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1.4 Schémas énonciatifs des principaux genres

1.4.3 Le mode indirect

1.4.3.4 Le discours indirect libre

1.4.3.4.3 La personne et le temps

Il est souvent affirmé que le DIL a des formes prédéfinies : le Präteritum pour l’erlebte Rede, l’imparfait pour le discours indirect libre, et la 3ème personne. M. Lips regrettait déjà ce fait : « par une faute de perspective, on a pris l’habitude d’identifier le style indirect libre avec certains emplois de l’imparfait » (1926 : 221). Actuellement, la vision d’un DIL exclusivement au Präteritum et à l’imparfait est présente dans plusieurs grammaires qui donnent des définitions partielles d’erlebte Rede (Helbig und Buscha 1998 ; Engel 2004), des définitions partielles de discours indirects libres (Frank 1993) ou des exemples partiels de discours indirects libres (Grévisse 1993 ; Dethloff und Wagner 2002) (cf. également 1.2.1).

Cette conception est en partie nourrie par le corpus majoritairement littéraire qui a servi et sert aujourd’hui encore de base à l’étude du DIL. De plus, les auteurs et les critiques qui ont fait la célébrité du DIL se réfèrent à des formes au passé et à la troisième personne. Flaubert lui-même parlait des « récits à l’imparfait » (cité par Steinberg 1971 : 427) pour désigner certains DIL de ses œuvres. Les commentaires de Marcel Proust sur le style de Flaubert portent en grande partie sur l’innovation réalisée par ce dernier dans l’emploi de « cet imparfait si nouveau dans la littérature » ; « l’éternel imparfait » des œuvres de Flaubert est pour Proust un élément fondamental de son écriture narrative qui permet de rapporter les

dires des personnages en les faisant « se confond[re] avec le reste » (Proust 1920 : 77-78)75. Enfin, cette vision résulte également des théories narratologiques de Käte Hamburger (Stanzel 2001 : 279 ; Kittel 1992 : 334), qui postule l’impossibilité d’un DIL à la première personne.

Le DIL est en réalité simplement une configuration énonciative dans laquelle le temps du rapporteur détermine celui du discours du locuteur rapporté.

[…] le choix des morphèmes verbaux dans le S.I.L.76 est déterminé par la relation qui existe entre le moment de la narration et le moment de la production des propos ou pensées que l’on rapporte. (Vuillaume 1990 : 106)

La transposition des temps, si elle est souvent observée dans les corpus, ne définit pas le DIL (« erlebte Rede ohne Tempustransposition » Steinberg 1971 : 360 ; von Roncador 1988 : 220 ; Vuillaume 1990 ; Pérennec 1992 : 326 ; Riegel et al. 2001 : 601).

(78) Mme Profitendieu rentre enfin, elle s’excuse d’être en retard ; elle a dû faire beaucoup de visites. Elle s’attriste de trouver son mari souffrant. Que peut-on faire pour lui ? C’est vrai qu’il a très mauvaise mine. (Gide, cité par Riegel et al. 2001 : 601)

Kalepky (1899) et Lerch (1922) ont relevé les exemples suivants au présent et au passé composé77 :

(79) M. de Monpavon marche à la mort […] il dépasse le somptueux établissement où il prend son bain d’habitude, il ne s’arrête pas non plus aux Bains Chinois. On le connaît trop par ici. Tout Paris saurait son aventure le soir même. (Daudet, Nabab, cité par Kalepky 1899 : 493-494)

(80) Il met bas son fagot, il songe à son malheur.

« Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?

En est-il un plus pauvre en la machine ronde ? » (La Fontaine, Fables, cité par Lerch 1922 : 114)

Vuillaume (1990) et Lips (1926) ont relevé des exemples, certes rares, mais clairs de

discours indirect libre prospectif.

(81) (Un couple rentre d’un bal)

ELLE - N’use pas ta salive, je sais ce que tu vas me dire. (Très simple.) Je me suis fait peloter !

