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Section II : Analyse contrastive

5 Les discours indirects

5.1 Les discours indirects introduits

5.3.2 Le discours indirect elliptique

L’EIR demande à être comparé avec le discours indirect elliptique français tel qu’il est attesté dans les exemple suivants, dans des textes dramatiques et de prose, dans des dialogues et des interventions non dialogales.

(151) Je lui dis que pour lui mon âme était blessée, / Mais que, voyant mon père en d’autres sentiments, / Je devais une feinte à ses commandements ; / Qu’ainsi de notre amour nous ferions un mystère / Dont la nuit seulement serait dépositaire ; / Et qu’entre nous de jour, de peur de rien gâter, / Tout entretien

162 Nous précisons en anticipant sur la section III que sur le plan traductologique, Steinberg et Kullmann établissent que l’EIR est souvent l’équivalent le plus adéquat du DIL, et Kullmann conclut même à une équivalence globalement moins grande entre l’ER et le DIL qu’entre l’EIR et le DIL.

secret se devait éviter ; / Qu’il me verrait alors la même indifférence / Qu’avant que nous eussions la moindre intelligence ; / Et que de son côté, de même que du mien, / Geste, parole, écrit, ne m’en dit jamais rien (Molière, Le Dépit amoureux, cité par Bally 1912 : 551)

(152) Les voilà tous les deux occupés à manger et à arroser les petits pâtés ; et l’exempt demandant à son camarade comment allait son commerce ?

- Fort bien.

- S’il n’avait aucune mauvaise affaire ?

- Aucune.

- S’il n’avait point d’ennemi ?

- Il ne s’en connaissait pas.

- Comment il vivait avec ses parents, ses voisins, sa femme ?

- En amitié et en paix.

- D’où peut donc venir, ajouta l’exempt, l’ordre que j’ai de t’arrêter. (Diderot, Jacques le fataliste, cité par Lips 1926 : 78)

(153) On lui a demandé si j’étais son client et il a dit : « Oui, mais c’était aussi un ami » ; ce qu’il pensait de moi et il a répondu que j’étais un homme ; ce qu’il entendait par là et il a déclaré que tout le monde savait ce que cela voulait dire ; s’il avait remarqué que j’étais renfermé et il a reconnu seulement que je ne parlais pas pour ne rien dire. (Camus, L’Etranger : 135-136)

La comparaison ne s’effectue pas dans les mêmes termes selon la date de production des DI elliptiques. En parallèle avec le développement du DIL, l’acceptabilité du DI elliptique sur de longues périodes a décru à partir de la moitié du 19ème siècle. Le DI elliptique est fortement condamné par Flaubert, évoquant la « cacophonie » que produit la répétition des

que, et par Bally, pour qui cette construction est « démodée », « monotone et artificiel[le] » (1912 : 551 ; voir aussi Lerch 1914 : 474). Le DIL a nettement supplanté le DI elliptique, comme en témoigne l’extrait suivant de la grammaire de Riegel et al. : « Les auteurs modernes se limitent le plus souvent à une ou deux phrases, en raison de la lourdeur de la subordination, et préfèrent employer, dans les textes narratifs, le style indirect libre » (Riegel et al. 2001 : 600). Par conséquent, le DI elliptique des extraits 151) et 152) est un genre de discours rapporté usuel, tandis que celui de l’extrait 153) est un procédé de style163.

Le point commun entre l’EIR et le DI elliptique est l’économie partielle de verbe introducteur. L’étude traductologique doit étudier quelle peut être l’équivalence entre l’EIR et le DI elliptique en tenant compte des variations diachroniques qui ont touché le DI elliptique français.

163 Dans ce dernier texte, les interventions de la Cour, privées d’une description de l’acte de parole, semblent déshumanisées et contrastent avec celles du personnage de Céleste.

