• Aucun résultat trouvé

La ligne directrice de cette thèse s’attache à voir comment la diffusion d’un nouveau modèle agricole contribue à la reconfiguration territoriale de la montagne et à l’évolution de sa place dans le territoire. Il est question d’étudier les liens entre des processus productifs et commerciaux avec leurs expressions spatiales, cela à l’échelle de la montagne et également dans ses modalités d’ouverture. Cet objectif se traduit par la première hypothèse de résultat formulée comme suit :

L’amplification des échanges liée à un réseau de marchés et à l’essor de nouvelles cultures commerciales destinées à la demande urbaine, contribue à l’urbanisation de la montagne et à son intégration territoriale à plusieurs échelles, dynamisant ainsi les échanges.

Cette proposition anticipe les relations entre le modèle agricole, le marché et l’organisation territoriale au regard de l’échelle locale et des échelles plus petites. Elle se réfère aux fondements de l’agriculture de montagne, à son évolution, aux interactions montagne-agriculture-ville. On accepte l’idée selon laquelle la montagne est en transition, elle

124

passe d’un modèle agricole à un autre70. D’aucuns pourraient objecter en indiquant que les transitions sont permanentes, ou du moins le changement, et qu’il n’y a rien de particulièrement notable dans le cadre de l’évolution des Uporoto. On pourrait aussi tomber dans le piège selon lequel on ne voit que ce que l’on regarde et qu’il serait plus légitimant pour une recherche de montrer le caractère novateur d’une réalité mouvante. Il ne s’agit pas d’indiquer à tout prix une quelconque spécificité « atypique » des processus en cours, mais le propos insiste sur le fait que la réalité des Uporoto change, certes dans la continuité, mais on passe bien d’un modèle de développement à un autre, d’une société à une autre, plus intégrée au marché, plus en proie aux logiques marchandes, plus en prise avec la globalité. Il n’est pas question d’une discontinuité temporelle brusque, ni d’une rupture franche, au contraire, le nouveau se construit aussi à partir de l’ancien et ce processus est engagé depuis les années 1980. Le modèle agricole basé sur les cultures alimentaires commerciales est dans une certaine mesure le produit de l’échec du modèle qui s’appuyait sur le café ou le pyrèthre. Plus largement, il est un ersatz, ou l’expression de la mise en valeur de potentialités locales amplifiée par un environnement économique plus vaste. Le changement articule la structure et la conjoncture, il illustre la flexibilité et l’ouverture de la société, ce qui n’est en rien spécifique aux sociétés montagnardes. Au terme de cet exposé, nous verrions si tout change pour que tout reste pareil…ou si les mouvements initiés permettent de revisiter la ruralité dans le cadre de ces relations ville-campagne transformées.

70

N’en déplaise à d’illustres personnages ayant (eu) pignon sur rue, dont l’ignorance n’a d’égale que l’arrogance... on pense évidemment au discours de N. Sarkozy prononcé à Dakar le 26 juillet 2007 dont voici un morceau choisi : « Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.

Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès.

Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'histoire qui tenaille l'homme moderne mais l'homme reste immobile au milieu d'un ordre immuable où tout semble être écrit d'avance. Jamais l'homme ne s'élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l'idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin ».

Il fallait oser…, parmi d’autres perles… dans l’intégralité du discours disponible sur le site Le Monde.fr, consulté le 13 juin 2013.

125

La société montagnarde, fortement rurale et paysanne change donc. Elle ne se dirige pas vers un « tout-urbain », sa configuration ressemble plus à un modèle hybride, un système qui imbrique l’urbain et le rural, les deux étant renouvelés, formant des entités paradoxales : leurs spécificités respectives s’affirment en même temps que leurs interrelations avec l’autre s’intensifient. Le changement est au cœur de notre problème, « chaque changement requiert [ ] une action, une situation et des acteurs ; et produit, à partir de leur relation, du temps et une nouvelle situation, en somme de l’histoire » (Ruby, in Levy, Lussault, op. cit. : 149), en tant que géographe, j’essaye de comprendre comment à partir d’une situation (agriculture vivrière, vivrière-marchande, commerciale-traditionnelle ; sous-urbanisation, etc.) on passe à un autre état (économie montagnarde intégrée au marché et au territoire national, urbanisation, etc.) et dans quelle mesure ce nouvel état modifie les conditions des mutations. Les acteurs du changement observé sont ceux qui sont engagés dans l’agriculture, au niveau de la production, de la commercialisation et de la régulation. L’action s’exprime par l’organisation du système d’échange qui met en relation la société et l’espace. Je pose que ce changement se traduit par une complexification, et je mets l’accent sur le moteur des transformations qui se manifeste par une boucle récursive entre l’amplification des flux agricoles et l’urbanisation.

