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PARTIE I FABRIQUE DE LA RECHERCHE

Chapitre 2 Méthodes et conditions de l’enquête

V. (Re)problématiser et être prise à nouveau par surprise

De l’automne 2014 à l’hiver 2015-2016, j’ai continué l’analyse des données, repris des lectures théoriques, méthodologiques et thématiques, problématisé à nouveau, été prise encore une fois par surprise et rédigé la thèse. L’enquête de l’étude mandatée et de la thèse a été commune durant plus de deux ans. Je m’attelais d’abord davantage à obtenir des données afin de répondre aux questions des commanditaires. Ce n’est que dans un second temps que j’ai problématisé ce que j’avais documenté en vue de produire un travail de thèse. En sus de s’adresser à un public différencié et d’avoir des conventions différentes, ce qui distingue le travail de ces deux projets est le temps. Pour la thèse, la reprise a été plus dense. Trois événements extérieurs à mon enquête ont eu un impact dans la transformation de ma problématique et la densification de mes analyses.

Premièrement, il m’a été proposé d’assister à un séminaire intitulé « Migration forcée et aide humanitaire » à l’Université de Neuchâtel. Les lectures effectuées dans ce cadre-là, ainsi que les discussions m’ont initiée à un domaine de recherche que je connaissais peu. Mieux outillée, j’ai alors analysé l’articulation de la lutte contre la tuberculose à la migration en Suisse. Pour les raisons déjà explicitées en amont et également celle ne pas vouloir entretenir la stigmatisation

engendrée par l’association des migrantes à la tuberculose, j’ai longtemps attendu pour le faire, bien que l’analyse de mes données m’y incitait.

Deuxièmement, au cours de l’année 2014, l’explosion de discours dans les médias sur l’épidémie de maladie à virus Ebola a attiré mon attention. Ils faisaient écho à la fois à ceux entendus dans mon étude sur la tuberculose et également aux analyses de la revue de la littérature sur la grippe H1N1 et H5N1. J’ai collecté les articles de journaux et analysé ces discours. La comparaison de ces maladies ayant défrayé la chronique avec la tuberculose, peu médiatisée, m’a entraîné à appréhender la lutte contre la tuberculose comme un modèle de santé publique international partageant des points communs avec d’autres réponses des autorités de santé publique internationale à des maladies infectieuses. Soucieuse de ne pas me remettre en mode « terrain » et d’écrire ma thèse, j’ai cessé l’analyse des discours sur la maladie à virus Ebola, mais j’ai inclus de nouveaux questionnements dans le processus d’analyse de ma thèse103.

Troisièmement, lors de mon terrain, afin de répondre à l'une des questions du mandat – que vivent les patientes hors de l'hôpital ? –, j'avais mesuré le manque d'information concernant une partie des patientes. Si j'avais pu me rendre chez certaines patientes ou les accompagner dans des lieux qu’elles fréquentaient, pour d'autres il n'a jamais été question de les revoir104 en dehors des murs de l'hôpital : il s'agissait de personnes possédant ce qu'elles nomment le « papier blanc »105. Je les ai donc côtoyées régulièrement à l'hôpital mais brièvement et sans interprète. Je savais qu'elles étaient occupées à leurs affaires, et prises dans leurs vies, mais de quoi ces dernières étaient faites m’échappait106.

103 J’ai notamment été frappée par les similarités des catégories et des narrations mobilisées dans les discours des autorités et des professionnelles de la santé pour parler de la maladie à virus Ebola, de la tuberculose, de la grippe H1N1 ou du SIDA par le passé (accusation des victimes, réplique du Grand Partage, …).

De nouvelles questions ont ainsi émergées, telles que : quel cadrage commun élaborent les autorités de la santé afin de répondre aux maladies transmissibles

? Quels sont les impacts et les hors-champs de ce cadrage transversal ?

104 Malgré des demandes d'entretien et des tentatives de les revoir hors de l'institution hospitalière (que certains d’entre eux ont parfois accepté) hormis une personne, elles n'étaient pas au rendez-vous.

105 Pour l'administration suisse, ces personnes sont des déboutées de l'asile ou des personnes frappées d’une Non-Entrée en Matière. Elles n’ont pas reçu l’asile et doivent quitter le territoire suisse. Dans les faits, une partie d’entre elles restent en Suisse. Je décris davantage ces catégories par la suite.

106 Une expérience de terrain passée et des lectures ayant attrait à des personnes vivant une période de homelessness m'ont appris à ne pas sauter sur l'interprétation suivante : contrairement aux personnes insérées et travaillant, elles ont pourtant du temps à disposition. En contrepoids aux plaintes de professionnelles quant au retard récurent ou aux absences répétées de personnes vivant une période de homelessness, Susser (1996) a analysé comment l’organisation du système d'aide obligeait ces dernières à courir de

Or, ces données m’ont ensuite manqué lorsqu’en analysant la base de données et mon journal de terrain, j’ai découvert que ces personnes étaient proportionnellement très touchées par la tuberculose. J'ai dû me contenter d’un entretien formel, de plusieurs entretiens informels grappillés et de quelques échanges dans les couloirs et dans les salles d'attentes de l'hôpital. Et j’ai eu recours aux travaux d'autres chercheuses sur ces populations précarisées à Genève107.

En 2015, un mouvement de lutte des personnes requérantes d’asile, déboutées de l’asile et frappées d’une NEM a commencé à Genève108. Ces dernières ont publiquement pris la parole, une parole que j’ai eue de la peine à capter sur le terrain lorsque j’étais affiliée à l’hôpital. Ma participation en tant que soutien à ces migrantes en lutte, avec d’autres personnes non-exilées habitantes de Genève, m’a fait rencontrer et fréquenter régulièrement durant cinq mois ces personnes dans un contexte radicalement différent de celui de l’hôpital. Je me suis notamment jointe à divers événements et manifestations qu’elles ont organisées.

