• Aucun résultat trouvé

Le thème de la montagne est ancien, et pourtant, comme d’autres thèmes tels la « ville » ou la « campagne », l’élaboration d’une définition consensuelle relève de la gageure. Son objectivation si elle est toujours matière à débat n’en demeure pas moins une étape incontournable d’un projet scientifique qui se réclame de son étude. Cette objectivation est d’abord présentée au niveau de la montagne « générique », elle est ensuite soulignée d’après la géographie tropicale dont ce travail se réclame, en proposant d’ailleurs sa propre définition.

« La montagne comme objet de ‘géographie totale’ »

81

La prégnance de la montagne dans la géographie et son caractère paradoxal imprègnent cet objet. La géographie a toujours fait bon ménage avec la montagne, la discipline l’a regardée, scrutée et explorée depuis ses premières interrogations, « la montagne est donc comme une présence, peut-être même une figure tutélaire du discours géographique et cela depuis ses origines » (Debarbieux, 2001 :11). L’auteur indique les premiers moments d’appréhension de la montagne à la fin de l’Antiquité, avec Anaximandre de Milet puis Hérodote considérés comme des pères de la géographie. Espace obscur, méconnu, marge de relégation, territoire objet de nombreuses représentations négatives pendant plusieurs siècles, la montagne devient l’objet d’études des naturalistes et des géographes à partir du XVIIIe siècle. Le courant rousseauiste réhabilite la montagne qui devient un grand thème de la

81

J’emprunte ce titre à Bernard Debarbieux dans l’article « La montagne, un objet géographique ? » In Veyret Y., coord. 2001. Les montagnes, discours et enjeux géographiques. Sedes. Paris. pp. 11-34.

154

géographie. L’école des Alpes a embrassé l’objet et a fait des Alpes un laboratoire reconnu dans le domaine. Pour Bernard Debarbieux, le statut de la montagne en géographie a été un laboratoire de la nature à l’époque des naturalistes, ensuite elle a été l’archétype de la région, unique, donc spécifique (Debarbieux, 1989). Cependant, malgré l’abondance des travaux sur la montagne, malgré le fait qu’elle apparaisse comme une réalité évidente, sa définition pose toujours problème pour la discipline ; s’il y a un consensus c’est bien sur le désaccord de conceptions. L’auteur distingue deux approches qui parcourent les géographies de la montagne, la première est spatialiste, la seconde est environnementale. Ces démarches articulent le rapport entre le générique et les descriptions spécifiques, il s’agit dans la première d’identifier les lois d’agencement de l’espace, et dans la seconde d’étudier les interactions localisées (Debarbieux, 2001). Le cadre d’analyse proposé dépasse ce clivage en pensant l’organisation spatiale comme produit et producteur dans les phénomènes d’interactions locaux en prise avec le global. Les débats sont désormais ancrés dans un contexte idéologique où depuis environ une décennie, la montagne cristallise des enjeux de développement selon une vision globale environnementaliste qui considère schématiquement les montagnes comme des espaces dont la spécificité repose sur ses attributs physiques à préserver. L’idéologie néo-naturaliste s’acoquine avec celle du développement durable, elles irriguent de nombreuses recherches et politiques à la fois au Nord et au Sud dans lesquelles la montagne est souvent présentée comme un sanctuaire écologique et comme un réceptacle de ressources environnementales déterminantes82. Récemment, la prise en compte des savoirs locaux comme donnée incontournable nuance les approches écosystémiques. La diversité des démarches s’appuie sur des objectifs différents, et en dépit de l’absence de définition générique, la montagne est un objet géographique pertinent, et comme toute construction cognitive, son élaboration répond à un projet, et c’est d’ailleurs en fonction de ce principe implacable que je pense la montagne comme un système. On peut d’ailleurs se demander quel est l’intérêt à avoir une définition à large acception qui, par définition, réduit la complexité de situations à une réduction terminologique. Dans mon approche, la montagne se réfère à un système d’interactions, elle est donc l’objet de recherche qui est aussi appréhendé à travers ses modalités d’ouverture, c'est-à-dire son intégration. Elle est donc objet de recherche de part son intériorité, ses spécificités localisées, mais aussi de part ses relations avec l’extérieur, de

82

Le dernier évènement en date est la Conférence des Nations Unies sur le Développement Durable, Rio+20, où la montagne a bien accouché d’une souris…cf les trois exhortations (N°210-212) relatives à la montagne. United Nations. Report of the United Nations of the Sustaiable Development. A/CONF.216/16. 2012. P41.