L’essor de nouvelles cultures commerciales comme l’ananas, l’avocat, l’orientation commerciale de cultures traditionnellement vivrières comme la pomme de terre et la banane, le déclin relatif des cultures commerciales traditionnelles expriment la reconversion de l’agriculture de montagne. Cette évolution s’ancre dans un environnement physique, social, économique qui peut être considéré comme des dimensions d’un même Tout. Dans les chapitres précédents, il a été montré que les volumes sont en augmentation et que le paysage urbain des Uporoto est en transition. Je présume qu’il existe un lien entre la croissance agricole et la croissance urbaine sans augurer que l’un est la cause de l’autre. Je suppose que l’amplification des relations à travers les échanges agricoles est un facteur d’intégration de la montagne avec la globalité. La montagne ne reste pas inerte, elle est affectée par les effets produits par les causes, par exemple l’amplification de l’agriculture est motivée par la demande urbaine adressée justement du fait des potentialités, ainsi « causes » et « effets » sont des éléments des mêmes processus71, peu s’en faut pour que « causes » et « effets » se confondent. L’orientation générale de ces phénomènes est cumulative, plus les échanges croissent, plus la montagne s’urbanise et plus elle est intégrée au système urbain national, à la

71

Cette proposition tente de sortir de l’impasse causale, du cul-de-sac de la linéarité, du danger de la simplicité ; on connaît tous l’exemple de la poule et de l’œuf, qui était là en premier ?...

126

globalité. Le moteur serait alors l’agriculture mais ce ressort est nourri par l’extérieur puisque la demande urbaine constitue le principal débouché et dans ce même processus cette dynamique s’entretient par l’urbanisation qu’elle produit. Les transformations en cours dans le massif du sud-ouest tanzaniens ne sont pas exceptionnelles au regard de l’évolution des montagnes d’Afrique de l’Est.

Le maraîchage se développe dans la plupart des montagnes d’Afrique orientale. Ce mouvement a des causes relativement similaires, des conditions écologiques favorables, des ressources variées, des agricultures commerciales traditionnelles qui furent moteur des économies coloniales, puis nationales. À cela s’ajoutent une population et des mobilités ville-campagne croissantes. Ces montagnes ne sont pas seulement des terroirs ruraux, non seulement car elles abritent une ville importante située sur le piémont, mais aussi car elles ont été anciennement insérées dans des logiques extérieures à travers la culture du café, du thé. (Charlery de la Masselière et al., 2009). Les auteurs observent le changement de modèle agricole et la construction d’un nouveau système maraîcher qui s’appuie sur l’ancien modèle, plaçant le développement de la montagne dans une situation tributaire d’un certain niveau d’échange et de réseaux multiples à toutes les échelles géographiques. Les auteurs ajoutent que ces phénomènes s’accompagnent de la densification du réseau de semis urbains constitués de villages aux fonctions commerciales et logistiques, et que ces centres urbains sont des agents essentiels du développement économique, des transformations sociales, de la modernisation agricole et de l’augmentation du maraîchage. Ces éléments confortent l’hypothèse présentée puisque l’évolution des montagnes Uporoto correspond à ces faits. Des caractéristiques notables du terrain de recherche sont sa situation périphérique par rapport au territoire tanzanien et les très faibles taux d’urbanisation, cela mis en perspective avec le dynamisme agricole, la présomption d’une transition spatiale alimentée par une transition économique apparaît plausible.

L’enjeu est d’appréhender les liens entre l’insertion au marché et l’intégration territoriale, à plus forte raison que ces voies sont multiples et que les relations ne sont pas homogènes. Jean-Paul Minvielle souligne que l’insertion des paysans au marché ne signifie pas toujours leur intégration « les modèles d’articulation au marché des économies paysannes s’avèrent multiformes, construits sur des arbitrages complexes entre possibilités locales du moment, pratiques antérieures et déterminants socioéconomiques profonds, contraintes extérieures impérieuses » (Minvielle, in Haubert, 1999:107) L’auteur conclut que l’agriculture

127

paysanne est de plus en plus intégrée au marché, et il est à noter que sa réflexion ne concerne pas l’agriculture de montagne. Pour les montagnes est-africaines, le phénomène est ancien, imparfait, incomplet et hétérogène. Il est intéressant de signaler que selon lui, le déclin de l’agriculture paysanne est plus rapide lorsque des économies d’échelle sont possibles, il est envisageable que la montagne qui concentre dans un espace réduit une pléiade de cultures puisse permettre ces économies d’échelle. Il faut ajouter que des phénomènes d’individuation qui accompagnent la transformation de la paysannerie forcent aux efforts d’adaptation dans un contexte économique libéral. Ce mouvement s’est traduit dans les Uporoto par des changements dans les choix culturaux, notamment le passage du pyrèthre à la pomme de terre, ou le déclin du café et l’essor de la banane ou de l’avocat comme cultures commerciales. L’ancrage des paysanneries dans un environnement économique est mis en évidence par Jean Louis Chaléard « les exploitations familiales dépendent dans leur expansion, voire leur survie, de politiques nationales et de marchés internationaux qui les dépassent. On ne saurait donc isoler les conditions internes aux unités de production de cet environnement global auquel, à bien des égards, les paysanneries sont soumises » (Chaléard, in Haubert 1999 : 106). Des effets de transformations de l’environnement économique sur les systèmes de productions des Uporoto ont été analysés au nord du mont Rungwe par Cosmas Sokoni qui a montré comment ces bouleversements mettent en péril la fertilité des Uporoto Highlands et comment les producteurs ont modifié leurs systèmes de production en développant la pomme de terre destinée aux marchés urbains (Sokoni, 2001). Ces considérations visent à faire ressortir l’aspect multi-scalaire de l’agriculture de montagne, prise dans des enjeux locaux et des logiques plus globales, ces relations sont exposées par le prisme du concept d’intégration.

Le concept d’intégration territoriale pour appréhender les relations et les processus