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La plurivocalité du discours introducteur

Section III : Analyse traductologique

7 L’inscription des énonciateurs dans le discours introducteur

7.1 La plurivocalité du discours introducteur

Nous étudierons le problème récurrent et spécifique que pose la traduction des séquences introductrices. Ce problème est lié au type d’intégration syntaxique réalisé en français (cf. 4.4), un « syntaktische[r] Sonderstatus », selon les termes d’Albrecht (Maingueneau 2000 : 113). L’organisation syntaxique des séquences introductrices de DD et le registre sociolinguistique qu’elles dénotent reflètent la hiérarchie entre les énonciateurs. Deux schémas sont possibles :

- le registre de langue est celui de l’énonciateur rapporteur : le statut de l’énonciateur cité n’a pas d’influence sur le discours rapporté (7.1.1) ;

- le registre de langue est entièrement ou partiellement influencé par l’énonciateur rapporté : l’énonciateur rapporteur laisse se refléter dans son discours les particularités de l’énonciateur cité et réalise un effacement énonciatif au profit de l’énonciateur second mis en scène (7.1.2).

Nous rappellerons tout d’abord à l’aide d’un exemple (qui ne concerne pas la syntaxe du DD) comment l’énonciateur premier peut utiliser les séquences introductrices pour faire

varier la représentation de l’énonciateur second. Le cas suivant présente l’intérêt de combiner dans la même intervention deux représentations différentes de l’énonciateur second. C’est un cas, extrait d’un texte source français, de discours indirect régi dont le verbe introducteur est soumis à la concordance des temps puis est reformulé sans concordance des temps. Il s’agit de montrer en quoi la variation interne au texte source est porteuse de sens et d’évaluer la stratégie adoptée par le traducteur en allemand. L’ethos - l’image de soi que donne un énonciateur dans son discours - échappe au contrôle d’un énonciateur dès lors qu’il est cité.

(158) Parfois, sérieuse comme un pape […], il arrivait que, dans le poste de mes voisins, une personnalité éminente expliquât (quand elle avait une cravate) ou explique (lorsqu’elle faisait dans le foulard négligé) que les incertitudes, voyez-vous, du monde que nous vivons, ses incohérences, aussi, sa fragilité, les risques qu’il court à chaque instant de voler en éclats, sont tels que nombre de contemporains éprouvent un irrésistible besoin de chercher refuge dans le passé et même, faute désormais de savoir à quel saint se vouer, de retourner à une certaine... oui... religiosité. (Benoziglio,

Cabinet Portrait : 243-244)

Dans le texte source, le verbe introducteur de DI est expliquer. La proposition de DI est elle-même introduite par la locution il arrivait que, qui se construit avec le subjonctif. La règle de la concordance des temps demande que le verbe expliquer soit conjugué au subjonctif imparfait.

L’application de cette règle est marquée diaphasiquement et le texte joue sur la connotation sociolinguistique de cet accord temporel. L’application et la non-application de la règle au verbe introducteur de discours rapporté fait varier l’image qui est donnée de l’énonciateur cité : la concordance des temps permet à l’énonciateur rapporteur de donner une image nuancée de l’énonciateur cité, de moduler l’ethos de ce dernier. La situation énonciative seconde, celle de la « personnalité éminente » s’exprimant à la radio, est décrite et décodée par l’énonciateur rapporteur : ainsi, lorsque l’énonciateur second porte « une cravate », il donne un signal sociologique plus soigné que s’il porte « un foulard négligé ». Ces indices sociologiques, sélectionnés et mis en scène par l’énonciateur rapporteur dans son discours, sont interprétés non pas dans un commentaire, mais par le biais du temps du verbe introducteur, véritable lieu d’intervention de l’énonciateur rapporteur sur le discours cité et l’énonciateur cité. Ainsi, tandis qu’expliquât apparaît en relation avec un ethos de personne distinguée, c’est explique qui est employé lorsque l’énonciateur d’origine est présenté comme une personne d’apparence moins soignée.

Cette variation nécessite dans le texte cible une adaptation. Etant donné que ce n’est pas par le choix des temps que le texte allemand peut donner un reflet de l’énonciateur cité, le traducteur a recours à une variation lexicale : auseinandersetzen rend l’effet produit par le subjonctif imparfait, klarmachen rend l’effet produit par le subjonctif présent.

