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Parmi les phénomènes articulés par la problématique, la redéfinition des lieux de la montagne est soumise au questionnement par la seconde hypothèse articulée avec la

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proposition portant sur l’urbanisation et l’intégration territoriale. Le questionnement s’intéresse à travers la deuxième supposition aux processus intramontagnard et à leur appréhension géographique. Dans le cadre de ce nouveau modèle d’agriculture, il est question de vérifier si les lieux de production et de commercialisation sont valorisés au-delà de leurs déterminants physiques, en d’autres termes, il s’agit de voir comment les flux réorganisent les lieux qui les produisent. L’hypothèse est formulée comme suit :

Les flux des produits agricoles reconfigurent les lieux dans la montagne qui reconfigurent les flux.

Cette proposition se penche sur la reconfiguration spatiale, elle vise à comprendre si le modèle agricole récent mobilise les lieux de la montagne d’une manière différente au modèle précédent. La formulation intègre le principe « récursion organisationnelle » (Morin, 1977), les causes et les effets sont intégrés dans les phénomènes, les flux et les lieux sont à la fois configurant et configurés.

Le double statut du lieu

Le lieu est défini comme « un espace concret et individualisé, objet privilégié de la géographie et spécialement de la géographie régionale. Les lieux se distinguent de l’ ‘espace’ qui est plus abstrait » (George, op. cit. : 269). Cette référence à Pierre George s’explique parce que je souhaite mettre en perspective l’individualisation du lieu par les acteurs et par les géographes. L’approche classique découpe la montagne en étages, selon une pensée verticale, ce travail analyse comment l’organisation du système redéfinit les usages de l’étagement, l’hypothèse questionne la pertinence de ce découpage et anticipe une organisation spatiale qui s’affranchisse de l’étagement et de la verticalité. Dans ce cas, la conception du lieu par le géographe est le lieu des attributs carthésiens, tels les niveaux d’altitude, ou la taille pour les centres urbains. La ville, le village et le marché sont d’autres lieux du géographe, l’approche défendue dans ce travail dans leur dimension organisationnelle. Ces lieux sont concrets et individualisé par le géographe, l’objectivation de ces lieux est mise en perspective avec l’organisation du système, il peut être intéressant de voir si des discordances apparaissent entre les fondements « géographiques » de ces lieux et leur dimension organisationnelle dans le cadre du système.

Ces questionnements induits par l’hypothèse sont transposés dans les relations lieu-sujet. Les lieux sont considérés comme des processus entre une unité spatiale et un lieu-sujet. Le lieu est un concept géographique paradoxal, il est à la fois un concept majeur de la discipline

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(Paul Vidal de la Blache considérait la géographie comme la science des lieux) et il est objet à débats, à controverses, sa définition générique semble impossible87, c’est un signe de la richesse du travail épistémologique de la géographie contemporaine88. Le lieu est caractérisé par la métrique topographique, c’est une unité spatiale de dimension réduite chargée de valeurs sociales, « il possède une portée sociale, en termes de pratiques comme de représentions, qu’il s’inscrit comme un objet identifiable, et éventuellement identificatoire, dans un fonctionnement collectif » (Lussault, op. cit. : 562). Dans le cadre de cette thèse, selon cette acception, les principaux lieux considérés sont le marché et l’étage.

Le lieu est un élément de définition du marché chez Pierre George « lieu de commercialisation de produits vendus au détail… » (George, op. cit. : 282), et chez George Benko « lieu de rencontre des offres et des demandes… » (Benko, 2003, in Levy, Lussault,

op. cit. : 587). Le marché hebdomadaire est un lieu emblématique, sa portée sociale est forte,

lieu de l’échange marchand et de l’échange social, il est identifié comme tel ; il peut participer aux processus d’identification, notamment au sujet de la distinction paysan/commerçant. Le lieu « marché » en tant que processus, c’est-à-dire une relation sujet-lieu, sera analysé en matière d’accès au marché, de choix des lieux de vente dans les pratiques des paysans et des commerçants. De plus, cette conception relationnelle permet d’aborder la dimension identitaire des marchés qui participe à leur attractivité et donc aux relations entre les lieux, autrement dit à l’organisation du système d’échange, sous-système du système montagnard. Les lieux montagnards

Les étages peuvent être pensés comme des lieux du géographe, dans les démarches classiques tant ils ont été les caractères déterminants de la montagne « Les définitions classiques font de la montagne un système d’altitude, de pente et d’exposition, caractérisé par un phénomène qui a frappé très tôt les naturalises, celui de l’étagement bioclimatique, considéré par la plupart des auteurs comme un trait spécifique de la montagne », et de préciser plus loin « L’étagement est ainsi défini comme la superposition en altitude de ceintures végétales, d’aspect relativement homogène et de composition particulière, qui correspondent aux conditions écologiques dictées par l’élévation en altitude » (Sacareau, 2003 : 109-110).