155

part sa substance comme terme de différentiation, elle est alors un objet de « géographie totale » (Debarbieux, op.cit. : 32) puisque les interactions sont analysées à l’échelle intra-montagnarde et à l’échelle plus petite. Dans le paradigme du système spatial, l’originalité des systèmes montagnards a fait émerger le terme de « montologie ». Ce champ spécifique de la recherche serait légitimé par l’originalité des systèmes montagnards dont l’analyse justifie le recours à une méthodologie spécifique83. Je mentionne cette « originalité » pour souligner une fois de plus la richesse de l’objet « montagne » et des approches dans ce domaine. Ce travail ne se réclame pas de ce courant non pas parce qu’il a fait comme un feu de paille, mais parce que car je ne suis pas de ceux qui sectorisent à outrance la science, comme je l’ai justifié en amont dans ma conception de la complexité.

« La montagne tropicale, objet géographique »

J’emprunte ce titre à François Bart qui, dès la première phrase de l’avant propos d’un ouvrage sur les montagnes tropicales qui a fait date84, pose que « La montagne tropicale est un objet géographique paradoxal et composite ; paradoxal parce qu’il associe l’azonal et le zonal, le chaud et le froid, l’abondance et la pauvreté ; composite car elle peut être très humide ou sèche, densément peuplée ou presque vide, paysanne ou urbanisée, bastion central ou périphérique ». Et d’ajouter plus loin « Le terme ‘montagne’ côtoie fréquemment des circonlocutions dont on ne sait pas toujours si elles expriment d’approximatives similitudes ou le simple souci stylistique de diversifier les mots : hautes terres, terres d’altitude, hauts plateaux, voire ‘altiplano’, tendent à gommer, voire à contredire, la dimension de la pente pour ne garder que celle de l’altitude » (Bart, 2001 : 9). Le spécialiste en géographie tropicale donne le ton et fait état de confusions terminologiques de cet objet difficile à cerner, alors même qu’il est fortement distingué de ce qui l’entoure. Sa spécificité se fonde sur ses caractères propres différenciés vis-à-vis des basses terres, la situation tropicale amplifiant la démarcation. Les Uporoto correspondent à cette citation. Elles ne sont pas des hautes terres, la pente est un élément du paysage, je ne me perdrai pas en diverses circonlocutions, j’utilise

83

Ives and Messerli, 1999 ; Rhoades, 1997 ; Banyopadhyay, 1992 ; cités dans Debarbieux, 2001 « La montagne dans la recherche scientifique : statuts paradigmes et perspectives ». In Revue de géographie alpine, 2001, tome

89, N°2. Pp. 101-123. Voir le numéro qui présente les résultats du séminaire international tenu à Autrans en

2000. D’autres auteurs ont proposé la « montology » Dafu, 1996, 1998 ; Veteto, 2004. Ce néologisme n’est-il pas un signe de plus du cloisonnement disciplinaire, d’affirmation institutionnelle, de promotion scientifique, etc. En 2012, on ne peut pas dire que le terme ait fait école… On peut ajouter le numéro de la Revue de géographie alpine, 1989, Tome 77, N°1-3.

84

Bart F., Morin S., Salomon J.N. (2001) Les montagnes tropicales. Identités, mutations, développement. Espaces Tropicaux, N°16. DYMSET-CRET, Univ. Bordeaux III, Pessac. 670 p.