Puis, en juin 2015, un rassemblement de protestation spontané de personnes déboutées de l’asile et frappées d’une NEM refusant leur transfert d’un foyer à un abri PCi, suivi d’une manifestation non organisée, a débouché sur l’occupation d’un bâtiment public appartenant à la Ville de Genève. Durant une quinzaine de jours, j'ai passé la plupart de mes journées, tous mes soirs et quelques nuits à participer et à soutenir cette occupation. Puis, durant plusieurs semaines, j’étais encore présente plusieurs demi-journées et soirées par semaine dans une salle mise à disposition par la Ville de Genève après l’occupation et à l’occasion de manifestations régulières et des rassemblements hebdomadaires en ville. Par ce biais, j’ai alors côtoyé davantage de personnes ayant été rejetées de l’asile en Suisse.

Sans chercher à obtenir des informations dans un but de recherche, simplement en fréquentant des inconnus devenant plus proches au fil des semaines, ceux-ci m'ont raconté des fragments de leurs vies. Dans un second temps, à la fin de l’été 2015 réalisant que j’avais sans me rendre compte acquis – par cette nouvelle socialisation et par ces activités militantes et certains liens de proximité qui en ont découlé – des connaissances concernant les conditions de vie des personnes pour lesquelles je manquais d’information, j’ai décidé de demander à certaines d’entre elles de mener des entretiens. Elles ont accepté et j’ai eu recours à des

rendez-vous en rendez-vous, d'un bout à l'autre de la ville de New York, afin de bénéficier du minimum vital (nourriture, logement, soins, habits, etc.).

107 Dont De Coulon 2013, De Senarclens 2008, Heller 2005, Sanchez-Mazas 2011.

108 Il s’agissait au départ uniquement d’hommes car la lutte ciblait dans un premier temps l’hébergement en abris PC – des structures d’hébergement sous-terraines – où les femmes n’étaient pas logées à l’époque. Dans le cadre du mouvement qui a suivi, quelques femmes se sont jointes à la lutte qui est demeurée principalement un mouvement réunissant des hommes.

interprètes participantes au mouvement de lutte. Alors, j’ai complété les nombreuses heures d’observation et les discussions informelles dans le cadre de ces activités militantes par une dizaine d’entretiens menés avec des migrantes précarisées. L’une d’entre elle a été traitée pour une tuberculose à Genève et une seconde a côtoyé dans un centre fédéral d’enregistrement et de procédure pour requérantes d’asile une personne soignée pour une tuberculose pulmonaire109. J’ai ainsi pu valider des hypothèses déjà forgées lors du terrain à l’hôpital mais pour lesquelles les données produites auparavant ne me semblaient pas encore suffisantes.

Ces heures de militantisme ne sont pas entrées dans mon journal de terrain, car je n’étais pas là en tant que chercheuse et parce que j’avais cessé de faire du terrain afin d'analyser mes données et de rédiger ma thèse. Pourtant, ce que j'ai expérimenté, observé et questionné m'a aidée à mieux appréhender ce qui se passe dans ce que j'ai nommé les hors-champs de la lutte contre la tuberculose.

Les liens tissés avec plusieurs migrantes précarisées durant l’année 2015 m’ont beaucoup appris sur le dispositif migratoire européen et suisse. Cela m’a donné à voir de près différentes procédures d’exclusion qui ont influencé la manière dont j’ai analysé mes données. Les côtoyer et partager des pans de leur vie m’a fait découvrir différents guichets de l’Etat et m’a permis ainsi d’inscrire le dispositif étudié dans son environnement institutionnel.

2.4. Faire avec : négocier, accepter et ajuster

Cette partie discute les impacts du fait que l’ethnographe est un instrument de sa recherche. J’y détaille les principales places qui m’ont été attribuées et que j’ai occupées sur le terrain, les divers types de relations tissés avec les acteures, certains effets de ma présence à l’hôpital, la transformation de sentiments d’échec sur le terrain en pistes analytiques, ma situation biographique, les postures ayant influencé mon rapport à l’objet d’étude et, en enfin, quelques limites de la recherche.

2.4.1. Places attribuées et places occupées durant l’enquête

Il s’agit ici de revenir sur les places occupées sur le terrain afin de préciser le contexte dans lequel les données de cette thèse ont été produites. Certaines de ces places m’ont été attribuées par les acteures et je les ai acceptées, d'autres ont fait l’objet de négociation. Enfin, j’en ai refusée quelques-unes. En les décrivant, je fais émerger parfois les effets de ma présence sur le terrain et souvent ce à quoi elles m’ont respectivement donné accès et en quoi elles m’ont limitée. J’ai expérimenté la double dynamique de faire sa place sur un terrain

109 Toutes ont été soumises au dépistage de la tuberculose dans le cadre de leur demande d’asile en Suisse. Cependant les entretiens ont peu porté sur le dispositif de la lutte contre la tuberculose et davantage sur leurs conditions de vie en Suisse et pour certaines également sur leur parcours migratoire.

décrit par Althabe : d’un côté, la chercheuse se retrouve prise dans un système de places lui préexistant et chargé d’alliances et de mésalliances et, d’un autre, elle développe une marge de manœuvre pour orienter son enquête110. En plus de celle d’ethnologue, je détaille les quatre principales positions occupées sur le terrain afin de réaliser mon enquête : celle de collaboratrice à l’hôpital ; celle d’accompagnatrice de patientes ; celle de patiente du dispositif étudié ; celle de militante.