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La thèse de l’intraduisibilité linguistique

2 Le cadre contrastif et traductologique

2.3 Les objectifs de la traductologie

2.4.2 La complémentarité des deux disciplines

2.4.2.1 La thèse de l’intraduisibilité linguistique

Ce chapitre est consacré à l’examen de la thèse de l’intraduisibilité linguistique et à son application au DR. Nous rappellerons les fondements de cette thèse, tels qu’ils sont développés dans Coseriu (1978), avant d’examiner le cas du DD. L’examen de cette thèse nécessite au préalable un rapide exposé de la théorie du langage et de la traduction que propose Coseriu (1972, 1978, 1981, 1994 et 2001)115.

La langue est définie comme une activité comportant trois aspects, auxquels correspondent autant de niveaux d’analyse (1994 : 9-10) :

- le niveau du langage, en tant qu’activité universelle ;

- le niveau de la langue, qui correspond à une technique de langage développée au cours de l’histoire ;

- le niveau de la parole (appelé niveau du texte ou du discours), qui est l’utilisation par un locuteur de la langue.

115 L’ouvrage de 2001 est une traduction française de plusieurs textes de Coseriu. Nous lui empruntons la terminologie française.

A ces trois niveaux correspondent des contenus d’analyse différents : Bezeichnung (désigné),

Bedeutung (signifié) et Sinn (sens).

Die B e d e u t u n g ist der jeweils einzelsprachlich – und zwar ausschließlich durch die Einzelsprache als solche – gegebene Inhalt. Die B e z e i c h n u n g hingegen ist der Bezug auf die aussersprachliche ‚Sache’, auf den aussersprachlichen ‚Sachverhalt’ oder ‚Tatbestand’, bzw. das aussersprachlich Gemeinte selbst. Der S i n n ist der besondere Inhalt eines Textes oder einer Texteinheit [...] (1978 : 20-21).

A ces trois niveaux correspondent également trois types de linguistique : une linguistique du langage, une linguistique des langues (qui a été la plus explorée), et une linguistique du discours et du texte. Le tableau suivant résume le modèle de Coseriu :

Le modèle linguistique de Coseriu

Niveau d’analyse Contenu d’analyse Type de linguistique

Langage Désigné Linguistique du langage Langue Signifié Linguistique des langues

Parole Sens Linguistique du discours et du texte

Cette tripartition de la linguistique permet de définir la place de la traductologie, qui se situe clairement dans la linguistique du discours et du texte. Aborder la traductologie uniquement par l’aspect de la singularité des langues, donc la situer dans la linguistique des langues, reviendrait à proposer une « traductologie linguistique » au sens dépréciatif que lui donnent les critiques rappelées précédemment. L’affiliation de la traduction à la linguistique du discours et du texte repose sur deux raisons :

- la traduction transfère des textes et non pas des langues. Ce fait amène également Larose à décrire la « linguistique du texte comme le champ privilégié de la traductologie » (1992 : XXI) ;

- les signifiés sont propres à une langue et par définition non traduisibles.

Es geht in der Übersetzung darum, ‚einen gleichen Textinhalt’ in verschiedenen Sprachen auszudrücken. Da nun die einzelsprachlichen Inhalte verschieden sind, der ‚übersetzte’ Inhalt aber ‚der gleiche’ sein muss, kann dieser Inhalt auch nicht einzelsprachlich, sondern nur übereinzelsprachlich

sein [...]. Die Aufgabe der Übersetzung ist es nun, in sprachlicher Hinsicht, nicht die gleiche Bedeutung, sondern die gleiche Bezeichnung und den gleichen Sinn durch die Mittel (d.h. eigentlich durch die Bedeutungen) einer anderen Sprache wiederzugeben. (1978 : 20-21)

Le même constat amène Pergnier à formuler ainsi les différentes prérogatives entre la linguistique contrastive et la traductologie :

[…] la question principale est d’expliquer pourquoi les mots sont intransposables d’un système de signes dans un autre (comme la linguistique le montre de manière irréfutable), et sont pourtant

traduisibles d’un système de signes dans un autre (comme la traductologie le montre de manière non moins convaincante). (2004 : 23-24)

Le processus de traduction se décompose en une étape sémasiologique et une étape onomasiologique : le traducteur, au départ, construit le désigné et le sens à partir du signifié ; dans un deuxième temps, il cherche à rendre le désigné et le sens par les signifiés étrangers. Il se heurte à trois obstacles, trois impossibilité théoriques de traduction :

La traduction est théoriquement impossible lorsqu’une langue-culture n’a pas de

signifié qui désigne une certaine réalité extra-linguistique, « wenn [eine Sprache] eine bestimmte Realität überhaupt nicht gestaltet » (1978 : 37). Mounin (1963 : 59), tout en se distanciant de la thèse de Sapir-Whorf, fait également remonter l’origine de certains problèmes de traduction à la différence dans la référenciation du réel opérée par les langues. Ce type d’intraduisibilité théorique n’est pas consubstantiel à tout acte de traduction, mais dépend des langues mises en rapport.

Cependant, on peut combler ce déficit dans la pratique. Berman (1984 : 302), dans son dialogue avec Mounin, rappelle qu’en cas d’intraduisibilité linguistique, la traduction apporte des solutions, qui peuvent être un emprunt, un néologisme, une compensation, un décalage, un remplacement, liste à laquelle nous pouvons ajouter le procédé métadiscursif des (trop célèbres) Notes du Traducteur116.