5.3.3 Le conditionnel

La comparaison entre l’EIR et le conditionnel porte sur un des emplois164 du conditionnel, dit du conditionnel journalistique (Rosier 1999 : 94-95 et 162-172 ; Kronning 2002), du

conditionnel d’altérité énonciative (Haillet 2002), ou encore du conditionnel épistémique

(Coltier et Dendale 2004). Il est illustré par les extraits suivants. Le titre de l’article de presse indique que le journaliste subordonne la vérité de son affirmation à celle du discours d’autres énonciateurs (M. Al-Gaoud, le Christian Science Monitor).

(154) A Bagdad, la journaliste Jill Carroll aurait été libérée contre une rançon.

[...] M. Al-Gaoud a affirmé que les ravisseurs de Jill Carroll ont demandé une rançon de 8 millions de dollars, mais qu’il a négocié et versé « de bonnes donations » à des « veuves et orphelins liés à la résistance ». [...] Les responsables du Christian Science Monitor ont indiqué qu’ils n’étaient pas au courant d’une demande de rançon, mais le témoignage de M. Al-Gaoud est pris au sérieux [...]. (Le Monde, 14.04.2006 : 4)

Dans les deux extraits suivants, les propositions énoncées au conditionnel sont données comme vraies uniquement dans le cadre de croyance d’un autre énonciateur (ici Bloomfield). Les contextes amènent deux modalisations différentes de l’énonciateur premier : soit une simple réserve (premier exemple), soit une critique forte (deuxième exemple).

(155) Inspiré des travaux que B.F. Skinner a mené sur des pigeons (« I never assumed I was not like my pigeons »), Bloomfield a ramené les phénomènes linguistiques au schéma stimulus-réponse, évacuant ainsi le problème du sens. Trop de facteurs rendraient impossible la définition du sens et la relation du locuteur avec le monde réel du fait qu’il faudrait faire la somme des situations où une entité linguistique apparaît comme stimulus et des comportements-réponses que ce stimulus entraîne de la part de l’interlocuteur. Bloomfield ajoute que « les situations qui poussent les gens à proférer des énoncés linguistiques comprennent tous les objets et tous les événements de leur univers. […] » (Larose 1992 : 40-41)

(156) Cette position […] a été reprise et formulée […] par B.L. Whorf […]. Les structures linguistiques

détermineraient ce que l’individu perçoit de son univers (Welbilt [sic]) et comment il le pense. Un peuple qui posséderait des caractéristiques grammaticales particulières serait appelé à adopter une démarche culturelle déterminée. Ainsi, un peuple qui ne distinguerait pas le passé du présent, comme c’est le cas des Hopis, vivrait en vacuum dans un univers intersidéral. « Il y a des langues, disait excellemment J. Vendryes, qui ont perdu l’infinitif, le grec moderne ou le bulgare par exemple : cela n’implique pas qu’un Grec ou un Bulgare ait perdu la faculté de concevoir abstraitement une action verbale » (Mounin 1976 : 157). » (Larose 1992 : 43-44)

La proximité du conditionnel avec le discours rapporté naît de la référence à un autre énonciateur et - le plus souvent - à son énonciation, proximité soulignée par la possibilité de prolonger les énoncés au conditionnel par du discours indirect régi (exemple 155, « Bloomfield ajoute que… »). Toutefois, le conditionnel est une forme de renvoi vers la

164 Le conditionnel a quatre valeurs selon Coltier et Dendale (2004 : 587) : valeur d’éventualité, valeur temporelle, valeur d’atténuation, valeur épistémique. Haillet (2002) en distingue trois : le conditionnel temporel, le conditionnel d’hypothèse, le conditionnel d’altérité énonciative.

parole d’autrui qui se différencie de l’EIR par sa valeur modale (Coltier et Dendale 1993 ; Celle 2004). Dans le cadre d’analyse d’Authier-Revuz (1992 : 39), le conditionnel n’est pas une forme de représentation de discours, mais une modalisation de discours par renvoi à une autre source d’énonciation, une « modalisation en discours second ». De même, pour Ducrot (1984 : 154), le conditionnel, similaire dans sa fonction à « il paraît », sert à montrer une assertion, et non pas à la rapporter.