75 Proust analyse l’emploi de l’imparfait aussi bien dans les récits simples du narrateur que dans le discours rapporté. Il faut noter qu’au demeurant, Proust ne voue pas une admiration sans bornes à Flaubert : « Ce n’est pas que j’aime entre tous les livres de Flaubert, ni même le style de Flaubert » (1920 : 72) ; « Si j’écris tout cela pour la défense (au sens où Joachim du Bellay l’entend) de Flaubert, que je n’aime pas beaucoup, si je me sens privé de ne pas écrire sur bien d’autres que je préfère, c’est que j’ai l’impression que nous ne savons plus lire » (1920 : 85).

76 S.I.L. désigne le « style indirect libre ».

77 M. Lips cite un devoir d’élève : « Le sympathique Monsieur qui ressemble à un échalas articulé prononce quelques paroles senties. Il est le commissaire Oliphant ; il a reçu son ordre de marche ; il va être obligé, sous peu, de quitter la Suisse et cette chère ville de Genève. » (composition d’élève) (1926 : 66).

LUI - Oui, tu t’es fait peloter !

ELLE, assise près du lit et commençant à se dévêtir. - Là ! Oh ! je connais l’ordre et la marche. Dans un instant je me serai conduite comme une fille, dans deux minutes tu m’appelleras sale bête, dans cinq tu casseras quelque chose. C’est réglé comme un protocole. (Courteline, « La peur des coups »,

Théâtre, cité par Vuillaume 1990 : 45)

L’énoncé « je me serai conduite comme un fille » se comprend comme étant la prédiction d’un discours à venir78. L’exemple suivant est amené par Lips :

(82) A une certaine époque, on parla beaucoup de mariages dans la famille. La fillette choisit pour son futur mari un jeune homme de vingt ans qui s’occupait souvent d’elle. Un jour, elle vint à moi toute triste : elle ne pourra pas épouser son ami ; cela durera trop longtemps jusqu’à ce qu’elle ait l’âge de se marier ; lui sera trop grand et trop vieux pour elle ; il faut qu’elle choisisse un garçon de son âge. (Wettstein, Les Notions de temps chez l’enfant, cité par Lips 1926 : 66)

L’exemple relevé par Lips est en cela intéressant qu’il montre que le choix des temps verbaux peut se faire en rupture avec le cadre narratif, et ce non seulement avec les adverbes, comme cela est courant, mais également avec les verbes. Ici, la représentation non indirecte du temps, donc le choix du futur au lieu du conditionnel, permet d’augmenter la proximité avec le discours originel. Nous rencontrons la même construction dans l’erlebte Rede

suivant, extrait des Buddenbrooks79 :

(83) (Hanno espère que son cadeau de Noël sera un théâtre de marionnettes)

[…] Hanno [hatte] kürzlich zum ersten Mal das Theater besucht, das Stadt-Theater, wo er im ersten Range an der Seite seiner Mutter atemlos den Klängen und Vorgängen des „Fidelio“ hatte folgen dürfen. Seitdem träumte er nichts als Operszenen, und eine Leidenschaft für die Bühne erfüllte ihn, die ihn kaum schlafen ließ. Mit unaussprechlichem Neide betrachtete er auf der Straße die Leute, die, wie ja auch sein Onkel Christian, als Theater-Habitués bekannt waren [...] ... War das Glück ertragbar, wie sie fast jeden Abend dort anwesend sein zu dürfen ? Könnte er nur einmal in der Woche vor Beginn der Aufführung einen Blick in den Saal tun, das Stimmen der Instrumente hören und ein wenig den geschlossenen Vorhang ansehen! Denn er liebte Alles im Theater : den Gasgeruch, die Sitze, die Musiker, den Vorhang...

