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Les frontières du discours rapporté : le point de vue

1.4 Schémas énonciatifs des principaux genres

1.4.3 Le mode indirect

1.4.3.5 Les frontières du discours rapporté : le point de vue

La définition du discours indirect libre à travers la disjonction locuteur/énonciateur (au sens de Ducrot) amène à s’interroger sur les frontières de l’erlebte Rede et du discours indirect libre. La présence d’un énonciateur-personnage se mêlant à l’énonciation assumée par le narrateur est perceptible dans des énoncés autres que des ER et des DIL.

La narratologie énonciative a forgé des outils pour appréhender des formes proches du discours indirect libre à travers la notion de point de vue (Stanzel 2001 21-24 ; Rabatel 2001 et 2004b). Rabatel (2001 et 2004b) propose une définition de cette notion et une application au champ du DR dont nous nous inspirerons. La notion de PDV telle qu’il l’entend a été développée à partir de celle d’énonciateur de Ducrot et du modèle narratologique de Genette (Rabatel 1998). Le point de vue (abrégé par PDV) est défini comme un contenu propositionnel dont l’organisation des référents dénote une manière d’appréhender le monde qui renseigne sur l’énonciateur qui prend en charge ce contenu.

Puisque le PDV introduit un énonciateur qui n’est pas relié à une énonciation, il y a un lien entre le PDV et le discours indirect libre (Rabatel 2004b : 85) :

- tous les discours indirects libres se définissent comme contenant le PDV d’un autre énonciateur que l’énonciateur premier ;

- toutefois, tous les PDV ne donnent pas naissance dans les textes à un discours indirect libre ;

- enfin, certains PDV donnent naissance à des formes proches du discours rapporté et qui sont un stade préliminaire au discours indirect libre, un « monologue intérieur embryonnaire à la troisième personne, ou focalisation interne » (Rabatel 2004b : 84) (cf. le continuum dans Rabatel 2004b).

Dans le PDV, la parole intérieure existe en tant que trace expressive […] d’un mouvement perceptif et interprétatif qui ne s’extériorise pas par les marques traditionnelles de la parole et de la pensée […] (Rabatel 2001 : 88)

Ces formes proches de l’erlebte Rede sont appelées en allemand « erlebte Wahrnehmung » (Kurt 1999 : 505) ou « perspektivische Beschreibung » (Kullmann 1992a : 324ss). Nous montrerons avec les exemples suivants la proximité entre le discours indirect libre et la perception représentée avec PDV étranger (que nous abrégeons par représentation de PDV, s’opposant à représentation de discours). Nous conclurons en annonçant les difficultés

traductologiques ignorées que renferment ces formes aux frontières du discours indirect libre. Elles seront traitées dans les parties 5.2.1 et 8.2.

Représentation de point de vue / erlebte Wahrnehmung

Dans l’extrait suivant, le PDV du personnage de Rodolphe transparaît dans la description « comme le premier jour, aux comices ! », sans que son « attendrissement » soit verbalisé.

(91) Ce fut alors qu’elle prit sa main, et ils restèrent quelque temps les doigts entrelacés, - comme le premier jour, aux comices ! Par un reste d’orgueil, il se débattait sous l’attendrissement. Mais, s’affaissant contre sa poitrine, elle lui dit :

- Comment voulais-tu que je vécusse sans toi ? [...] (Flaubert, Madame Bovary : II-166)

Dans l’extrait suivant, l’énoncé descriptif révèle également la perception du personnage.

(92) Les hommes continuèrent jusqu’en bas, à une place dans le gazon où la fosse était creusée. […] Puis, quand les quatre cordes furent disposées, on poussa la bière dessus. Il la regarda descendre.

Elle descendait toujours.

Enfin on entendit un choc ; les cordes en grinçant remontèrent. (Flaubert, Madame Bovary : II-197)

Le discours indirect libre et la représentation de PDV sont de nature à se rejoindre dans les textes. Dans l’extrait suivant, un discours indirect libre (a et b) précède un PDV (Kurt 1999 : 505) du père Rouault (c).

(93) Il songea qu’on s’était trompé de nom en écrivant. Il chercha la lettre dans sa poche, l’y sentit, mais il n’osa pas l'ouvrir. Il en vint à supposer que c’était peut-être une farce, une vengeance de quelqu’un, une fantaisie d’homme en goguette ; a) et, d’ailleurs, si elle était morte, on le saurait ? b) Mais non ! c)

La campagne n’avait rien d’extraordinaire : le ciel était bleu, les arbres se balançaient ; un troupeau de moutons passa. Il aperçut le village ; on le vit accourant tout penché sur son cheval, qu’il bâtonnait à grands coups, et dont les sangles dégouttelaient de sang. (Flaubert, Madame Bovary : II-193)

Cas ambigus

Les représentations de PDV à l’imparfait, en donnant une représentation imperfective du procès, peuvent générer de l’ambiguïté, comme l’illustre l’extrait suivant :

(94) L’un des chantres vint faire le tour de la nef pour quêter, et les gros sous, les uns après les autres, sonnaient dans le plat d’argent.