156

parfois l’expression « Uporoto Highlands » qui représente l’étage au dessus de 2000 m, il est identifié par les acteurs locaux (agents de l’État, population)85. Le sud-ouest de la Tanzanie est nommé « Southern Highlands », c’est une région de hautes terres dont l’altitude est supérieure à 1000 m (comme les deux tiers du pays), elle est marquée par les deux rifts, les Uporoto Mountains sont une perturbation d’élévation par rapport à l’environnement extérieur. Elles sont nommées au pluriel (Anderson, 1996, Sokoni, 2001 ; Liwanga, 2009 ; Mwanukuzi, 2011 ; etc.), signe du caractère composite. La dimension paradoxale sied aux Uporoto dont les spécificités environnementales sont marquées par le zonal et l’azonal, le climat de type tropical à régime unimodal influencé par les gradients altitudinaux, les amplitudes thermiques sont fortes dans un temps court et des espaces réduits ; l’abondance des productions agricoles est présente dans une société paysanne relativement pauvre ; la métropole régionale rayonne sur un arrière pays rural ; la centralité et la périphéricité des Uporoto diffèrent selon les critères choisis. Les importantes différenciations socio-environnementales procèdent de la forte concentration de gradients multiples (milieux, activités) dans un espace relativement restreint86. La montagne n’est pas refermée sur elle, ses limites sont bouleversées par les dynamiques en cours : limites urbain-rural, limites montagne-basse terres, limites territoire-réseau.

L’objectivation de la montagne repose pour beaucoup sur ses spécificités internes, en particulier celles qui ont trait avec les relations homme-milieu, il est certainement intéressant de les articuler avec les modalités d’ouverture puisque comme il en a été fait mention, la montagne n’évolue pas en vase clos, et si ses spécificités se fondent sur la différentiation avec l’extérieur, les relations entre l’intérieur et l’extérieur devraient faire partie des critères d’objectivation de la montagne. Gardons en tête que la construction d’un objet cognitif répond à un projet, l’intérêt du débat pourra alors non plus se porter sur le caractère générique d’une définition de la montagne mais sur la cohérence entre l’objectivation et le projet, puisque la relativité est consubstantielle à toute recherche.

Le défi majeur réside d’une part dans le dépassement de l’évidence physique dans la capacité de l’objet « montagne » à être un élément explicatif des phénomènes, et d’autre part dans la capacité à étudier la montagne à travers ses relations avec d’autres catégories de l’espace. Pour cela, Isabelle Sacareau nous invite à déconstruire nos représentations de

85

Cet étage est aussi localement nommé « Mporoto Highlands ».

86

157

chercheurs pour reconstruire l’objet géographique, elle poursuit en précisant que la montagne est un territoire particulier des sociétés, construit par les acteurs et leurs représentations. Sa vision empreinte du paradigme territorial propose une démarche qui a pour point de départ les sociétés et les lieux produits par les sociétés, et qui pense la montagne à partir de la « non-montagne » au niveau topographique et/climatique et au niveau des représentations. (Sacareau, 2003). Il est clair que l’objet montagne doit se penser dans ses dimensions relationnelles avec l’extérieur et cela d’autant plus dans la cadre de cette thèse puisque je présume que l’agriculture motivée par la demande urbaine extérieure est un moteur des transformations en cours. Considérer la montagne comme un système ouvert ne contredit pas cette approche, l’entreprise systémique vient plus exactement la nourrir en adjoignant à la métrique topographique celle des réseaux et en pointant la dimension interactionnelle.

C’est pourquoi je propose une définition de la montagne en fonction de la démarche systémique, la montagne comme le système, se pense distinctement de son environnement extérieur ; la montagne, réalité sociale multidimensionnelle, est une unité globale organisée

d’interrelations entre des acteurs, elle se traduit par une organisation spatiale spécifique que je nomme « système montagnard ». On peut dire que la montagne est un mot

« problème » par analogie avec la complexité, d’autant plus que cette dernière est consubstantielle à la montagne si l’on se réfère aux paragraphes précédents.