Wird sein Puppentheater groß sein ? Groß und breit ? Wie wird der Vorhang aussehen? Man muß baldmöglichst ein kleines Loch hineinschneiden, denn auch im Vorhang des Stadt-Theaters war ein Guckloch... Ob Großmama oder Mamsell Severin – denn Großmama konnte nicht Alles besorgen – die nötigen Dekorationen zum „Fidelio“ gefunden hatte? Gleich morgen wird er sich irgendwo einschließen und ganz allein eine Vorstellung geben... Und schon ließ er seine Figuren im Geiste singen ; denn die Musik hatte sich ihm mit dem Theater sofort aufs Engste verbunden... (Mann, Buddenbrooks : 534)

L’ER au Futur est non transposé (transposé, le discours serait : « Würde sein Puppentheater groß sein ? ») et est précédé d’un ER au Präteritum, transposé. L’ER au futur est identifiable uniquement par la transposition du pronom personnel (« Gleich morgen wird er sich irgendwo einschließen »). Le passage d’un ER avec transposition des temps à un ER sans transposition des temps entraîne une gradation de l’immédiateté narrative. En

78 Un exemple de DIL au futur simple, tiré de L’Assommoir, est cité par Kullmann (1995a : 112).

rapprochant de manière croissante le lecteur des sentiments qui agitent Hanno, le narrateur suggère que l’émotion de ce dernier grandit au fur et à mesure de l’évocation du moment où il recevra son cadeau de Noël.

De la même façon que le temps verbal est déterminé par le point de vue de l’énonciateur rapporteur, les morphèmes de personne sont déterminés par le point de vue de l’énonciateur80. Rien n’interdit donc d’employer des personnes autres que la troisième81 :

Entscheidend für die Personenangaben in ER ist […] die Übereinstimmung mit dem Standpunkt des Vermittlers. Wenn die Personenangaben nicht transponiert werden können, weil sie schon mit diesem Standpunkt übereinstimmen, wenn die Tempora aber transponiert und die übrigen Eigenarten ausgeprägt sind, so ist die ER durchaus vollständig. (Steinberg 1971 : 299)

Ainsi, un DIL à la première personne peut être le résultat d’une transposition (report d’une intervention de quelqu’un s’adressant à l’énonciateur citant, comme dans l’exemple 81) ou d’une non-transposition (propres paroles ou pensées). Dans une narration homodiégétique, une séquence dans laquelle le narrateur relate des pensées passées (donc dans laquelle

erzählendes Ich et erlebendes Ich sont identiques) débouche sur un DIL à la première personne. Dans les extraits suivants, les réflexions à l’ER sont celles que le narrateur a formulées au moment auquel il est fait référence. Elles sont différentes des pensées qu’il formulerait au moment de la narration.

(84) Als letzte Figur in meiner tausendgestaltigen Mythologie, als letzter Name in der unendlichen Reihe tauchte sie auf, Hermine, und zugleich kehrte mir das Bewußtsein wieder und machte dem Liebesmärchen ein Ende, denn ihr wollte ich nicht hier in der Dämmerung eines Zauberspiegels begegnen, ihr gehörte nicht nur jene eine Figur meines Schachspiels, ihr gehörte der ganze Harry. Oh, ich würde nun mein Figurenspiel so umbauen, daß alles sich auf sie bezog und zur Erfüllung führte. (Hesse, Der Steppenwolf : 260)

(85) Langsam ging ich durch den hallenden Gang, aufmerksam betrachtete ich die Türen, die soviel Hübsches versprochen hatten: an keiner mehr stand eine Inschrift. Langsam schritt ich alle die hundert Türen des magischen Theaters ab. War ich nicht heute an einem Maskenball gewesen? (Hesse, Der Steppenwolf : 267)

80 L’existence d’un discours indirect libre à la première personne est affirmée par Steinberg (1971 : 293-337), Danon-Boileau et Bouscaren (1984), Ducrot (1989 : 189), Vetters (1989 : 41ss), Vuillaume (1990), Kittel (1992), Gather (1994), Marnette (2002), et celle d’un erlebte Rede à la première personne par Cohn (1969), Steinberg (1971 : 293-337), Kittel (1992) et Stanzel (2001 : 279-285). L’exemple de Gather est toutefois emprunté à l’espagnol : Pero, instantáneamente, ganada por su terrible curiosidad, me acribilló a preguntas sobre detalles en los que yo no había tenido tiempo de pensar : ¿La Julita había aceptado ? ¿Íbamos a escaparnos ? ¿Quiénes iban a ser los testigos? ¿No podíamos casarnos por la Iglesia porque ella era divordiada, no es cierto ? ¿Dónde íbamos a vivir ?. [...] Dies dokumentiert die Existenz eines bisweilen übersehenen DIL der 1.Pers. (Gather 1994 : 232-233)

81 L’erlebte Rede et le discours indirect libre sont majoritairement représentés à la troisième personne dans les grammaires, soit par le choix des exemples (Weinrich 1982 ; Grévisse 1993 ; Helbig und Buscha 1998 ; Riegel et al. 2001 ; Dethloff und Wagner 2002), soit dans les définitions (Frank 1993 ; Engel 2004).