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Cela a aussi été indiqué en amont pour la notion de « montagne ».

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Le dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés ne propose pas moins de quatre définitions relativement non consensuelles Lévy J., Lussault M., (2003) Dictionnaire de la géographie et de l’espace des

sociétés. Belin. Paris.1033 p. Voir également la revue Communication, Autour du lieu. 2010/2, N°87. Le Seuil.

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L’étagement est alors un modèle de découpage et d’organisation d’un massif selon une conception écologique des milieux ; le gradient altitudinal intervient sur les variables physico-chimiques, sur les gradients pluviométriques et thermiques, plus l’altitude est importante, plus la biomasse décroit. Cette méthode illustre la classification et la « ségmentarisation » des objets, des disciplines et par conséquent de la réalité, ce qu’Edgar Morin qualifie de mutilation du réel (Morin, 2005). D’après cette démarche, l’étagement agit comme facteur de répartition des ressources exploitables par la société, globalement, cela aboutit à un schéma tel qu’en basse altitude se trouve l’agriculture, puis dans l’étage intermédiaire la sylviculture et enfin plus haut le pastoralisme. L’étagement des ressources naturelles correspond à l’étagement biogéographique même si les situations d’exposition et l’importance des actions anthropiques le nuancent. Ces découpages sont bornés par un continuum, un gradient de végétation, et leur homogénéité est mise à mal par les actions humaines. Les discontinuités franches de végétation sont rares, et quand elles existent, elles sont souvent le fait des hommes, comme la délimitation d’une réserve forestière. Pourtant, bien que les conditions écologiques interviennent dans les activités humaines, elles ne les déterminent pas « les possibilités culturales offertes par les conditions du milieu ne préjugent pas des choix faits par les sociétés » (Sacareau, op. cit.. : 139), l’homme ne fait pas que s’adapter aux conditions naturelles, il organise l’espace selon des logiques multiples. En ce qui concerne les montagnes d’Afrique de l’Est, comme les autres massifs, l’étagement est un principe de lecture des montagnes, pour lequel la dimension sociale est prégnante et les logiques marchandes de spécialisation se devéloppent.

En zone tropicale, l’altitude relativise la zonalité climatique, l’étage tempéré est celui où la diversité culturale est la plus importante. Vers 1700 mètres, la gamme des productions agricoles s’élargit, cette altitude offre les conditions pour les cultures tempérées qui connaissent une forte demande. Aux cultures traditionnelles s’associent des cultures commerciales telles le maraîchage ou l’orientation vers le marché de cultures coutumières comme la pomme de terre. En dessous, les cultures se rapportent à l’étage prestigieux « café-banane-maïs-haricot », plus connu sous l’expression d’ « étage caféier ». Cette organisation spatiale a participé à la qualification, à la construction identitaire de montagnes

