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PARTIE I FABRIQUE DE LA RECHERCHE

Chapitre 2 Méthodes et conditions de l’enquête

III. S’immerger dans le terrain

Une fois qu’une partie des professionnelles eurent accepté ma présence et qu’on se soit apprivoisé mutuellement, j’ai pu m’immerger dans le terrain dont je restitue quelques étapes. Durant une année, de l’été 2010 à l’été 2011, j’ai partagé le quotidien des professionnelles de santé à l’hôpital cinq jours par semaine, entre 8h et 18h30.

Dans un premier temps, j’ai principalement mené des observations dans la partie hospitalière de l’hôpital. Les premiers mois, j’ai assisté régulièrement aux colloques de remise de garde des médecins de pneumologie (lundi matin et vendredi soir), afin de saisir quelle place la tuberculose prend dans le service et être informée d’événements lui étant liés. En suivant les différentes étapes et les divers itinéraires du parcours d’une patiente suspectée de tuberculose à l’hôpital, j’ai découvert les acteures impliquées dans la prévention et le traitement de la tuberculose ; leurs activités ; la répartition et l’organisation du travail ; les savoirs, savoir-faire et technologies qu’elles mobilisent. En assistant aux diverses interactions et discussions informelles entre professionnelles, patientes et membres de leur entourage, je me suis familiarisée avec le vocabulaire, les concepts et les logiques biomédicales liés à la tuberculose – dont j’ai appris petit à petit de très nombreux aspects – et avec le rôle et le travail quotidien des

95 Ou leur curiosité. Après avoir lu un article dans le journal sur un ethnologue, un pneumologue me demanda si j’allais moi aussi écrire sur mes expériences de terrain et mes émotions. Une infirmière me dit un jour : « Ah tu me fais penser à Castaneda. Tu as lu ? J’ai beaucoup aimé. C’est bien l’anthropologie. Je suis très intéressée par ce que tu vas nous dire. C’est une sacrée approche. C’est aussi intéressant pour son trajet personnel. »

96 Il s’agit d’un documentaire suisse de F. Melgar (2008) filmant l’un des centres fédéraux d’enregistrement et de procédure pour requérantes d’asile ; le réalisateur a travaillé avec une ethnologue pour ce documentaire. Pour la citation : https://www.artfilm.ch/la-forteresse, consulté le 11 février 2016.

professionnelles ainsi que les besoins, les difficultés, les joies et les déceptions des professionnelles et des patientes.

Après trois mois, j’ai commencé à partager mon temps entre le Centre antituberculeux (ambulatoire), les observations de situation en hospitalisation et des observations ponctuelles dans d’autres consultations ambulatoires et hors de l’hôpital97. J’ai quitté le bureau des internes de la pneumologie, pour m’installer dans un bureau de médecins du Centre où deux autres professionnelles se rendaient également régulièrement pour y faire de la recherche. Depuis ce nouvel emplacement, j’ai alors davantage observé au Centre antituberculeux. En plus des consultations médicales pour le suivi du traitement antituberculeux, j’ai assisté aux dépistages de la tuberculose latente et à la prise de médicament sous DOT (directly observed therapy) effectuées par les infirmières et parfois j’ai donné les médicaments ; aux entretiens entre l’assistante sociale et des patientes et à de nombreux entretiens d’enquêtes d’entourage ; ainsi que brièvement au travail des physiothérapeutes et des secrétaires. Enfin, j’ai écouté les discussions entre professionnelles et entre patientes et professionnelles au Centre.

Cette première phase de terrain m’a permis d’affiner les guides d’entretien et de commencer des entretiens formels. A cette époque, j’étais en voie de devenir indigène (go native), en tant que professionnelle de l’hôpital, une position que je discute ultérieurement.

Après une première année d’immersion, le temps que j’ai consacré au terrain s’est réduit à un 50%. J’ai commencé à prendre un peu de distance par rapport à l’institution grâce aux sorties de l’hôpital notamment en enquêtant sur la vie des patientes hors de celle-ci et sur le dispositif de la lutte contre la tuberculose telle que pratiquée et organisée dans d’autres institutions98.