D. Cohn (1969) a montré l’existence d’un erlebte Rede à la première personne à partir des manuscrits de l’œuvre de Kafka Das Schloß, qui révèlent que les premiers chapitres furent rédigés initialement à la première personne.

(86) Da blieb Barnabas stehen. Wo waren wir? Ging es nicht mehr weiter? Würde Barnabas mich verabschieden? Es würde ihm nicht gelingen. Ich hielt Barnabas Arm fest, daß es fast mich selbst schmerzte. Oder sollte das Unglaubliche geschehen sein, und wir waren schon im Schloß oder vor seinen Toren? (Kafka, manuscrit de Das Schloß, cité par Cohn 1969 : 305)

Dans la version finale, Kafka a substitué les pronoms personnels de la 3ème personne à ceux de la 1ère personne. Ce même extrait se lit aujourd’hui de la façon suivante :

(87) Da blieb Barnabas stehen. Wo waren sie? Ging es nicht mehr weiter? Würde Barnabas K. verabschieden? Es würde ihm nicht gelingen. K. hielt Barnabas Arm fest, daß es fast ihn selbst schmerzte. Oder sollte das Unglaubliche geschehen sein, und sie waren schon im Schloß oder vor seinen Toren? (Kafka, Das Schloß, cité par Cohn 1969 : 305)

Le fait que le DIL à la première personne ait longtemps été ignoré (alors que Bally 1914 : 406 en citait déjà, comme le remarque Cohn 1969 : 306) tient, selon Cohn, à sa faible fréquence dans la littérature, qui elle-même s’explique par des facteurs narratologiques. Du point de vue du contenu, le narrateur doit parler de son passé en ressentant une certaine empathie pour la personne qu’il était alors, ce qui le conduit à mettre en lumière la psychologie passée au travers des discours et des pensées. Or, la littérature a développé une forme narrative, le journal intime, pour donner accès à la psychologie passée. De plus, Cohn remarque que l’erlebte Rede à la première personne peut facilement suggérer un certain pathétique (l’auteur cite l’exemple de Der Steppenwolf), car l’empathie se crée en relation avec sa propre personne, et non pas, comme dans un roman hétérodiégétique, entre un narrateur et un personnage. Il y a donc des conditions précises d’émergence du DIL et des obstacles à son emploi dans le roman homodiégétique qui expliquent sa faible fréquence. Nous ajouterons au développement de Cohn un paramètre énonciatif. Il y a une difficulté particulière à identifier un DIL à la première personne qui peut freiner son emploi. L’identité des énonciateurs conduit en effet à une restriction des indices idiolectaux et idéologiques, voire à leur effacement total. L’extrait suivant relève de ces cas ambigus : il est difficile de déterminer si das erzählende Ich et das erlebende Ich sont dissociés ou si les deux instances sont confondues dans un seul et même énonciateur, en d’autres termes si les pensées sont formulées au moment décrit dans la narration (ce qui donnerait naissance à un erlebte Rede) ou au moment de la narration.

(88) Bei einem Haydnschen Duett waren mir plötzlich die Tränen gekommen, ich hatte den Schluß des Konzertes nicht abgewartet, hatte auf das Wiedersehen mit der Sängerin verzichtet (oh, wieviel strahlende Abende hatte ich einst nach solchen Konzerten mit den Künstlern hingebracht!), hatte mich aus dem Münster hinweggeschlichen und in den nächtlichen Gassen müde gelaufen, wo da und dort hinter den Fenstern der Restaurants Jazzkapellen die Melodien meines jetzigen Lebens spielten. Oh, was für ein trübes Irrsal war aus meinem Leben geworden! (Hesse, Der Steppenwolf : 174)