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2 Le cadre contrastif et traductologique

2.3 Les objectifs de la traductologie

2.4.1 Les travaux pionniers

La Stylistique comparée

La Stylistique comparée a comme représentants principaux A. Malblanc (pour l’allemand et le français) et J.-P. Vinay et J. Darbelnet (pour le français et l’anglais), ouvrage qui, d’après Larose, « marque la naissance de la traductologie canadienne » (1992 : XXII)110. Les positions défendues dans les manuels de Stylistique comparée ont été très discutées et critiquées. Les critiques formulées contre la Stylistique comparée ont nourri l’argumentaire selon lequel la linguistique et la traduction étaient véritablement incompatibles (Larose 1992 : 21). Il convient donc de montrer en quoi les arguments que semble fournir la

Stylistique comparée contre l’opportunité d’une base contrastive à la traductologie peuvent être levés.

L’ouvrage de Malblanc est un guide de traduction, et dans le même temps une caractérisation des langues mises en rapport, avec une référence à Humboldt, Saussure et Bally111. Malblanc adopte une position résolument relativiste et emprunte le concept humboldtien de Weltanschauung pour désigner les visions du monde propres à chaque communauté linguistique. En empruntant à Bally les notions de « plan du réel » et « plan de l’entendement », Malblanc décrit l’allemand comme une langue plus proche du plan du réel, et le français comme une langue qui tend en revanche vers le général et l’abstrait.

110 La « Bibliothèque de Stylistique comparée » collection dirigée par Malblanc aux éditions Didier, a également publié un ouvrage consacré à l’italien : Stylistique comparée du français et de l’italien, de P. Scavée et P. Intravia (1979) (Larose 1992 : 12).

111 Le sous-titre de l’ouvrage de Malblanc s’intitule « Essai de représentation linguistique comparée et étude de traduction ». L’ouvrage de Vinay et Darbelnet, dont le titre et sous-titre sont « Manuel de traduction (français et anglais) – Traité pratique de Stylistique comparée », se présente davantage comme un ouvrage pratique.

Malblanc (1963 : 16) pose la spécificité irréductible de chaque langue, qu’il appréhende comme le reflet de la psychologie des peuples. Ce faisant, il est réduit à considérer la traduction comme une approximation. Malblanc, ainsi que Vinay et Darbelnet, se limitent de plus à exposer certaines particularités jugées caractéristiques de chaque système. En outre, la différence entre les langues est posée dès le départ alors qu’elle était censée découler de la confrontation. Il s’agit donc d’une démarche faussement empirique, puisque les exemples servent d’illustration (Keromnes 2000 : 20-24). En plus de la circularité de leur démonstration, leur démarche vise à établir des équivalences uniques (malgré les recommandations de Vinay et Darbelnet visant à prendre en compte chaque texte particulier). On lit chez Vinay et Darbelnet : « Il est permis de supposer que si nous connaissons mieux les méthodes qui gouvernent le passage d’une langue à l’autre, nous arriverions dans un nombre toujours plus grand de cas à des solutions uniques » (cité par Larose 1992 : 13). On a également regretté dans ces ouvrages la focalisation sur les différences. La critique fondamentale reste l’absence de distinction rigoureuse entre la langue et le discours, entre système et norme (Albrecht 1999 : 13).

Les faiblesses de la Stylistique comparée ont été mises au compte de la linguistique :

Le mode d’approche de la Stylistique comparée ne contredit pas explicitement, mais masque une réalité essentielle de la traduction, qui est que les correspondances ne sont jamais acquises d’avance, et que chaque recherche passe par l’analyse du sens de ce segment au sein de ce texte particulier. Aussi le livre a-t-il été versé par différents traductologues […] au compte de la « traduction linguistique », par quoi il faut entendre : opération de transfert d’unités de langue d’un système verbal à un autre dans l’indifférence au « sens » des énoncés, qui constitue le véritable objet de l’opération traduisante. » (Pergnier 2004 : 23)

Les critiques contre une traductologie linguiste s’appuyant sur la Stylistique comparée

perdent de leur validité dès lors que l’on observe de près quelle fut la démarche des auteurs. Leurs ouvrages étaient, en outre, des guides de traduction qui contenaient des références à certains travaux de linguistique, mais ne se voulaient pas être une théorie linguistique de la traduction.