Je me suis rendue dans des lieux où les professionnelles dépistent la maladie (centres fédéraux d’enregistrement et de procédure pour requérantes d’asile et prison), où elles se forment à la lutte contre la tuberculose (cours de formation initiale pour médecins ou infirmières, formation continue des médecins et

97 Auparavant, je me cantonnais à des observations au Centre antituberculeux lors des deux après-midi où les plages de consultations ambulatoires étaient dévolues uniquement à des patientes atteintes de tuberculose.

98 J’ai combiné le terrain avec un poste d’assistanat et une recherche à l’Université de Genève. A l’occasion d’une enquête menée avec des collègues et des étudiantes, j’ai approfondi ma connaissance du réseau médico-social institutionnel et associatif genevois travaillant notamment auprès de populations précarisées à Genève. De plus, dans le cadre d’une revue de la littérature en sciences sociales sur les grippes H1N1 et H5N1 réalisée avec des collègues, j’ai été amenée à lire de nombreux articles sur d’autres dispositifs de lutte contre des maladies transmissibles. Pour la publication de cette revue de la littérature, voir Barrelet et al. (2013).

symposium suisse de tuberculose99), où elles s’organisent (réunion de réseau auprès de la médecin cantonale) et où elles informent l’entourage d’une personne soignée pour une tuberculose (séances d’information sur le dépistage de la maladie dans des entreprises et services sociaux)100.

Avec les patientes, j’avais déjà pris l’habitude de discuter quotidiennement à l’hôpital, dans leur chambre lors de leur hospitalisation et après, à l’occasion de la DOT, avant et après leur consultation, dans les couloirs en les accompagnant en radiologie, à la cafétéria. J’avais ainsi eu de nombreuses occasions de mener des entretiens informels avec nombre d’entre elles dans l’enceinte de l’hôpital.

J’avais commencé à tisser des liens avec certaines patientes. Et j’avais déjà mené des entretiens formels. Face à la diversité des patientes traitées pour une tuberculose à l’hôpital, je me suis demandée comment continuer d’étudier ces dernières et que faire de ce qui semblait une hétérogénéité. J’ai décidé de créer et de renseigner durant vingt mois une base de données de toutes les nouvelles patientes traitées pour une tuberculose. Puis, j’ai voulu passer plus de temps à les côtoyer hors de l’hôpital, enquêter dans leur milieu, observer davantage leur vie à l’extérieur de l’institution. Ainsi, après avoir entendu certaines d’entre elles parler de lieux, je me suis rendu dans quelques-uns : centres d’enregistrement et de procédure, logements pour requérantes d’asile, services sociaux ou associations pour personnes précarisées. Enfin, j’ai accompagné hors de l’hôpital certaines patientes dans des activités de loisir ou des démarches administratives, cela m’a mené dans différents quartiers de la ville, chez les patientes (appartements, maison ou foyers pour requérantes d’asile) ou dans des cafés.

Enfin, en me rendant aux séances d’information à destination des collègues de patientes, j’ai pu observer les lieux, les collègues et les ambiances de travail de certaines d’entre elles. Ce faisant, j’ai densifié et complexifié mes données concernant la vie des patientes : la variabilité de leur conditions de vie et les divers enjeux que les différentes situations sociales induisent.

Cette phase d’immersion d’abord intensive puis limitée a laissé la place à une nouvelle période durant laquelle j’ai commencé les prémices de l'analyse et de l’écriture pour le rapport à destination des commanditaires de l’étude. Pour reprendre la distinction de Favret-Saada, je suis alors passé de la prise à la reprise.

99 Il s’agit d’une journée annuelle de formation continue du Centre de compétence de tuberculose, dirigé par la ligue pulmonaire suisse. Elle s’adresse aux différentes professionnelles de la lutte contre la tuberculose en Suisse.

100 Je n’ai pas enquêté dans tout le dispositif de prévention et traitement de la tuberculose à Genève. Ainsi par exemple, j’ai peu ou pas étudié les pharmacies, les entreprises de l’industrie pharmaceutique ou encore les laboratoires effectuant de la recherche sur la tuberculose. Pour celles-ci, c’est lors de leur interaction avec les professionnelles à l’hôpital que j’ai pu les observer et discuter informellement avec elles.