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L’épistémologie du discours indirect libre

1.4 Schémas énonciatifs des principaux genres

1.4.3 Le mode indirect

1.4.3.4 Le discours indirect libre

1.4.3.4.1 L’épistémologie du discours indirect libre

L’article de Tobler en 1888 marque le début d’une période pendant laquelle le discours indirect libre et dans une moindre mesure l’erlebte Rede ont suscité beaucoup d’intérêt parmi les linguistes allemands et suisses que furent Ch. Bally (1912 et 1914), M. Lips (1926)65, A. Tobler (1888), T. Kalepky (1899, 1913 et 1928), E. Lerch (1914, 1923 et 1928), G. Lerch (1922), E. Lorck (1914 et 1921) et W. Günther (1928). Les termes de style indirect libre et d’erlebte Rede ont été forgés à cette époque. Le terme français est de Ch. Bally (1912)66, et le terme allemand67 a été proposé par E. Lorck (1921 : 13)68.

64 L’épistémologie du discours indirect libre et de l’erlebte Rede a déjà été abondamment étudié (Kalik-Teljatnicova 1965-1966 ; Steinberg 1971 : 55ss ; Roy 1977 ; Cerquiglini 1984 ; Coulmas 1986 ; Kullmann 1992b).

65 Bally et Lips appartenaient à l’Ecole de Genève, Kalepky, Lorck, E. Lerch et G. Lerch à l’Ecole de Munich.

66 La notion de « style » renvoie chez Bally à une stylistique proche d’une linguistique de la parole : « Par stylistique j’entends l’étude de la langue de tout le monde en tant qu’elle reflète non les idées pures, mais les émotions, les sentiments, les volontés. » (Bally, cité par Wilmet 2003 : 443).

67 Le caractère pensé ou proféré est quelquefois précisé en allemand : « erlebte Rede (tatsächlich Gesprochenes) / erlebte Reflexion (nur Gedachtes) » (Helbig und Buscha 1998 : 149) ; « die erlebte Rede / das erlebte Denken » (Zifonun et al. 1997 : 1775).

68 Le terme renvoie à la réalité suivante : « Erleben des Schriftstellers, ein Erleben, dessen er sich erinnert und das für ihn vergangen ist » (Lorck 1921 : 13). Il a supplanté ceux de verschleierte Rede (Kalepky 1899) et de

Trois axes principaux se dégagent des travaux de cette époque :

- la question de la nature, plus exactement de la spécificité du DIL et de l’ER par rapport au DI et à l’IR.

- la question de l’origine du DIL et de l’ER - la comparaison interlangagière

La première définition, proposée par Tobler, décrit le DIL comme une forme hybride69.

eigentümliche Mischung indirekter und direkter Rede, die von jener das Tempus und die Person des Verbums, von dieser die Wortstellung und den Ton nimmt (1888 : 437)

De plus, bien que le DIL soit décrit comme un procédé d’écriture littéraire propre au roman moderne, plusieurs auteurs voient l’origine du DIL dans des procédés rhétoriques de la communication orale (Bally 1912 ; Lorck 1914 ; Lips 1926).

On a accusé une personne B… d’une chose dont elle était innocente.

Moi : Tu as protesté ?

B… : Il n’y avait pas à protester. C’était moi qui l’avais fait. (exemple de Lips 1926 : 82)

Enfin, la description de ce procédé s’est faite de manière conjointe avec la comparaison entre les formes françaises et allemandes. Cette comparaison incluait trois termes : le discours indirect libre, l’erlebte Rede et l’einführungslose indirekte Rede. Nous détaillerons les descriptions contrastives et les propositions d’équivalences de cette époque dans les parties 5.2 et 5.3 d’une part, 8.1 et 9.1 d’autre part.

1.4.3.4.2 L’hybridité

Le DIL n’est pas une forme dérivable du DI par simple élision du discours introducteur. Le DIL est la combinaison de traits qui se rattachent à deux modes différents, le direct et l’indirect. Il est un discours indirect dans lequel deux subjectivités sont concomitantes70.