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africaines89. Le café a participé à une requalification des terres d’altitude, et des paysages contemporains, il a ouvert la montagne, l’a faite entrer dans la modernité et a pérennisé des sociétés de montagnes (pays Bamiléké, pays Chagga, pays Kikuyu) (Bart, 2001) ; à un autre stade, le café a construit la société kényane en ayant été au cœur de l’accumulation et de la promotion sociale (Charlery de la Masselière, 2005). Ce processus d’identification s’est réalisé au niveau des sociétés. Pour les habitants, principalement les producteurs, le café a réglé les modes de vie depuis plusieurs générations, par exemple la répartition des activités entre les hommes et les femmes, en tant qu’activité rémunératrice, elle était traditionnellement dévolue au chef de famille. Pour les géographes, on peut dire d’une manière schématique que l’étage caféier a supplanté les autres étages dans l’identification du lieu, ainsi la montagne est devenue une montagne caféière, le lieu « étage caféier » s’est confondu avec le lieu « montagne caféière », l’étage a supplanté la montagne. Si l’étage caféier a permis la requalification de la montagne, ne serait-pas parce qu’il a produit une intensité d’interactions inégalée par les autres étages ? L’intensité des flux, que ce soit dans le volume et/ou la variété a participé à la construction territoriale et identitaire d’une réalité sociale, et d’un lieu- objet-géographique. On en revient à la problématique, la nouvelle organisation des flux peut-elle, sur un autre modèle agro-économique requalifier les Uporoto ? Des cultures en essor comme l’ananas et l’avocat vont-elles élaborer une montagne « ananavocatière » ? Certes, je force le trait, mais le processus de construction et de mobilisation des lieux, par les sociétés et par le géographe, est une question d’échelle, et au-delà c’est une question sur l’objectivation d’une réalité et par extension sur le rapport sujet-objet. Autrement dit, les lieux se construisent autant par la société que par ceux qui les pensent. Les lieux sont des processus, ils ne sont donc pas statiques.

Logiques économiques d’organisation de l’espace d’une montagne ouverte

Je rappelle en m’appuyant sur des travaux de François Bart que les montagnes d’Afrique de l’Est ont un rôle structurant, qu’elles recèlent souvent de fortes densités, qu’elles sont souvent des greniers vivriers voire des pôles agro-exportateurs. Elles revêtent le statut de

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Voir à ce sujet les nombreux travaux de François Bart et de Bernard Charlery de la Masselière parmi lesquels Charlery de la Masselière B., Bart F., Pilleboue J. (1994) Paysanneries du café des hautes terres tropicales. Karthala, Paris; Bart F., Charlery de la Masselière B., Calas B. (1998) Caféicultures d'Afrique orientale,

Territoires, enjeux et politiques, Karthala-IFRA, Paris; Tulet J-C., Bart F., Mbonile M.J., Devenne F. (2003) Kilimandjaro, Montagne, mémoire, modernité. Espaces Tropicaux. Presses Univ. de Bordeaux ; Charlery de la

Masselière B. (dir.) (2008) Café et politiques, coordination numéro 243, vol.61 de la revue Cahiers d’Outre Mer (juillet-septembre 2008); Charlery de la Masselière B. (dir.) (2008) Cafés et caféiers, singularités et universalité

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réservoir (d’eau, de biomasse et de biodiversité, d’hommes) et/ou de montagne-pôle (montagne-pôle démographique, montagne-pôle agricole et marchand, et montagne-pôle touristique dans une moindre mesure) (Bart, 2006). Mis à part le développement touristique, les Uporoto correspondent à ces grands traits comme cela a été écrit dans les chapitres 1 et 2. Les multiples bouleversements (économiques, sociaux, culturels, etc.) depuis les dernières décennies ont modifié les modèles de développement basés sur une ou des cultures d’exportations, au premier chef le café, preuve s’il en est de l’essor du maraîchage observé dans de nombreuses montagnes ou hautes terres africaines. Les avantages comparatifs de l’agriculture de montagne sont fondés sur les conditions écologiques et sociales. Un des éléments déterminant est l’abondance de l’eau, caractéristique contrastant avec les basses terres. Le fait marquant est l’insertion des sociétés montagnardes dans des logiques qui dépassent le cadre du massif, « les systèmes montagnards débordent presque toujours l’espace montagnard » (Bart, 2001 : 57). Les bassins de production sont mis en concurrence avec les autres zones d’approvisionnement dans le cadre d’un marché libéralisé. Subséquemment à cette compétition territoriale, les Uporoto se spécialisent dans des productions pour lesquelles l’économie de montagne continue de jouir de rentes différentielles. Des lieux montagnards se spécialisent dans des productions, parfois certains terroirs sont cultivés en quasi-monoculture. Ces terroirs sont articulés au marché via des réseaux marchands. Les logiques de spécialisation et de réseaux sont des logiques horizontales favorisées par les progrès des transports, par l’économie de marché (Sacareau, op. cit.). Selon le modèle agricole en développement dans les Uporoto, il s’opère un changement d’échelle, l’économie du massif est en prise avec l’économie globale. La reconfiguration des lieux montagnards se traduit par des flux et des interactions.