Manchmal kam es vor, daß in dem Apparat meiner Nachbarn eine herausragende Persönlichkeit, päpstlicher als der Papst [...], den Zuschauern auseinandersetzte (wenn sie eine Krawatte trug) oder

klarmachte (wenn sie einen auf Seidentüchlein machte), daß die Ungewißheiten, verstehen Sie, dieser Welt, in der wir leben, ihre Zerrissenheit und auch ihre Anfälligkeit, ganz zu schweigen von dem Risiko, jederzeit in die Luft zu fliegen, so groß sind, daß zahlreiche Zeitgenossen das unwiderstehliche Verlangen spüren, Zuflucht in der Vergangenheit zu suchen, und gar, da sie jetzt nicht mehr wüßten, welchem Vorbild sie folgen sollten, zu einer gewissen ... ja doch ... Religiosität zurückfänden. (Sprick : 244)

7.1.1 La voix de l’énonciateur premier

Le roman de P. Djian 37,2° le matin se caractérise par la non-application de la règle de ‘l’inversion du sujet’ pour les séquences introductrices placées en incise et en postposition. La non-application de cette règle est observée tout au long du roman et toutes les séquences introductrices de DD en incise ou postposition sont, par conséquent, marquées stylistiquement. Dans ce texte, l’énonciateur rapporteur principal, le narrateur, est en position de surénonciateur, car la syntaxe particulière du DD lui est propre et n’est pas dictée par les énonciateurs cités.

(159) Eh, tu vas pas me laisser toute seule, elle disait, eh, qu’est-ce que tu fabriques, réveille-toi. (Djian,

37°2 le Matin : 5)

Cette syntaxe participe du style de l’auteur, volontairement familier et relâché :

Djian veut expérimenter un style parlé, familier, « grossier », disent ses adversaires, vivant et moderne répond l’écrivain, éloigné autant que possible des phrases « raides et momifiée » de la littérature écrite, littérature désuète, « littérature du XIX siècle » selon lui. (Henri MITTERAND et Alexis PELLETIER (éds.), Dictionnaire des œuvres du XX siècle : Littérature française et francophone, Paris : Dictionnaires Le Robert, 1995 : 525.)

En français, Djian bouleverse une règle qui ne vaut que pour le DD. En allemand, la même entorse syntaxique serait une entorse à une règle syntaxique générale. Le fait que les bases linguistiques ne soient pas les mêmes peut expliquer pourquoi le traducteur n’a pas reproduit à l’identique la syntaxe particulière des DD, puisque la reproduction n’aurait pas eu la même valeur.

Pour réaliser une équivalence diaphasique, le traducteur emploie l’apocope dans certains DR :

(160) Wir transportierten die Kissen ins Schlafzimmer, und ich hab mir geschworen, das erste, was du morgen tust, das ist, eine Matratze zu kaufen, ich hab’s mir auf mein eigenes Haupt geschworen. (Mosblech : 174)

Mais il n’est pas possible, sur l’ensemble du texte, de mimer une prononciation orale des séquences d’introduction de DD, par exemple avec sagte sie, fuhr sie fort, begann sie, dachte er, ... . Or, ce qui fait la singularité du discours rapporté dans cette œuvre, c’est le fait que la non-inversion sujet-verbe est réalisée tout au long du roman. De plus, l’apocope permettrait de rendre le ton familier de l’œuvre, mais pas la rupture littéraire revendiquée par l’auteur. La non-inversion du sujet n’est pas qu’un marqueur stylistique parmi d’autres qui peut être compensé à divers endroits dans le discours du narrateur. Elle est un marqueur de nature particulière : elle se situe au cœur de la narration elle-même, dans cette fonction dévolue au narrateur qui est de faire parler des personnages. Préférant donc un marquage systématique à un marquage sporadique, le traducteur a renoncé à cet élément important de l’œuvre.

(161) - Qu’est-ce qui vous arrive ?... j’ai demandé. (Djian, 37°2 le Matin : 6) - Was ist denn mit Ihnen los...? fragte ich. (Mosblech : 8)

(162) - Quand je pense que je suis restée un an dans cette boîte, elle a murmuré. Elle regardait dans le vide, les deux mains serrées entre les jambes et les épaules voûtées comme si elle se sentait fatiguée d’un seul coup. (Djian, 37°2 le Matin : 9-10)

- Wenn ich daran denke, daß ich ein Jahr in diesem Laden gesteckt habe, murmelte sie.

Ihr Blick war leer, ihre Hände preßte sie zwischen ihre Beine, ihre Schultern waren eingesackt, als ob sie sich mit einem Mal müde fühlte. (Mosblech : 12)

7.1.2 La voix de l’énonciateur second

Le roman Le feu de Barbusse, que nous avons choisi parce qu’il met en scène divers registres de langue, est un cas opposé à celui du roman de Djian. L’intégration syntaxique du discours cité varie en fonction de l’énonciateur rapporteur. Nous avons analysé l’emploi du verbe introducteur le plus employé dans le roman, soit dire. En obervant sa syntaxe en incise ou postposition, « x dit » (forme du présent, la forme du passé simple n’apparaît pas) et « x a dit », nous avons relevé dans l’ensemble de l’oeuvre :

- 33 fois « ‘DD’ x dit », « ‘DD’ que x dit », ou « ‘DD’ que dit x »

(163) Il passa la main sur la couche ténébreuse qui garnissait sa figure et qui, après les pluies de ces jours-ci, se révélait réellement indélébile, et il ajouta :

