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PARTIE I FABRIQUE DE LA RECHERCHE

1.2. Ressources théoriques et conceptuelles

1.2.2. Socio-anthropologie de l’Etat

Des littératures anthropologiques et sociologiques, parfois d’autres sciences sociales également, sur l’Etat ou des phénomènes connexes à ce dernier constituent ma deuxième principale ressource théorique pour penser et analyser mon objet d’étude. La lutte contre la tuberculose représente une des multiples créations de l’Etat et un des nombreux programmes nationaux : des agentes de l’Etat la théorisent et ont la responsabilité de la mettre en pratique, des lois constituées par l’Etat la régule, des stratégies de l’Etat lui sont consacrées, des fonds étatiques la nourrissent, et ainsi de suite. La lutte contre la tuberculose est

autant un modèle engendré au niveau international par l’OMS et les Etats, qu’un assemblage de pratiques dont le cœur est dicté et encadré par chaque Etat. Bien sûr de nombreuses acteures ne travaillant pas à l’Etat se greffent à celles et ceux qui mènent la lutte contre la tuberculose. Cependant, je pars du constat que l’Etat est suffisamment central dans le dispositif sanitaire de la lutte contre la tuberculose pour m’appuyer sur des travaux en sciences sociales sur l’Etat. Si je débute au cœur de l’Etat, dans un second temps, je cherche à m’en éloigner pour observer ses marges et finalement regarder au-delà de l’Etat. Je discute de certains apports d’études portant sur les problèmes publiques, les actions publiques et la circulation de politiques publiques.

Dans un article intitulé Notes on the Difficulty of Studying the State, Abrams écrit que,

« the state is not the reality which stands behind the mask of political practice. It is itself the mask which prevents our seeing political practice as it is. […] There is a state-system in Miliband’s sense; a palpable nexus of practice and institutional structure centred in government and more or less extensive, unified and dominant in any given society. […] There is, too, a state-idea, projected, purveyed and variously believed in different societies at different times. » (1988:82)

Il distingue l’état, fait de pratiques et d’institutions, et l’idée même de l’Etat. C’est principalement la socio-anthropologie du premier que je mobilise.

L’Etat a longtemps été un objet d’étude privilégié par d’autres disciplines que l’anthropologie, en particulier les sciences politiques. Sharma et Gupta (2006), ainsi que Trouillot (2001) ont critiqué les travaux abordant l’Etat comme un objet a priori et ont engagé les chercheuses à analyser cet objet empirique et conceptuel. Sharma et Gupta refusent d’appréhender « the state as a given – a distinct, fixed and unitary entity that defines the terrain in which other institutions function ». Ne considérant pas la distinction entre l’Etat et la société comme un allant de soi, mais comme un effet du pouvoir, elles invitent à « conceptualize “the state“ within (and not automatically distinct from) other institutional forms through which social relations are lived, such as the family, civil society, and the economy

» (2006:9).

De même que pour la biomédecine, les agentes des Etats ont tendance à considérer l’Etat comme a-culturel (devoid of culture) et apolitique (Sharma et Gupta 2006). Or, selon Sharma et Gupta, il conviendrait d’appréhender et étudier les Etats, d’une part, comme des artefacts culturels, c’est-à-dire comme étant enracinés dans la culture (culturally embedded) et, d’autre part, comme des

« ensembles construits discursivement ». A l’instar de Trouillot (2001), Sharma et Gupta invitent à étudier les effets de l’Etat : les conséquences socio-politiques des constructions de l’Etat ainsi que les effets sur les vies des gens. Comme le soulignent Sharma et Gupta, les individus découvrent et font l’expérience de l’Etat avant tout dans leurs pratiques quotidiennes et en particulier les pratiques apparemment banales de la bureaucratie (2006:11). Sharma et Gupta défendent encore que « the current regime of globalizaion necessitates that we unhinge the

study of the state from the frame of the nation-state […] the state must now be put into a transnational frame » (2006:28).

Ferguson et Gupta, dans leurs analyses sur la spatialisation de l’Etat, notent que l’Etat à « l’Ouest » est représenté comme doté de raison, de contrôle ou de régulation contrairement aux couches basses de la société (lower regions of society) qui sont caractérisées quant à elles par l’irrationalité, les passions et les appétits incontrôlables (2002:982). Ils énoncent encore que la représentation verticale de l’Etat participe à produire « a commonsense state that simply is “up there“ somewhere, operating at a “higher level“ » (2002:983). A cette vision de l’Etat supérieur à la société, s’ajoute celle de l’Etat englobant la société. Ils soulignent ainsi que les représentations de l’Etat sont construites et, comme les analyses de Scott l’ont montré (1998), que les agentes des Etats investissent des efforts importants pour garantir que ceux-ci soient représentés de telle manière plutôt que telle autre (Ferguson et Gupta 2002).

