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Les flux comme outil pour comprendre l’articulation des lieux

L’articulation des lieux peut s’exprimer comme des interactions spatiales. Elles impliquent une action réciproque entre au moins deux lieux via une relation qui se traduit par un flux matériel (de produits, d’individus, etc.) ou immatériel (d’information, d’argent, etc.). Deux courants marquent l’analyse spatiale, mère des interactions spatiales, le premier indique qu’elles sont le produit de la société qui fait émerger des rapports entre des lieux, le second pense que les lieux émettent des lois organisationnelles indépendamment de la société. Cette vision duale est nuancée par des approches soulignant le caractère social des interactions « l’interaction dans l’espace géographique est d’abord un phénomène social, régi par la

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définition des rôles et des positions que les acteurs ont acquis » et d’ajouter plus loin : « la position relative des acteurs ou des lieux intervient dans leurs interactions » (Pumain, Saint-Julien, 2001 : 5) ; la fonction sociale et la place des acteurs sont privilégiées. Quand bien même l’espace dicterait sa loi, l’espace est bien social « c’est par les échanges que l’espace géographique est avant tout un produit social, tant le produit des échanges a pu susciter ici de l’accumulation, ailleurs de la prédation ou de la déprédation, et partout de la différenciation entre les lieux (op. cit. : 10). L’échange est au cœur de cette thèse dont la perspective théorique appréhende les interactions entre l’espace et les échanges, mais sans préjuger de la primauté de l’un sur les autres.

Dans un sens restreint, le flux est défini comme la « quantité de personnes, biens, informations, etc., mesurée sur un axe de communication » (Pini, in Bailly op. cit. : 176). Effectivement, le flux revêt une dimension quantitative, par conséquent sa mesure est envisageable, le flux est aussi pourvu d’une dimension qualitative. Le flux est une circulation produite par le jeu des différentes intentionnalités entre des acteurs, en circulant, les flux mettent en scène des lieux. Le flux ne se résume pas seulement à un nombre, ou à quelconque valeur quantitative dénuée d’attributs qualitatifs tels leur origine, leur nature, ou leur capacité de mise en relation des multiples dimensions de la société. De plus, la mesure des flux n’est pas toujours quantifiable, si l’on prend l’exemple des flux du pouvoir. Ceux-là indiquent que toute relation est une question de rapport de force, selon l’approche foucaldienne. La notion de dissymétrie s’applique dans les rapports spatiaux, villes et campagnes ne s’articulent pas systématiquement de façon harmonieuse… ; les territoires de production ne sont-ils pas en concurrence dans le cadre d’un marché libéralisé ? Les flux mobilisent la dimension spatiale et également la dimension temporelle. Le flux s’inscrit dans des temporalités différentes, suivant de multiples facteurs dont la distance topographique n’est pas toujours la variable qui les caractérise au mieux. En géographie, le flux a été au centre des préoccupations de Törben Hägerstand, le géographe suédois qui a lancé la time geography dans les années 1960, afin de lier la dimension temporelle et la dimension spatiale dans l’analyse des phénomènes sociaux. Il est parmi les pionniers de la « nouvelle géographie », il considérait que les individus sont pris dans des flux, des interrelations, etc., qui dépassent largement leur cadre local (Offner, in Lévy, Lussault, op. cit. : 368). Comme l’indique Antoine Bailly, « l’espace est, par nature, temporel, et le temps spatial, puisque tous les deux constituent les supports de notre vie sociale » (Bailly, op. cit. : 224). Le flux a gagné ses lettres de noblesse dans la géographie régionale pour laquelle les régions fonctionnelles sont des « espaces définis par l’inscription

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spatiale de flux de tous ordre révélant les structures et les modalités de fonctionnement » (Nonn, in Bailly op. cit. : 79). La démarche proposée tente de dépasser la vision fonctionnelle, les acteurs et les objets spatiaux ne sont pas seulement porteurs de fonctions qui obéissent à des modèles structuraux commodes. Chez les africanistes aussi, le flux a été mobilisé pour dépasser les approches sectorielles.

