été voir des choses que je n’aurais pas vues, lire des livres que je n’aurais pas lus, etc. Par exemple, une infirmière du CAT m’a recommandé de lire Eldorado de Laurent Gaudé en me disant qu’elle s’était dit après la lecture de ce livre que cela devait ressembler aux parcours de patientes suivies pour une tuberculose et en DOT.

82 Ces nombreux entretiens sont la conséquence de la demande des mandantes désirant un nombre important d’entretiens ; il avait été négocié que 69 à 95 entretiens semi-directifs seraient menés. Cela illustre l’importance accordée par ces dernières à la méthode de l’entretien. Ce n’est que dans un second temps que celles-ci ont mesuré en quoi l’observation et les entretiens informels représentaient des méthodes valables.

83 Répartis comme suit : quarante et un premiers entretiens, puis neuf deuxièmes entretiens avec des personnes déjà interrogées trois à douze mois auparavant.

L’échantillon n’était pas représentatif de toutes les patientes du Centre antituberculeux mais fortement indicatif de la variabilité de ces dernières. Les critères suivants ont été pris en compte pour assurer la variabilité de l’échantillon négocié avec les commanditaires de l’étude : « âge, sexe, origine socioculturelle, profession, familiarité avec [l’hôpital], localisation de l’infection tuberculose (pulmonaire, extra-pulmonaire,…), co-infection, etc. » (Protocole de l’étude, 2010, p.10)

84 Parmi les professionnelles interrogées environ trois-quarts travaillent à l’hôpital public et le quart restant exercent dans des entreprises privées et des services sociaux ou d’autres organisations telles que la Croix-Rouge genevoise, l’Hospice Général, le Département des affaires régionales, de l’économie et de la santé, la police, le Global Fund ou la Global Coalition of TB activists.

Concernant les deux tiers des entretiens, j’ai pris des notes que j’ai retranscrites dans les heures qui ont suivi l’entretien et pour le tiers restant j’ai enregistré la parole puis l’ai transcrite dans un second temps. Après la restitution des résultats de l’étude commanditée et alors que j’étais sortie du terrain, j’ai encore mené une douzaine d’entretiens que je décris dans les étapes de la recherche.

En complément des observations et des entretiens, j’ai parcouru, lu et parfois récolté différents types de documents écrits et produits par des institutions de santé (bases de données et protocoles institutionnels élaborés à l’hôpital, guides médicaux, recommandations des autorités sanitaires, notes de professionnelles dans les dossiers des patientes), des médias et des communautés scientifique (divers publications scientifiques médicales).

De plus, durant mon immersion à l’hôpital, sur une période de vingt mois, j’ai compté toutes les patientes traitées pour une tuberculose (Peneff 1995), soit environ une centaine de patientes. J’ai produit des données sociodémographiques les concernant par l’observation, par des entretiens informels et formels et par la consultation de notes de professionnelles dans leurs dossiers. J’ai ainsi élaboré plusieurs bases de données concernant ces patientes.

Au fur et à mesure du terrain, j’ai développé des relations avec six informatrices privilégiées qui ont accompagné mon processus de socialisation et d’apprentissage dans les deux principaux milieux de mon enquête (l’hôpital et les migrantes précarisées par l’Etat). En parallèle, j’ai recouru au principe de triangulation85. Pour ce faire, j’ai diversifié mes informatrices privilégiées ; quatre d’entre elles travaillaient à l’hôpital (à des postes et dans des services différents), les deux autres faisaient partie de celles que je nomme les migrantes précarisées par l’Etat. Par ailleurs, j’ai interrogé d’autres personnes afin de varier davantage les points de vue.

L’observation a été fractionnée lorsque j’enquêtais à l’hôpital ou dans d’autres institutions (Cefaï 2013). En dehors de ces espaces-temps que je considérais comme mon terrain à proprement parler, l’enquête s’est prolongée par des échanges avec mes informatrices privilégiées côtoyées au-delà des horaires de bureau. De plus, vivant depuis des années dans la ville où j’ai mené la majeure partie de cette ethnographie, j’ai plusieurs personnes de mon entourage qui connaissent les institutions du dispositif que j’étudiais – leur travail en revanche

