• Aucun résultat trouvé

L’ einführungslose indirekte Rede : un discours indirect libre ?

Section II : Analyse contrastive

5 Les discours indirects

5.1 Les discours indirects introduits

5.3.1 L’ einführungslose indirekte Rede : un discours indirect libre ?

L’étude de l’EIR et de ses correspondants dans le système du discours rapporté français est intimement liée à celle du discours indirect libre et de l’erlebte Rede. A la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle, des grammairiens et linguistes se consacrèrent à l’étude des formes mises à l’honneur par la littérature romanesque, notamment par G. Flaubert, E. Zola et T. Mann. Dans leurs travaux, l’erlebte Rede ainsi que le style indirect libre furent délimités par rapport aux formes déjà connues de discours indirect : l’indirekte Rede, le

discours indirect et surtout l’einführungslose indirekte Rede. Les travaux suivants (Steinberg (1971), Kullmann (1992a, 1995a, 1995b), Gehnen et Kleineidam (1988)) ont étudié l’EIR sous l’angle contrastif et traductologique en privilégiant également la comparaison avec le

discours indirect libre et l’erlebte Rede.

L’ensemble des travaux s’oriente dans deux directions : soit la proximité de l’EIR avec le mode indirect régi est soulignée, soit c’est au contraire la proximité de l’EIR avec les formes

hybrides, allemandes et françaises, de discours indirects interprétatifs qui est mise en avant. La deuxième direction est majoritaire, mais comporte des nuances157.

L’EIR et le DI régi

Seuls Kalepky et Lerch soulignent la proximité entre l’EIR et le discours indirect régi allemand ou français. Kalepky établit un parallèle entre le DIL et l’ER d’une part, et l’EIR et le mode indirect régi français d’autre part (cf. 5.2.3). Lerch (1914) distingue l’EIR de l’ER en se fondant sur la transposition des temps de l’ER. Il établit les correspondances suivantes :

1. (Er sagte :) « Ich bin nicht zufrieden » 2. (Er sagte,) er sei / wäre nicht zufrieden 3. er war nicht zufrieden, wie er sagte 1. Il disait : „Je ne suis pas content“ 2. (Il disait) qu’il n’était pas content

3. Il n’était pas content, (disait-il) (1914 : 471)

Bien que se défendant de voir dans l’EIR un simple DI avec élision du verbe, Lerch fait un rapprochement entre ces deux formes au niveau de la langue : il met sur un même plan « qu’il n’était pas content » et « er sei nicht zufrieden » ou « er wäre nicht zufrieden », soit une construction stylistique française et un genre discursif propre à l’allemand.

Lerch fait également un rapprochement discursif entre l’EIR et le DI régi : l’EIR est selon l’auteur un moyen d’expression en inadéquation avec le roman moderne, car la médiation marquée par le Konjunktiv prive le lecteur du sentiment d’avoir accès à l’intimité des personnages, à l’instar du discours indirect elliptique français :

der Konjunktiv im Deutschen (und im Französischen die ewige Einleitung durch que) stellen das Gesagte beinahe als unwirklich hin ; […] die indirekte Rede […] ist im modernen Roman wenig beliebt : sie bedeutet ein Hervortreten des resümierenden Autors, und dafür ist der moderne Roman zu dramatisch geworden (1914 : 474)

Lerch souligne à juste titre la différence de l’effet discursif entre l’EIR et l’ER, mais il a selon nous le tort de faire correspondre le DI elliptique à l’EIR. La représentation indirecte et libre des discours se réalise selon un schéma qui n’est pas, comme il le prétend, symétrique entre l’allemand et le français.

L’EIR et les discours indirects interprétatifs

Dans l’ouvrage La grammaire d’aujourd’hui, on peut lire sous la rubrique « discours rapporté » la description suivante :

Il n’y a pas de marques univoques du discours indirect libre, qui n’est interprétable comme tel qu’en contexte (Pierre sourit. Ils allaient voir ! : l’imparfait permet l’interprétation comme style indirect libre), contrairement à ce qui se passe dans une langue comme l’allemand, où une indépendante au subjonctif ne peut avoir que cette valeur. (Arrivé et al. 1986 : 237)

Cette description implique une proximité entre le DIL et l’EIR qui remonte à une longue tradition comparatiste entre le DIL et les genres allemands. Bally est le premier, à notre connaissance, à rapprocher le DIL de l’EIR. Dans son premier article sur le style indirect libre, publié en 1912, Bally fait référence à l’EIR pour contrer l’affirmation selon laquelle seul l’allemand connaît un discours indirect sans conjonction. Bally rappelle les caractéristiques de l’EIR allemand158, qui sont celles de donner « l’illusion du style direct » (1912 : 550) tout en ayant avec le mode subjonctif une marque de subordination :

l’emploi de ce mode est comparable à celui d’une clé de transposition permettant de faire passer automatiquement une mélodie dans une autre tonalité (1912 : 550)

Par ailleurs, sur le plan discursif, Bally qualifie à juste titre l’EIR de « forme grammaticale classique » (1914 : 469) en comparaison à l’erlebte Rede qui, plus encore d’ailleurs que le DIL, est encore perçu comme une forme nouvelle de l’écriture littéraire.

Bally voit dans le style indirect libre français le correspondant de l’EIR159. Leurs dénominateurs communs sont la non-introduction et l’intégration d’éléments du mode direct (1914 : 469).

