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La problématique indique que le modèle agricole émergeant est un moteur de l’intégration des Uporoto dans le territoire et dans l’économie globale. L’hypothèse

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s’intéresse à la dimension productive et économique et présume la modification des moyens de production dans le cadre d’un marché concurrentiel défaillant. Il est question d’articuler l’environnement économique global et ses traductions dans les Uporoto.

Le marché des produits agricoles en Tanzanie est un dispositif dans lequel les échanges se réalisent d’après un modèle dérégulé, ou si l’on préfère selon les jeux de l’offre et de la demande de l’économie de marché. Cette organisation de l’activité économique influence la production, la commercialisation, la consommation, et également les relations sociales et l’organisation du travail. En Tanzanie, en ce qui concerne les nouvelles cultures commerciales telles le maraîchage, la pomme de terre, la banane, le rôle des acteurs privés est prépondérant. L’État intervient de manière partielle dans le commerce de ce qu’il classe comme les cash crops mais il laisse libre cours aux opérateurs privés pour les autres productions.

D’après la terminologie officielle, les denrées produites sont soit des cultures commerciales cash crops soit des cultures vivrières food crops, ces dernières étant les plus importantes. La frontière entre ces deux catégories est de moins en moins valide pour les cultures alimentaires destinées au marché. La démarcation demeure pertinente pour les cultures commerciales traditionnelles (dans le sens de « ancienne »), c'est-à-dire celles introduites par les colons et non consommées par les populations locales comme la café, le cacao, le pyrèthre et le thé. Le thé est certes aussi consommé localement mais il n’en demeure pas moins une véritable culture commerciale fournissant des revenus aux producteurs et dont l’objectif premier est la mise en marché. La banane est à la fois l’aliment traditionnel des Nyakyusa, et en même temps la culture d’exportation principale (en volume), cette denrée était auparavant destinée à l’alimentation du foyer, elle se tourne vers le marché, sans renier l’objectif alimentaire. L’agriculture vivrière et marchande « présente la double fonction de subvenir aux besoins des producteurs et de fournir des revenus grâce à la part commercialisée, les deux variant selon les types de cultures, les agriculteurs, le niveau des récoltes et l’état du marché » (Chaléard, 1997 : 172). Dans les Uporoto, le vivrier marchand concerne principalement le maïs et le haricot. La pomme de terre est certes cultivée depuis longtemps, mais l’introduction de nouvelles variétés, ses modes de production intensifs et sa finalité commerciale lui confèrent les attributs d’une véritable culture commerciale. Cette orientation se rapporte aussi à l’avocat et à l’ananas. Le maraîchage regroupe des plantes dont l’objectif

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de production est la mise en marché, ce type de plantes s’apparente également à une culture commerciale.

En fonction de la classification food crops/cash crops, l’État intervient sur les cultures commerciales dans l’information sur les prix, dans la constitution de stocks. Le commerce du café, de thé, de pyrèthre, de coton ou le sisal est régulé par un board spécifique qui donne un prix indicatif et non pas incitatif, qui contrôle la transformation, et qui donne des licences, mais force est de reconnaître que leurs actions sont limitées, d’autant plus que ce qui intéresse les producteurs, c'est-à-dire les acteurs les plus nombreux, ce sont des garantis sur des prix rémunérateurs et un accompagnement financier et technique de la production. Cependant, l’État intervient pour des cultures cruciales, dont la disponibilité participe non seulement à l’alimentation de la nation mais également à une certaine paix sociale. Le maïs et le riz, bien que classés « culture vivrière » par les autorités, sont des productions qui peuvent être régulées pour contenir les éventuels problèmes d’approvisionnement, et en premier lieu le ravitaillement des grandes villes nationales. Si les récoltes s’annoncent mauvaises, des stocks sont constitués dans des entrepôts gérés par les autorités locales et l’exportation devient interdite. L’interdiction des exportations, comme cela s’est produit en 2011 ne signifie pas l’arrêt des échanges transfrontaliers, nombre de commerçants kényans étaient présents à l’été 2011 à Uyole pour tenter d’acheter du maïs pour le marché kényan. C’est bien l’enjeu de sécurité alimentaire, et en arrière plan de sécurité sociale et politique qui rend l’intervention de l’État palpable mais néanmoins sectorielle et limitée pour le monde rural.