- Dépêchez-vous donc ! Je souffre, moi ! s’écria Bovary, tout en lui jetant avec colère une pièce de cinq francs. […]

On chantait, on s’agenouillait, on se relevait, cela n’en finissait pas !

Il se rappela qu’une fois, dans les premiers temps, ils avaient ensemble assisté à la messe, et ils s’étaient mis de l’autre côté, à droite, contre le mur. La cloche recommença […]. (Flaubert, Madame Bovary : II-195-196)

Il est délicat de départager le PDV représenté du DIL, en d’autres termes de déterminer le degré de verbalisation dans la représentation de l’énonciateur autre. L’énoncé « cela n’en

finissait pas ! » se rapproche du discours indirect libre, soit d’une représentation par l’énonciateur-narrateur d’une pensée que l’énonciateur-personnage a formulée (« Cela n’en finit pas ! » ou « Cela continue ! »). « Cela n’en finissait pas » peut également se lire comme la traduction verbale par l’énonciateur-narrateur du sentiment d’exaspération de l’énonciateur-personnage.

La proximité entre la représentation de PDV et la représentation de discours au mode indirect libre est d’ordre énonciative. Toutes deux sont deux formes qui par rapport à leur cotexte marquent un changement énonciatif : la perception représentée et le DIL se repèrent grâce à la disjonction locuteur/énonciateur qui intervient. La différence se situe au niveau de la verbalisation : dans la perception représentée, on ne peut attribuer les paroles représentées, ni même véritablement aucune parole, à l’énonciateur. Dans le DIL en revanche, comme il a été rappelé dans la partie précédente, il y a la présence d’un locuteur. Nous n’affirmons pas que le DIL représente les paroles/pensées effectivement produites par le locuteur, mais que le DIL est la représentation de paroles que le locuteur rapporté peut produire de façon crédible.

En somme, dans les textes narratifs, le DIL contient deux locuteurs et deux énonciateurs entremêlés, tandis que la représentation de PDV contient un locuteur (le narrateur) et deux énonciateurs (le personnage et le narrateur). Nous parlerons de discours indirect libre embryonnaire84.

Dès 1975, Kuroda (cité par Plénat 1979 : 135), à partir de corpus de récits, posait la question des frontières du discours intérieur et des niveaux de conscience du personnage que le discours indirect libre est supposé représenter. Selon Kuroda, ce que désigne le discours indirect libre doit être étendu à un ensemble plus vaste que la représentation du discours exprimé et englober l’expression de points de vue dont le personnage n’a qu’une conscience non-réfléchie85.

84 Définissant le discours rapporté comme un champ de représentations constitué de divers « niveaux d’appréhension des phénomènes », Rabatel plaide pour « l’appartenance des perceptions représentées au DR » (2004b : 86). Nous trouvons une position similaire, en filigrane, dans Schanen et Confais (2005) et Zifonun et al. (1997), qui élargissent le champ du DR au « discours non formulé » (Schanen et Confais 2005 : 163) et aux « Einstellungen » et « Gefühlen » (Zifonun et al. 1997 : 1753).

85 Kullmann (1992a) souligne que la différence entre le discours indirect libre et la représentation de PDV reste insuffisamment théorisée.

Perspective contrastive et traductologique

D’un point de vue contrastif, nous avons observé que la traduction du PDV représenté dans les textes narratifs au passé comporte une difficulté qui remonte à l’organisation des temps verbaux (cf. 5.2.1). La difficulté porte plus précisément sur les représentations de PDV énoncés au passé simple dans le texte source et traduits dans le texte cible par un Präteritum. Le passé simple est un temps qui donne une représentation fermée du procès. Le narrateur a une vue dominante sur le procès et l’appréhende de l’extérieur des bornes données au procès. Lorsque les représentations de PDV sont traduites au Präteritum, la lecture imperfective du procès devient possible. Dans notre corpus, la présence de l’énonciateur premier se retrouve atténuée et la lecture dans le texte cible d’un erlebte Rede devient la plus probable. Les énoncés traduits franchissent une étape dans le continuum du DR, puisque le DIL embryonnaire du texte source est un erlebte Rede dans le texte cible (cf. 8.2)86.