Hélène d’Almeida-Topor, Catherine Coquery-Vidrovitch et Jacques Sénéchal indiquaient dans l’introduction d’un ouvrage sur les relations urbain-rural en Afrique que le flux est un objet difficile à saisir mais essentiel pour décloisonner les études sur la ville et la campagne, ils précisaient plus loin la pertinence à appréhender la ville et la campagne par leurs échanges réciproques, ils émettaient l’hypothèse selon laquelle plus les échanges sont variés entre deux pôles, plus les flux sont intenses (d’Almeida-Topor, Coquery-Vidrovitch, Sénéchal, 1996). Ma préoccupation à dépasser le principe de disjonction a été soulignée en amont par le recours à l’approche systémique90 ; l’usage du concept de flux induit par la problématique relationnelle s’ancre dans la démarche complexe qui emprunte des éléments de méthodes de l’analyse spatiale, toutefois mon cheminement ne se revendique pas des modélisations et des lois spatiales. Olivier Walther plaide pour l’usage des flux dans le cadre d’un modèle d’analyse situé au-delà de l’opposition entre villes et campagnes ; avant de montrer la continuité de la ville et de la campagne soutenues par des mobilités multiples (Walther, 2004). Considérer l’urbain et le rural montagnard signifie qu’il n’y a pas de rupture entre ces deux objets géographiques contenus dans les flux qui les traversent et les animent. Un détour en géopolitique, nous informe que le flux, conjointement aux Etats, est un acteur des relations internationales qui sont définies comme « les flux de toute nature et de toutes origines qui traversent les frontières » (Durand et al., 1993 : 58). Le flux est par essence une notion interrelationnelle, le flux met en relation au moins deux réalités sociales par delà les présumées limites, quelles qu’elles soient.

Un flux est l’expression d’une circulation entre lieux, sur une infrastructure ; par extension, déplacement de toute nature qui se caractérise par une origine, une destination et un trajet (Offner in Lévy, Lussault op. cit. 367). Le flux est un concept approprié pour

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La volonté de décloisonner la ville et la campagne dans l’approche est un objectif qui m’habite depuis le master. Ces travaux portent sur l’agriculture urbaine et montrent comment cette activité hybride associe le rural et l’urbain par les pratiques des citadins-cultivateurs ; l’analyse d’une ville ruralisée et d’une campagne urbanisée nuance les définitions de « ville » et de « campagne » en Afrique. RACAUD S., (2004) L’agriculture urbaine à Bafoussam, Ouest Cameroun : enjeux de la cohabitation de l’agriculture et de la ville dans la ville. Mémoire de maîtrise. Univ. Toulouse 2 ; (2006) L’agriculture rurbaine à Bafoussam, Ouest Cameroun, aux fondements de la rurbanité. Mémoire de master. Univ. Toulouse 2.

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analyser le système d’échange à travers la variété des natures de flux, à travers la mise en scène des lieux articulés dans un réseau91. Le flux représente des mouvements matériels et immatériels.

Dans ce travail, les flux se référent aux trafics de produits agricoles et d’acteurs engagés dans le système d’échange. Le flux cristallise les interactions entre les lieux et entre les acteurs, il permet de s’affranchir des discontinuités entre l’urbain et le rural, et d’introduire la dimension multi-scalaire du système montagnard. Dans mon approche, le flux est un produit social dans le sens où il s’articule autour de la transaction, principalement dans le cadre du système d’échange. L’intérêt du fluxus est qu’il traduit l’interaction transactionnelle caractérisée par la spatialité, le flux est l’expression de la récursivité des relations entre la société et l’espace, il est la manifestation de la relation configurant-configuré entre la société et l’espace, entre le rural et l’urbain. Prenons l’exemple des flux de bananes entre un marché périodique rural et un centre urbain lointain, la circulation des fruits est produite par les interactions dans le rural en interaction avec l’urbain, le flux est configuré par le produit des interactions dans le village, l’ampleur du nombre de bananes et d’acteurs induit un volume subséquent, dans le même processus le flux configure ce village par les rétroactions, comme les flux d’argent ou de nouveaux commerçants, occasionnant une meilleure attractivité puis une amplification des flux, la boucle est bouclée, ainsi les causes et les effets sont contenus dans le même processus exprimé à travers les flux. Autrement dit, le flux produit les lieux qui le produisent. Le suivi d’un flux, c'est-à-dire l’analyse de son circuit révèle son point de départ, son trajet et sa destination, soit son inscription spatiale. L’étude de la forme du circuit des flux permet de voir dans quelle mesure les lieux sont mobilisés dans le cadre du système d’échange.

L’intérêt des flux réside aussi dans leurs mesures en un point, sur un axe, entre deux lieux. Le flux permet la mesure d’interactions spatiales entre des lieux à un moment donné, il représente l’intensité des interactions, à minima son étude rend possible celle du passge en un lieux. La mesure est plus commode pour les flux matériels, par exemple le tonnage transporté sur un axe, où le nombre d’acteurs sur un marché. L’hypothèse présume de l’interaction entre les flux et les lieux dans la montagne, l’effet organisationnel de l’espace des flux a été analysé par Pierre Vennetier dans les grandes villes africaines. L’éminent géographe tropicaliste

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Le réseau se substitue à l’infrastructure, référence statique, tandis que le réseau induit la circulation. Le réseau fait l’objet du point suivant.