Les cultures principales des Uporoto articulées au marché ne sont pas régulées par l’État, les opérateurs privés organisent le système d’échange comme dans la majorité des marchés africains. Cela n’est ni un fait récent, ni un fait spécifique à la Tanzanie, « le commerce régional africain de vivrier est le fait d’une longue tradition d’opérateurs le plus souvent informels, organisés en réseaux et chaînes de solidarité » (Lipchtitz et al. 2008). L’hypothèse suppose que le cadre des échanges est imparfait et articule les innombrables acteurs privés selon des logiques concurrentielles. Un marché imparfait est un dispositif matériel et immatériel d’échange par lequel la circulation de biens non standardisés et d’informations dissymétriques est fragmentée, « markets in africa are stronly fragmented.

Food products are traded in small quantities, and there are many steps in the value chain to take the product from the producer to the consumer ». (RTI, IIRR, 2008 : 11). Les

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consommateur restreignent la fluidité des échanges et l’accessibilité au marché pour les producteurs. Entre ces deux extrémités, une myriade d’intermédiaires intervient à de multiples étapes, de la collecte, au stockage, au transport, à la distribution et à la vente. De plus, ce type de marché est caractérisé par des concentrations du pouvoir, ce dernier n’étant pas dilué entre les acteurs. Un marché imparfait est un marché défaillant, c'est-à-dire qu’il est caractérisé par de nombreux obstacles tels l’absence de crédit ou d’assurance, l’asymétrie d’information, la distorsion de concurrence et l’immobilité des facteurs de production (Lipchtitz et al., op. cit.). On retrouve le morcellement dans les chaînes de mises en marché du sud-ouest tanzanien, peu de paysans ont directement accès au marché final, les acteurs marchands assurent le lien entre la production et le marché de façons diverses. Les paysans locaux pâtissent des carences du crédit, ils répugnent à s’organiser en association ou autres coopératives, de plus l’information sur les prix leur est souvent directement donnée par ceux qui s’approvisionnent auprès d’eux. Les défaillances s’observent aussi au niveau de l’État qui n’encadre pas et qui taxe parfois abusivement, sans que l’on évoque des arrangements et la corruption.

De plus, les défauts du marché s’expriment à travers des contraintes à l’échange, c’est-à-dire des infrastructures déficientes et des normes insuffisantes en quantité et en qualité. Ces traits sont peut-être parmi les plus déterminants dans les Uporoto où le réseau routier est très insuffisant et les normes inefficaces. Il est très difficile pour un paysan vivant loin du tarmac d’apporter ses vivres dans un marché urbain, tout comme il n’est pas aisé pour un commerçant d’accéder aux unités de production peu accessibles. Au sujet des normes, prenons l’exemple des mesures de quantité. Ces dernières ne se font pas par unité de poids, mais par unités de volume qui peuvent être un seau, un sac, une benne, ouvrant la voie à de multiples et habiles techniques de filouterie. Les prix se fondent sur le volume par rapport aux cours du marché, celui-ci étant non régulé par une institution à logique non concurrentielle, il en résulte de l’instabilité et de la volatilité sur les prix en fonction du jeu de l’offre et de la demande, du moins en principe. Le concept d’acteur permet d’appréhender à travers la transaction, une partie de l’élaboration des prix.

Pourtant, malgré cette forte segmentation et ces diverses défaillances, de manière surprenante, ce système fonctionne bien qu’il n’y ait pas d’institutions formelles pour coordonner les échanges (Fafchamps, 2004). L’essentiel des productions marchandes trouvent un client, les villes sont ravitaillées, les paysans parviennent à reproduire leurs moyens de production. Mais comme l’admet l’hypothèse, cette organisation conduit à la marchandisation

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des moyens de production qui a été abordée précédemment. L’évolution vers une orientation marchande du travail, de la terre et des intrants, est un indicateur de l’intégration de l’économie rurale au marché. Le foncier peut passer d’un statut patrimonial à celui d’une ressource économique en dernier ressort (Charlery de la Masselière, Racaud, 2012). Les systèmes de production expriment l’articulation entre une société locale avec l’environnement économique plus global. Les transformations de moyens de production reflètent des interactions entre les dimensions économiques et spatiales. Si l’on prend l’exemple de la terre, la marchandisation signifie qu’elle devient un bien commercial, un moyen productif ou un bien comme un autre, par delà les valeurs patrimoniales. Les changements de statut de moyens de production bouleversent-ils leur contribution dans l’organisation du système, et au-delà du système lui-même ?

Les jeux d’acteurs marqués de logiques concurrentielles reflètent le modèle agricole orienté vers le marché. L’articulation des acteurs et des flux se réalise via un système d’échange dont la forme réticulaire est constellée de nœuds.