L’analyse componentielle proposée par Coltier et Dendale (2004) distingue trois traits : le trait évidentiel, qui marque que l’information est reprise à autrui, le trait aléthique, qui marque la non-prise en charge de l’information, et le trait modal, qui indique que l’information est incertaine. Par l’emploi du conditionnel, un énonciateur marque que l’information qu’il délivre est reprise à autrui (trait évidentiel) et qu’il n’est pas responsable de son contenu propositionnel (trait aléthique). Quant au trait modal, il exprime par défaut la non-certitude - que Dendale (1993, cité par Coltier et Dendale 2004 : 592) voit comme une conséquence pragmatique des deux autres traits - et peut évoluer jusqu’au doute. Haillet définit également la valeur modale fondamentale comme étant celle d’une « simple réserve » ; qui contextuellement peut évoluer jusqu’à la « contestation », « en passant par l’« incertitude », la « prudence », le « doute », etc. » (2002 : 154). Ce trait, unanimement observé, est celui qui distingue le conditionnel de l’EIR. Les travaux de A. Celle (2004) sur le conditionnel journalistique et sa comparaison avec les formes de l’allemand et de l’anglais se situent dans le cadre de la théorie culiolienne de l’énonciation et aboutissent au même constat :

« On construit un repère fictif, ce qui permet de dissocier l’énonciateur du locuteur (ou scripteur). La visée se fait à partir de ce repère fictif et peut donc aussi bien porter sur l’actuel que sur l’avenir, X serait en ce moment à Londres à côté de X serait à Londres dans une semaine. […] Ceci permet de dire, sans prendre en charge ce qu’on dit. » (Culioli (1990 : 150) […]. Il résulte de cette dissociation une valeur subjective modale prépondérante et une indifférenciation temporelle […]. Cette prépondérance subjective ne peut être maintenue de façon comparable en anglais et en allemand. » (Celle 2004 : 501)

En conclusion, nous pouvons retenir que :

- le Konjunktiv I de l’EIR et le conditionnel comportent le trait évidentiel de reprise et le trait aléthique. Le Konjunktiv « déperformatise » (Confais 2002 : 353) l’énoncé, réalise une suspension d’assertion.

- le conditionnel journalistique contient un troisième trait, modal, qui installe une distance entre les deux énonciateurs165. Il marque, pour le moins, une mise à distance critique par l’énonciateur rapporteur, attitude pouvant contextuellement évoluer vers une mise en doute et une contestation.

Au-delà de ces différences, le point commun est de faire référence à une source d’information et d’amener un contenu propositionnel sans reconstruire l’acte d’énonciation au cours duquel il a été délivré. Sur la base de cette similitude, nous examinerons dans la troisième section dans quels types de textes et de situations de discours le conditionnel et l’EIR sont des équivalents de traduction et quel type d’équivalence est réalisé.

165 Le traducteur de l’article suivant a fait correspondre le conditionnel au Konjunktiv en englobant, dans sa hâte, la modalisation par sollen dans le Konjunktiv : « Ces chiffres sont promptement repris par la télévision française. Jean-Pierre Pernaut, par exemple, évoque « de 100 000 à 500 000 personnes qui auraient été tuées, mais tout ça est au conditionnel » (TF1, 20 avril). Dans les tribunes d’intellectuels favorables à l’opération de l’OTAN, l’indicatif va vite remplacer le conditionnel. [...] Le 17 juin, le Foreign Office britannique déclare que « 10 000 personnes ont été tuées dans plus de 100 massacres » [...] » (Le Monde diplomatique, 2000-03 : 12). « Das französische Fernsehen übernimmt diese Zahlen im Handumdrehen. So spricht etwa Jean-Pierre Pernaut (TF1, 20. April) von 100 000 bis 500 000, die „getötet worden sein sollen“, und fügt hinzu: „Das alles steht jedoch im Konjunktiv“. [...] In den Debatten der Nato-freundlichen Intellektuellen löst der Indikativ alsbald den Konjunktiv ab. [...] Am 19. Juni erklärt das britische Außenministerium, dass „in über 100 Massakern 10 000 Menschen getötet worden sind“. » (taz, dans Le Monde diplomatique, 2000-03 : 12).