En 1926, M. Lips analyse à son tour le style indirect libre français et voit en allemand deux constructions analogues, l’ER et l’EIR. L’EIR reçoit la description suivante :

Ce type a des analogies avec le style indirect libre. Il n’est plus subordonné à un verbe transitif, mais celui-ci est suggéré par le contexte. Comme toute proposition indépendante, il peut prendre une forme exclamative […]. Ce qui distingue ce type du style indirect libre, c’est la transposition modale à la place de celle des temps. Mais la construction libre existe absolument pareille au type français […]. (1926 : 200ss)

158 Bally le désigne simplement par les termes de « style indirect » ou de « style indirect libre » (1912 : 550).

159 Bakhtine (1977 : 201) critique fortement le rapprochement initié par Bally, en avançant que le rapprochement n’a de validité que sur le plan de la langue, mais pas sur celui du discours (Bakhtine parle respectivement du plan grammatical et du plan des tendances socio-verbales).

Günther (1928) propose une étude comparative et traductologique dont la visée globale160 favorise une description plus poussée des ressemblances et différences des discours rapportés. Günther rapproche l’EIR (appelé konjunktionslose indirekte Rede) du DIL français. A l’inverse de Lerch (1914), il souligne la différence entre le DI elliptique français et l’EIR, qu’il décrit comme une « Redeform, die der direkten Rede trotz des Konjunktivs nähersteht als die romanische mit « que » eingeleitete » (1928 : 57). Comparant l’EIR à l’ER et au DIL, Günther conclut à une correspondance en langue - et une équivalence traductologique - plus forte entre l’EIR et le DIL qu’entre l’ER et le DIL (cf. 5.2.3). Le seul point de divergence irréductible entre l’EIR et le DIL est la connotation « volkstümlich » que l’EIR a dans les régions où il a survécu dans les dialectes (comme illustré par les romans de Gotthelf).

Après cette première période, nous retrouvons dans les travaux de Steinberg (1971), Gehnen et Kleineidam (1988) et enfin Kullmann (1992a, 1995a, 1995a et 1995b) le lien privilégié entre l’EIR, l’ER et le DIL. Tandis que Gehnen et Kleineidam rapprochent l’EIR du DIL, Steinberg et Kullmann voient dans l’EIR et l’ER des constructions en langues similaires au DIL, en se fondant sur la non-introduction et la linéarisation. De plus, Kullmann s’appuie sur le fait qu’un genre marqué par le mode n’existe pas en français. Nous pensons comme Kullmann que cet argument sert à montrer la proximité entre l’EIR et le DIL, mais à la différence de l’auteur, nous pensons qu’il conduit à dissocier l’ER du DIL (cf. 5.2.3) :

Das Französische kennt die Möglichkeit der konjunktionslosen, konjunktivischen Indirekten Rede nicht, da es Abhängigkeit nicht durch den Modus, sondern ausschließlich durch Tempuskorrelation markieren kann. Außerdem ist die Satzstellung in einem unabhängigen Hauptsatz identisch mit derjenigen in einem abhängigen Satz. Einführungslose Indirekte Rede161 ist daher nur durch das Fehlen eines einleitenden Verbs von normaler Indirekter Rede unterschieden. Gleichzeitig ist sie der Form nach identisch mit normalem Erzählerdiskurs und somit auch identisch mit dem style indirect libre. Es ist daher nur folgerichtig, wenn in der französischen Grammatik die einführungslose Indirekte Rede nicht als eigene Kategorie definiert wird. (1992a : 329)

Au terme de la partie 5.3.1, nous pouvons procéder au bilan des analyses contrastives sur l’EIR en intégrant les problématiques développées en 5.2.2 et 5.2.3 :

1) Tous les travaux ont abordé l’EIR au sein de la triade des genres indirects sans

160 A notre connaissance, aucune autre recherche mis à part celle de Steinberg (1971) ne propose de comparaison globale des différents types de discours rapporté de l’allemand et du français. Pour l’allemand et l’italien, Breslauer (1996) propose une vue d’ensemble, réalisée à partir d’un corpus écrit, tandis que Katelhön (2005) exploite un corpus oral.

introduction, l’einführungslose indirekte Rede, l’erlebte Rede et le discours indirect libre, à l’exception de Kalepky (1899) et Lerch (1914), pour qui l’EIR est proche du DI, et de Celle (2004, cf. 5.3.3), qui l’envisage dans sa relation avec le conditionnel.

2) La question des relations entre les trois genres sans introduction reçoit deux réponses sur le plan contrastif :

2.1) Bally (1912), Steinberg (1971) et Kullmann (1992a, 1995a et 1995b) considèrent que l’einführungslose indirekte Rede est, au même titre que l’erlebte Rede, une construction similaire au discours indirect libre. En somme, s’il y a en français un discours indirect libre, il y a en allemand l’erlebte Rede et son doublet, l’einführungslose indirekte Rede, comme le formule Kullmann : « Einer einzigen grammatischen Form im Französischen stehen also im Deutschen zwei unterschiedliche Formen gegenüber. Sie müssen, von ihrer Stellung im Sprachsystem her gesehen, als gleichberechtigte Entsprechungen der französischen Form angesehen werden. » (1992a : 330)162.

2.2) l’einführungslose indirekte Rede et le discours indirect libre sont les véritables correspondants dans le système des discours indirects, l’erlebte Rede n’ayant qu’un écho très partiel dans le discours indirect libre. Cette position est celle de Lips (1926), Günther (1928) et celle de Gehnen et Kleineidam (1988).

Nous privilégions la deuxième approche. Le DIL et l’EIR marquent la subordination sur des plans qui sont également ceux, respectivement, du discours indirect régi et de l’indirekte Rede. L’ER occupe une place particulière dans le continuum allemand du discours rapporté puisqu’il se construit à partir de l’adaptation des temps du cadre énonciatif second à ceux du cadre énonciatif premier.