69 Kalepky (1899 et 1913) critique Tobler (1888) et Bally (1912) en supposant qu’ils décrivent le DIL comme un DI régi d’un type particulier. La polémique repose sur un mauvaise lecture de Bally (1912), comme le font remarquer Bally (1914) et Lips (1926).

70 La description d’Revuz a évolué sur ce point. Dans les premiers temps (1979 et 1992), Authier-Revuz décrit le DIL comme une forme de connotation autonymique, c’est-à-dire une forme où l’énonciateur parle avec les mots d’autrui. Il est vrai que du point de vue sémiotique le discours indirect libre est un discours en usage qui renvoie à lui-même et signale une altérité. Toutefois, appliquer cette notion au discours indirect libre ne nous semble pas satisfaisant car cela ne tient pas compte du paramètre de l’acte discursif réalisé, qui

L’absence d’enchâssement et de frontière entre énonciateur rapporteur et énonciateur cité amène Steube à le décrire comme un « Rede […], die in sich fremde Rede simuliert » (1985 : 391). Dans les textes narratifs, il apparaît comme un discours bipolaire contenant « der Erzähler als greifbare Verkörperung der Mittelbarkeit des Erzählens und die Illusion der Unmittelbarkeit durch Spiegelung der dargestellten Wirklichkeit im Bewußtsein eines personalen Mediums oder einer Reflektorfigur » (Stanzel 2001 : 247).

Il est une forme de discours rapporté qui ne contient ni marques externes (comme l’est un verbe introducteur71) ni internes (comme l’est le Konjunktiv I) qui puissent le distinguer d’un énoncé simple : « Il n’y a pas de signal - morphologique ou syntaxique - spécifique du style indirect libre », rappelle Vuillaume (2000 : 107). En l’absence de marqueur morphologique ou syntaxique spécifique, le repérage du DIL se fait à l’aide d’indices énonciatifs et contextuels. « Il n’existe pas de phrases qui hors contexte pourrait être caractérisée comme étant du […] DIL », comme le souligne Authier-Revuz (1992 : 41). Cela a pour conséquence que certains énoncés interprétables comme des DIL laissent subsister une certaine ambivalence, voire de l’ambiguïté, comme le révèle l’exemple suivant :

(74) Il fut tiré de sa rêverie par la sonnerie du téléphone. C’était Barbentane. Il demandait à Aurélien d’accompagner ces dames au Casino de Paris. La loge était prise, et puis à la dernière minute, lui devait se rendre ailleurs ; si Leurtillois n’était pas libre, Blanchette et Bérénice n’iraient pas, parce que deux femmes seules ... Mais Aurélien était libre. (Aragon, Aurélien, cité par Riegel et al 2001 : 601)

Riegel et al. ont identifié le dernier énoncé de cet extrait comme un DIL. Il est permis d’inclure l’énoncé précédent (« si Leurtillois… ») dans le DIL, et également de lire « La loge était prise… » comme la représentation des explications données par Barbentane ; dans cette hypothèse, le dernier énoncé ne serait pas un DIL, mais remplirait la fonction textuelle de clôture de DIL et marquerait le retour au discours du narrateur.

D’un point de vue énonciatif, deux systèmes sont présents dans le DIL : les formes verbales et la personne72 relèvent du système de l’énonciateur rapporteur, tandis que les adverbes de temps et de lieu, les éléments de subjectivité affective et appréciative et les éléments de

n’est pas celui d’un emprunt, mais qui est bien celui d’une représentation de dires. Par la suite (2004), l’auteur a privilégié une description comme forme de discours rapporté hybride.

71 Toutefois, l’incise et la postposition sont possibles, et ces formes sont alors des formes transitoires entre le DI régi et le DIL.

72 Certains contextes autorisent l’emploi de noms propres (Bally 1914 : 408ss ; Vuillaume 1999), de descriptions définies et de démonstratifs (celui-ci / dieser) (Vuillaume 1999) : « [...] Deslauriers lui dit : - Mais, saprelotte, qu’est-ce que tu as ? Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n’en crut rien. » (Flaubert,

l’interaction appartiennent au système de l’énonciateur rapporté : « Der DIL liegt, was seine grammatischen Eigenschaften betrifft, zwischen DD und DI » (Gather 1994 : 231). Mêlant les caractéristiques du direct et indirect, le DIL est une forme hybride (« hybride Form », Steube 1985 : 392 ; « Mischstatus », Zifonun et al. 1997 : 1776 ; « Doppelperspektive », Stanzel 2001 : 247).