Sharma et Gupta (2006) soulignent que :

« The theories of the state assume the frame of the nation-state and a world of nation-states. Here the reification of the state is easy to see […]. But the shifts in the global order from “inter-nationalism,“ which depended on nation-states, to “trans-nationalism,“ which has a more troubled relationship with bounded and natural(ized) nation-states, and the emergence of “state-like“ regimes of supranational regulation […] are forcing us to rethink the national states […]. » (2006:8)

Par conséquent, elles ont proposé une approche transnationale à l’étude des Etats. Tout en soulignant que des processus transnationaux ont modifié la place de l’Etat, elles ne concluent pas pour autant que l’Etat n’a plus sa place dans l’analyse :

« Transnational processes have clearly reshaped the presumed association between nation-states, sovereignty, and territoriality. […] it would be wrong to assume that national laws and conventional forms of regulation based in nation-states are now irrelevant. […] it does not necessarily imply that the nation-state, as a conceptual framework and a material reality, is passé. » (2006:7)

Trouillot rapporte que certaines chercheuses affirment que la globalisation a rendu l’Etat, en tant qu’acteur économique et artefact socio-culturel, peu pertinent ou peu important (2001:125). Cependant, Lascoumes et Le Galès soulignent le

« poids toujours massif de l’Etat dans les sociétés européennes, et donc l’importance des politiques publiques dans la régulation de la société » (2007:20) ce qui justifie l’étude de l’Etat. En somme, selon ces auteurs, il n’y a pas de retrait total de l’Etat mais des transformations de ce dernier.

Des chercheuses en sociologie et en anthropologie ont mené des études de l’Etat en ciblant les pratiques des agentes de l’Etat et le quotidien de l’Etat, c’est-à-dire

« son fonctionnement banal, habituel, routinier » (Olivier de Sardan 2004) adoptant ainsi une « perspective par en bas » (Abélès 2014; Fassin et al. 2013;

Olivier de Sardan 2004; Sharma et Gupta 2006). A l’encontre d’une approche qui étudie l’essence des Etats, ces études ethnographiques portent sur les pratiques de l’Etat au quotidien, notamment en s’intéressant au fonctionnement concret « des administrations, des services publics, du système bureaucratique, des relations entre fonctionnaires et usagers » (Olivier de Sardan 2004:139).

L’ethnographie de l’Etat que proposent Fassin et al. appréhende l’Etat comme

« une réalité concrète et située, autrement dit à la fois incarnée par des individus et inscrite dans une temporalité » et étudie « les personnes physiques qui le constituent et les raisons historiques qui le traversent » (2013:15). Ces chercheuses considèrent les agentes de l’Etat comme à la fois faisant et étant l’Etat et les institutions comme « le lieu même de la production de l’Etat », tout comme l’Etat représente la plus visible des institutions.

Olivier de Sardan propose ce qu’il nomme le concept exploratoire de norme pratique. Deux éléments qu’il évoque pour expliquer ce concept seront utiles pour mon analyse. D’une part, écrit-il les « comportements des agents de santé, comme ceux des agents de l’État ou de toute autre institution, bien que censés suivre un ensemble de normes professionnelles précises, inculquées lors de la formation de ces agents, s’en éloignent souvent de façon significative » (2010:7).

Ce concept permet de peser l’écart qui existe partout, « les écarts entre les normes professionnelles des acteurs délivrant des services publics ou collectifs et leurs pratiques effectives » (2010:8) et d’observer comment « ces comportements plus ou moins “non conformes” sont malgré tout régulés » (2010:7). Il explique que, dans différents champs, sont observées des difficultés similaires et des normes pratiques similaires :

« de nombreuses difficultés rencontrées dans les services de santé se retrouvent aussi dans la justice, dans la gestion des infrastructures communales ou dans les politiques d’élevage. Les normes pratiques qui régulent les comportements des sages-femmes sont pour une part analogues à celles qui régulent les comportements des douaniers (Olivier de Sardan, 2001). » (2010)

Tandis que Fassin et al. « [plongent] au cœur de l’Etat »47 (2013), Marc Abélès (2014) invite in fine à penser « au-delà de l’Etat », c’est-à-dire à

« mener à partir du sensible, des actions (et/ou des actions sur des actions) et des usages, l’enquête sur le politique […] qui peut permettre de s’émanciper des stéréotypes dominants de la « société pour l’Etat », de l’Etat-nation conçu comme rempart face à la globalisation. Pensons au-delà de l’Etat » (102-103).

47 Il détaille ainsi le fait de plonger au cœur de l’Etat : « littéralement, pénétrer le fonctionnement ordinaire des institutions publiques, mais c’est aussi, métaphoriquement, appréhender les valeurs et les affects qui traversent les politiques de gouvernants et les pratiques des agents » (Fassin 2013 :13).

Je commencerai par plonger au cœur de l’Etat à travers l’étude de la lutte contre la tuberculose analysée comme un dispositif d’action publique, puis je tenterai de penser au-delà de l’Etat.

Les analyses socio-anthropologiques de l’Etat permettent d’analyser la lutte contre la tuberculose comme une oeuvre étatique.

Combiner la sociologie des problèmes publics (telle que pratiquée par Gusfield, Cefaï, Lascoumes) avec la socio-anthropologie des actions publiques (notamment les travaux de Olivier de Sardan, Fassin, Lascoumes et Le Galès) mène au questionnement de la lutte contre la tuberculose comme action publique.