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montre comment l’organisation concentrique des villes et leur étalement spatial engendrent des flux entre le centre et la périphérie complexifiés en ville par la présence de marchés, le centre ville et le grand marché ont un rôle polarisant majeur nuancé par celui d’autres marchés urbains; l’espace configure les flux de travail et les flux commerciaux (Vennetier, 1989). L’auteur cite Jean-Claude Bruneau et K. Kakésé pour souligner la hiérarchisation de cette organisation spatiale « les marchés génèrent des flux multiples de biens et de personnes, en amont et en aval, à leurs différents niveaux (Bruneau, Kakésé in Vennetier op. cit. : 276). Les marchés sont les lieux privilégiés de cette thèse qui se réalise à une autre échelle et en Afrique orientale. Les flux émis et reçus par les marchés se déplacent dans le cadre d’un système d’échange, dont la forme se révèle réticulaire.

Le système d’échange participe à la mobilisation des lieux, et à leur organisation, laquelle contribue à la régulation des échanges. L’ensemble des éléments en interralations par la fonction d’échange peut être pensée comme un système d’échange qui prend part à la production du système montagnard dans lequel les flux remobilisent les lieux. Ces derniers, c’est l’objet de la troisième hypothèse, sont articulés dans le cadre d’un réseau.

2. L’émergence de hiérarchies sociales et spatiales

L’organisation des échanges appréhendée par le prisme de la systémique pointe la notion d’émergence propre au tout, l’ensemble des individus et des lieux constitue un tout qui est plus que la somme des parties puisque des phénomènes émergent des interrelations entre les éléments, ces manifestations n’existant pas si l’on considère l’élément isolé. On peut prendre l’exemple des relations de pouvoir qui émergent entre deux acteurs, ou des concurrences territoriales entre deux lieux. Dans un environnement économique libéralisé, pour ne pas dire capitaliste, dans lequel les relations économiques sont fondées sur des principes différenciés (selon des intérêts mutuels d’après le dogme), il apparaît acceptable de considérer que l’organisation des acteurs et des lieux est hiérarchique et relève de relations de pouvoir. Les deux premières hypothèses ont engagé indirectement les acteurs à travers leurs relations à l’espace, ils étaient toujours présents mais ils n’occupaient pas le premier rôle. La troisième et la quatrième hypothèse corrigent cela, les acteurs sont au premier plan du champ d’investigation. Toujours dans l’optique relationnelle, l’espace est contenu dans ces deux propositions via le réseau ; la dimension économique coiffe l’organisation des échanges. La problématique indique que le modèle agro-commercial qui s’amplifie repose notamment sur

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un réseau de marchés. Les deux présomptions se penchent sur les acteurs interagissant dans le cadre de ce réseau. La mise en relation de ces éléments vise à rendre compte du rôle des acteurs, notamment influencés par des logiques économiques dans les processus interactionnels, que ce soit au niveau des individus ou au niveau de l’espace. Elles sont formulées comme suit :

Dans le cadre d’un marché dérégulé, les jeux d’acteurs concurrentiels contribuent à la marchandisation des moyens de production.

Les flux sont contrôlés par des acteurs qui occupent des places stratégiques à des nœuds du réseau.

Les notions articulées par ces énoncés soulignent la dimension sociale de l’espace et la dimension spatiale de la société, acteur et espace sont co-organisateurs de l’organisation de l’espace social. Cela présume que les acteurs agissent en partie selon un environnement économique et que le produit de ces interactions modifie l’espace appréhendé comme un réseau stratifié. Les acteurs sont producteurs d’un réseau, lequel s’appuie sur l’espace puisqu’il relie les zones de production et les zones de commercialisation. Articulée aux autres hypothèses, ces deux présomptions permettent d’étudier comment des acteurs construisent le réseau d’échange et contrôlent la circulation des flux et comment ce réseau construit le territoire, comment il agence les lieux. Comme cela a été indiqué dans les chapitres précédents, l’agriculture évolue dans une économie non régulée par des instances étatiques ou toutes autres instances qui puissent assurer une relative stabilité des flux et des prix. Selon ce modèle, les acteurs interagissent d’après des logiques variables, dont les enjeux économiques sont parmi les plus prégnants. Les paysans cherchent à dégager des revenus pour assurer leur survie et la reproduction des moyens de production92, la pléiade des intermédiaires et des commerçants cherchent à maximiser les profits. Ainsi schématiquement présentés, ces intérêts semblent contradictoires, on verra grâce à l’analyse que les relations sont plus complexes qu’il n’y parait mais que ces finalités « brutes » voire brutales pèsent finalement lourdement dans les stratégies des acteurs. D’autres acteurs (État, associations, etc.) sont dans l’arène et tous participent à des degrés divers à l’organisation de l’espace social. Les concepts mobilisés et présentés ci-après précisent la démarche géographique.

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2.1- Les acteurs du marché

Le développement du modèle agricole basé sur les cultures alimentaires commerciales se réalise dans un marché libéralisé qui est le cadre d’affirmation du secteur privé concurrentiel. Des logiques compétitives participent à l’orientation des flux et à la recomposition des moyens de production qui se traduit par une amplification des rapports marchands à tous les stades de la production.