Cette description reste une généralisation. Les temps verbaux peuvent ne pas être transposés, soit de façon isolée pour un certain type d’énoncés (par exemple des énoncés à valeur proverbiale, Steinberg 1971 : 225ss), soit naturellement lorsque les deux cadres énonciatifs mis en rapport emploient les mêmes temps. Par ailleurs, la transposition des adverbes n’est pas obligatoire dans le DIL (Vuillaume 1990 : 106 ; Kullmann 1995a : 127ss). Dans l’exemple suivant, l’adverbe anaphorique « le lendemain » relève du système de l’énonciateur rapporteur.

(75) […] je savais que [la faute] que je venais de commettre était de la même famille que d’autres pour lesquelles j’avais été sévèrement puni, quoique infiniment plus grave. Quand j’irais me mettre sur le chemin de ma mère au moment où elle monterait se coucher, et qu’elle verrait que j’étais resté levé pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester à la maison, on me mettrait au collège le lendemain, c’était certain. Eh bien ! dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, j’aimais encore mieux cela. (Proust, A la recherche du temps perdu, cité par Vuillaume 1990 : 106)

Les indices du DIL sont énonciatifs, propositionnels et textuels. Les indices énonciatifs sont fournis par les marques de « l’inscription du sujet dans la langue » (Kerbrat-Orecchioni 2002, cf. 1.2.1), notamment les appréciatifs, les modalisateurs, les particules du discours, les exclamations, les interjections73, les variations dialectales, diastratiques, diaphasiques, les idiolectes, sont des éléments qui dévoilent la présence d’un autre énonciateur que celui qui produit le discours premier. En outre, si le discours n’est pas monologique, les éléments de l’interaction (des particules du discours, des phrasèmes phatiques) peuvent être des indices de DIL74.

Dans l’extrait suivant, l’interrogation et l’exclamation sont, en plus du contenu propositionnel et de la dislocation, des éléments qui signalent la présence d’un autre cadre d’énonciation :

73 Interjections et exclamations sont décrits comme des « Expressiva » par von Roncador (1988 : 84) : « sprachliche[...] Ausdrücke [...], die sich auf das emotionale Erlebnis des Sprechers beziehen. ».

74 Selon von Roncador, les indices de subjectivité autres que propositionnels sont souvent les seuls indices : « Die Verschiebung im expressiven Bereich [stellt] oft das einzige Erkennungsmerkmal dar » (von Roncador 1988 : 55).

(76) [...] er wollte langsam reiten, er wollte auch die innere Unruhe bändigen, die immer wilder in ihm aufgor.

Wenn eine Sturmflut wiederkäme – eine, wie 1655 da gewesen, wo Gut und Menschen ungezählt verschlungen wurden – wenn sie wiederkäme, wie sie schon mehrmals einst gekommen war! Ein heißer Schauer überrieselte den Reiter – der alte Deich, er würde den Stoß nicht aushalten, der gegen ihn heraufschösse! Was dann, was sollte dann geschehen? Nur eines, ein einzig Mittel würde es geben, um vielleicht den alten Koog und Gut und Leben darin zu retten. Hauke fühlte sein Herz stillstehen, sein sonst so fester Kopf schwindelte [...] (Storm, Der Schimmelreiter : 124)

Le deuxième type d’indices est le contexte, lorsqu’il renseigne sur une prise de parole ou l’émergence d’une pensée (Lips 1926 : 52-54 ; Gather 1994 : 233 ; Vuillaume 2000 : 115ss) :

(77) (Les villageois sont en désaccord avec le maître d’œuvre et celui-ci prend peur)

Der Gedanke an seinen Deich überfiel ihn wie ein Schrecken: was sollte werden, wenn jetzt alle ihre Spaten hinwürfen ? (Storm, Der Schimmelreiter : 107)