85 Olivier de Sardan distingue deux types de triangulation : la triangulation simple consiste à croiser les informatrices dans le but de ne pas dépendre d’une source unique ; la triangulation complexe, elle, « entend faire varier les informateurs en fonction de leur rapport au problème traité. Elle veut croiser des points de vue dont elle pense que la différence fait sens. Il ne s’agit donc plus de « recouper » ou de « vérifier » des informations pour arriver à une “version véridique”, mais bien de rechercher des discours contrastés, de faire de l’hétérogénéité des propos un objet d’étude, de s’appuyer sur les variations plutôt que de vouloir les gommer, en un mot de bâtir une stratégie de recherche sur la quête de différences significatives. » (1995:93)

n’était pas directement en lien avec la tuberculose ou alors avait pu l’être mais ponctuellement. J’ai eu de nombreuses discussions informelles avec ces personnes ainsi que d’autres personnes dans mon entourage (voisinage, collègues, connaissances, amies et membres de ma famille) dont j’ai fait des compte-rendus dans mon journal de terrain et qui ont par la suite également instruit ma recherche.

J’ai régulièrement pris des notes manuscrites dans des calepins et des cahiers que j’ai ensuite transcrites dans un journal de terrain rédigé quotidiennement sur l’ordinateur ; aujourd’hui, il est composé de plus de sept cents pages. J’y ai noté des observations, des pensées, des impressions et des bribes d’analyses, j’y ai retranscrit des dialogues, des consultations, des extraits de documents du terrain et d’articles scientifiques, j’y ai décrit des lieux et des interactions, j’y ai griffonné des schémas, j’y ai émis des hypothèses et j’y ai indiqué des choses à aller observer, des questions à poser et des éléments à vérifier.

Le journal de terrain permet d’annoter des événements et des idées encore flous, sur lesquels revenir par la suite86. Il constitue un « lieu où s’opère la conversion de l’observation participante en données ultérieurement traitables » (Olivier de Sardan 1995:79), une sorte de trait d’union entre deux moments que Favret-Saada désigne par les termes de « prise » (lorsque l’ethnographe est prise sur son terrain) et de « reprise » (après coup, le plus souvent une fois rentrée de terrain). Elle relate de sa pratique d’écriture sur le terrain :

« […] j’organisais mon journal de terrain pour qu’il serve plus tard à une opération de connaissance : mes notes étaient d’une précision maniaque pour que je puisse réhalluciner un jour les événements et alors, parce que je n’y serais plus « prise », mais seulement « reprise », éventuellement les comprendre […] » (2009:154).

Elle affirme que l’ethnographe « [fait], de ce mouvement de va-et-vient entre la

"prise" initiale et sa "reprise" théorique, l'objet même de sa réflexion » (Favret-Saada 2002:33) et relève que « [l]es opérations de connaissances sont étalées dans le temps et disjointes les unes des autres : dans le moment où on est le plus affecté, on ne peut pas rapporter l’expérience ; dans le moment où on la rapporte, on ne peut pas la comprendre. Le temps de l’analyse viendra plus tard. » (2009:160)87

86 Dans Corps pour corps (1993), son journal de terrain retravaillé et édité avec l’aide de Josée Contreras, Favret-Saada ordonne ses notes avec des sous-titres, dont l’un fréquent est « Pour plus tard ».

87 Favret-Saada détaille les étapes du travail ethnographique en trois moments logiques : le premier c’est « hasarder sa personne dans un monde inconnu en se laissant manipuler, affecter et modifier par l’expérience de l’Autre. Le deuxième consiste à tenir un journal très circonstancié des événements : pendant la période du travail sur le terrain, c’est une aide essentielle, qui permet de supporter l’expérience de dépossession de soi […], et de se comporter moins bêtement avec les gens ; après la période du terrain, c’est un document précis sur lequel l’analyse pourra s’appuyer. […] Ce journal […] c’est un outil de travail, la

Enfin, j’ai travaillé à partir du processus d’itération, « par allers et retours ». De l’itération, Olivier de Sardan décrit un versant concret : les va-et-vient sur le terrain, les acteures n’ont pas été sélectionnées à l’avance, ainsi la chercheuse rencontre une personne qui lui recommande une autre et ainsi de suite88,

« l'enquête progresse de façon non linéaire entre les informateurs et les informations ». Il perçoit également une itération abstraite : « la production de données modifie la problématique qui modifie la production de données qui modifie la problématique » (1995:94). Outre des lectures théoriques et le travail de données déjà produites, diverses activités de formation, d’enseignement et de recherche89 menées en parallèle du terrain ont encouragées l’itération abstraite et la prise de distance d’avec mon terrain.

A présent, j’expose à travers les différents temps de l’enquête comment les méthodes décrites ci-dessus ont été concrétisées sur mon terrain.