Au-delà des critiques qui peuvent être formulées, il reste la valeur pratique de ces ouvrages empiriques (Larose 1992 : 22 ; Collombat 2003 ; Pergnier 2004 : 22). Ladmiral déclarait encore en 1984 à propos de l’ouvrage de Vinay et Darbelnet qu’il était « l’un des meilleurs manuels de traduction qui soient » (1984 : 19). De plus, il revient à ces auteurs d’avoir été

parmi les premiers à systématiser la pratique de la traduction, mis en lumière certaines difficultés de traductions reposant sur des différences structurelles et à proposer des classifications de procédés de traductions. Stolze conclut : « Sie haben den ersten umfassenden Versuch unternommen, übersetzerisches Verhalten deskriptiv zu ordnen » (2001 : 74).

La méthodologie développée par Mario Wandruszka

M. Wandruszka a montré la complémentarité entre la linguistique et la traductologie en révélant le potentiel heuristique de la traduction pour la linguistique descriptive. Les confrontations de textes sources avec leurs textes cibles dans plusieurs langues, appelées « multilaterale Übersetzungsvergleiche », aident à cerner des faits de langue et à aboutir à une description plus précise et juste de chacune des langues mises en rapport, que ce soit au niveau sémantique, discursif ou textuel : « Was die Sprache für den Menschen bedeutet, was sie für ihn leistet, wie sie es leistet, erkennt man am besten, wenn man verschiedene Sprachen miteinander vergleicht », déclare Wandruszka (1969 : 7)112.

La réussite d’une telle démarche est subordonnée à des précautions méthodologiques : il faut réunir un corpus dans lequel chaque langue est la langue cible et la langue source, en raison de la nature asymétrique de la traduction (1969 : 7). De plus, le corpus doit contenir plusieurs traductions concurrentes afin d’examiner les paraphrases possibles113.

Nous pouvons retenir que la démarche de Wandruszka allie linguistique et traductologie dans une perspective inverse à la nôtre. Wandruszka instrumentalise la traduction, puisque la confrontation des textes jette une lumière nouvelle sur les éléments de chaque langue. Notre travail en revanche met la linguistique contrastive au service de la traduction, puisque cette

112 Wandruszka se distancie nettement de la thèse relativiste. Il rappelle que « Das Wort ist nicht der Gedanke, der sprachliche Ausdruck des Gedankens ist nicht der Gedanke selbst » (1969 : 8), et souligne l’aporie d’un comparatisme philologique. La présence d’arbitraire dans les langues (notamment dû à l’aléa de certaines évolutions diachroniques, observables par exemple dans les conjugaisons irrégulières ou les genres de noms) est un élément qui infléchit l’idée d’une étroite corrélation entre l’identié du locuteur et sa langue. Toutefois, il laisse une certaine place aux problématiques relativistes qui ne manquent pas de se poser : « Der Linguist [erlebt] immer wieder die letzlich unübersetzbare Eigenart, ja Einzigartigkeit jeder Sprache. [...] Für ihn beginnt hier erst das große Fragen. Was bedeutet die Verschiedenheit der Formen und Strukturen [...]? Spiegeln sich darin die verschiedenen Welterfahrungen, Weltansichten, Weltanschauungen der Völker, die diese Sprachen geschaffen haben? [...] Wie weit ist jede Sprache prägende und geprägte Weltanschauung? » (1969 : 9).

113 Les difficultés liées à la réalisation d’un tel corpus ont certainement alimenté les réserves avec lesquelles furent accueillies ses propositions (Pöckl 2002).

première aide à prévoir, en amont, certains hiatus entre des langues et, en aval, à analyser les traductions. Si les principes qui guident notre démarche sont inverses de ceux de Wandruszka, notre analyse traductologique a néanmoins des retombées qui implicitement éclairent les phénomènes énonciatifs de l’allemand et du français.