La traduction est théoriquement impossible si le signifié a un désigné symbolique. Le genre grammatical, par exemple, peut être investi d’une valeur culturelle (dans un conte, le genre du substantif la lune peut être associé à l’identité féminine supposée de la lune).

Dans ces cas, que Jakobson analyse comme des « attitudes mythologiques d’une communauté linguistique » vis-à-vis de la langue (2003a : 85-86), il y a pour le traducteur, en règle générale, un conflit entre le désigné et le sens construit dans le texte, car il est rare que les deux coïncident dans les deux langues. Dans le texte cible, le traducteur doit opter pour l’invariance du signifié ou du désigné.

116 Mounin, dans un article intitulé « L’intraduisibilité comme notion statistique » (1964, cité par Larose 1992 : 72), évalue dans la traduction d’un texte hopi en anglais les « capitulations » de la traduction devant des désignés inconnus à seulement 0,5 %, et invite donc à ne pas surévaluer la part de ces impossibilités de traductions qui ne se laissent pas contourner dans la pratique.

La traduction est théoriquement impossible lorsque la fonction du signe à traduire n’est pas réduite à la fonction désignative, en d’autres termes, lorsque le signifiant est opacifié. Quatre cas sont distingués, dont le dernier concerne le discours direct :

L’emploi métalinguistique

En russe, <Я> est à la fois la dernière lettre de l’alphabet et le pronom personnel de la première personne. Ainsi, lorsqu’on veut amener un enfant à ne pas abuser du « moi je », on lui dit : « Я est la dernière lettre de l’alphabet ». La traduction doit, pour préserver le sens, reproduire l’acte par un énoncé qui ne renvoie pas au même

désigné.

L’emploi poétique (‘malerische’ Verwendung)

Lorsque le signifiant est transformé en signifié, il est rare que la même transformation soit possible dans la langue cible117.

La polysémie intentionnelle

Etant donné qu’il est rare que la polysémie soit identique dans des langues différentes, il est tout aussi rare que la traduction la traduise (par exemple dans un jeu de mot).

L’emploi symptomatique

Si un énonciateur est caractérisé socialement et/ou géographiquement par son discours, le signe linguistique est opacifié et renvoie à la langue. La traduction se heurte à la difficulté de recréer dans le texte cible un DD qui renvoie à son utilisateur, puisque le désigné manque dans la culture cible.

Le problème de traduction ne se pose pas uniquement en termes de variation, mais plus précisément en termes de variation collective. La traduction d’un idiolecte, par comparaison, ne doit conserver que la variation individuelle et ne pose donc pas de problème particulier de traduction, comme l’illustre les exemples suivants :

(103) „[...] Und dann habe ich ja immer noch mehr Aussicht, mich wieder zu heiraten, als so manche Andere, es zum ersten Male zu tun.“

„Zo?“ sagten die Cousinen einstimmig... Sie sagten „Zo“ mit einem Z, was sich desto spitziger und ungläubiger ausnahm. (Mann, Buddenbrooks : 239)

- [...] Et puis, tu sais, j’ai toujours plus de chance de me remarier qu’une autre qui n’a jamais été mariée.

- Fraiment ? disaient les cousines en chœur (elles prononçaient « vraiment » avec un f, ce qui avait l’air plus pointu encore et plus incrédule). (Bianquis : 218)

117 Voir l’étude d’un texte de Kafka (Eine kleine Frau) et de ses traductions par Meschonnic ( « La femme cachée dans les textes de Kafka », 1999 : 319-342).

(104) „[...] Du solltest täglich deinem Schöpfer auf den Knien dafür danken, ein solch gottbegnadigtes

Geschöpf zu sein ...!“

„... Begnadetes“, sagte Gerda und zeigte lachend ihre schönen, weißen, breiten Zähne. (Mann,

Buddenbrooks : 296)

- [...] Tu peux remercier le Seigneur chaque jour, à genoux, d’être une créature si grâciée

- Comblée de grâces, rectifiait Gerda en riant de ses belles dents blanches et larges. (Bianquis : 266)

La traduction d’œuvres entièrement rédigées en dialecte est pour Salevsky (2002 : 185) « die absolute Grenze » de la traduction. De même, Berman affirme avec force l’impossibilité de traduire les dialectes. Sa position est sans appel, puisqu’il critique aussi bien l’effacement des réseaux vernaculaires que leur exotisation, c’est-à-dire la substitution d’un « vernaculaire étranger par un vernaculaire local […]. Une telle exotisation, qui rend l’étranger du dehors par l’étranger du dedans, n’aboutit qu’à ridiculiser l’original. » ; « Malheureusement, le vernaculaire ne peut être traduit dans un autre vernaculaire » (Berman, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain. Les Tours de Babel, 1985, cité par Lane-Mercier 1995 : 177). Une stratégie de compensation est néanmoins souvent développée par les traducteurs qui consiste à rendre la variation diatopique par une équivalence diastratique et diaphasique (Albrecht 2005a : 230-249)118.

Au terme de cette analyse, nous retiendrons que les impossibilités théoriques de la traduction reposent sur l’absence de désigné dans la langue cible ou sur l’opacification du signifiant

(dans les trois premiers cas, cette impossibilité est en réalité une improbabilité). Les impossibilités théoriques ne sont pas pour autant des impossibilités de traduction. Elles rappellent finalement que la traduction est une reformulation d’un texte dans un autre texte et un autre système linguistique.