- Et pis, si j’suis comme je suis, c’st que j’le veux bien. D’bord, j’ai pas d’dents. Le major m’a dit d’puis longtemps :« T’as pus une seule piloche. C’est pas assez. Au prochain repos, qu’il m’a dit, va donc faire un tour à la voiture estomalogique. » (Barbusse, Le feu : 32)

- 305 fois « ‘DD’ dit x » (dont 1 « m’a-t-il dit » et 1 « se dit x »)

(164) - C'est un crime que commet l’Autriche, dit l’Autrichien. (Barbusse, Le feu : 24)

Il ressort que :

- l’ensemble des 33 formes de registre familier ou populaire, soit les formes « ‘DD’ » x dit » ou « ‘DD que dit x » ou encore « ‘DD’ que x dit », émanent de narrateurs intradiégétiques ;

- l’ensemble des formes standard est le fait du narrateur principal, sauf les trois exceptions suivantes (qui proviennent du reste du même narrateur intradiégétique) :

(165) - Ah ! zut alors, dit l’bonhomme, parce que j’ vois qu’y a pas d’ grenier non plus... (Barbusse, Le feu : 146)

(166) – Qu’est-ce que vous foutez là ? dit l’ombre en s’ campant en arrière et en mettant un poing sur la hanche, tandis que la pluie faisait un bruit de grêle sur son capuchon. (Barbusse, Le feu : 146)

(167) - Mais c’est pas tout ça, dit l’un des permissionnaires en rel’vant un pan d’ sa capote et en fourrant sa main dans sa poche de froc. C’est pas tout ça ; combien qu’on vous doit pour les cafés ? (Barbusse,

Le feu : 149)

L’intégration syntaxique du DD permet une structuration sociolinguistique de l’ensemble du texte. Le discours du narrateur principal et homodiégétique est systématiquement caractérisé par un registre différent de celui des narrateurs secondaires et intradiégétiques, personnages pittoresques du roman.

Dans la traduction, en raison des différences syntaxiques dans l’agencement des constituants de la phrase, une telle différence n’est pas reproductible. Par conséquent, les séquences introductrices allemandes ont toutes la forme « ‘DD’ sagt x », que l’énonciateur citant soit le narrateur principal ou un narrateur secondaire :

(168) - Hier, me dit Paradis, il est venu ici même avec sa gamelle pleine de riz qu’i’ n’ voulait plus manger. Comme par un fait exprès, c’ couillon-là, il s’est arrêté là et zig !... le v’là qui fait un geste et parle de jeter le reste de son manger par-dessus le talus, juste à l’endroit où était l'autre. C’te chose-là, j’ai pas pu l’encaisser, mon vieux, j’y ai empoigné l’abattis au moment où i’ foutait son riz en l’air et l’ riz a dégouliné ici, dans la tranchée. Mon vieux, il s’est r’tourné vers moi, furieux, tout rouge :

« Qu’est-ce qui t’ prend ? t’es pas en rupture, des fois ? » qu’i’ m’ dit. (Barbusse, Le feu : 302-303) - Gestern, sagt Paradis darauf, stand er gerade hier mit seiner Gamelle voll Reis, den er nicht mehr essen wollte. Und wie absichtlich bleibt der Kerl gerade hier stehn und ratsch! ... er macht eine Bewegung und quatscht was vom Reis, den er über die Böschung schmeißen will, gerade dahin, wo der andre lag. Das hab ich nicht schlucken können, mein Lieber, da halt ich ihm die Flosse fest, gerade im Augenblick, wo er den Reis wegschmeißen will, und dann ist der Reis in den Graben geflossen. Weißt du, dann hat er sich nach mir rumgedreht und war rot vor Wut: „Was fällt dir ein, bist du verrückt?“ sagt er zu mir. (von Meyenburg : 271-272)

(169) - Dans l’Argonne, dit Lamuse, mon frère m’a écrit qu’i’s r’çoivent des tourterelles, qu’i’s disent. C’est des grandes machines lourdes, lancées de près. Ça arrive en roucoulant, de vrai, qu’i m’ dit, et quand ça pète, tu parles d’un baroufe, qu’i’ m’ dit. (Barbusse, Le feu : 277)

- In der Argonne, schreibt mein Bruder, kriegen sie Turteltauben, wie sie’s nennen, erzählt Lamuse. Es sind große, schwere Dinger, die von nahem abgeschossen werden. Wenns anschwirrt, girrt das, weiß Gott, schreibt er; und wenns krepiert, dann stell dir den Schutthaufen vor, schreibt er. (von Meyenburg : 247)

La perte dans la traduction est réelle, mais demande à être relativisée : les discours contiennent suffisamment de traits sociolectaux et idiolectaux pour pouvoir donner l’illusion d’une mimesis narrative et rendre compte de l’effort « ‘d’objectivation’ » (Genette 1972 : 201) du narrateur. Le texte allemand, au final, comprend une structuration des plans diégétiques moins visible, mais qui ne conduit pas à une perte du sens de l’œuvre.

7.2 L’introduction du discours second par so N