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Les montagnes d’Afrique de l’Est 17 : territoires privilégiés des interactions urbain- urbain-rural

Les caractéristiques physiques des montagnes (volume, pente, versant, etc.) fixent de prime abord leur originalité vis-à-vis des contrebas, et cela d’autant plus dans la zone intertropicale du fait de l’affranchissement relatif de la zone climatique. Cependant, il faut se garder des travers d’un déterminisme physique si commode au découpage de l’espace18. En effet c’est l’usage des ressources montagnardes par les acteurs intra et extra montagnards qui fonde la cohérence d’un territoire dynamique traversé par des forces multiples et pris dans des systèmes d’échange et des jeux d’échelles. L’abondance des ressources variées a été un facteur de concentration des hommes, c’est aussi un avantage comparatif pour les échanges commerciaux dont l’exploitation a bouleversé les sociétés montagnardes et leurs rapports aux territoires.

Les montagnes d’Afrique de l’Est : concentration des ressources et des hommes

La topographie des montagnes d’Afrique de l’Est, ou d’Afrique de Grands Lacs est le résultat du système géologique du grand rift. Les plus importantes sont des isolats volcaniques comme le mont Kilimandjaro (5895m), le mont Meru (4545m), le mont Kenya (5199m), le mont Elgon (4321m), ou des sommets de chaînes comme le Karisimbi (4507m) et le Ruwenzori (5119m). L’altitude provoque une différentiation importante avec les contrebas, elle atténue une caractéristique essentielle de la tropicalité, à savoir la chaleur. Les températures tempérées et les précipitations abondantes aux étages cultivés offrent des conditions climatiques optimales pour la culture de variétés en grandes quantités. La montagne moite se démarque fortement des basses terres de l’Afrique de l’Est qui sont arides

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Je préfère mentionner la dimension orientale africaine afin de différencier ces montagnes des autres massifs africains, qu’ils soient dans la zone intertropicale (Fouta Djalon, Monts Bamboutos, etc.) ou au-delà des tropiques (Atlas, Drakensberg). À une autre échelle, il est nécessaire d’isoler les montagnes d’Afrique des autres montagnes tropicales, situées en Amérique du Sud et en Asie. Il ne s’agit pas de nier les points communs des montagnes de faibles latitudes (toujours à nuancer, selon l’échelle d’analyse…), mais plutôt de dresser les grands traits des montagnes d’Afrique des Grands Lacs. La mise en évidence de l’originalité de « ses » objets est intrinsèque à toute discipline scientifique qui cherche à les définir.

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Démarche issue de l’approche spatialiste de l’histoire naturelle du XVIIe et XVIIIe siècle, puis des travaux de Philippe Buache et d’Alexander de Humbolt, puis de la géographie vidalienne de l’école des Alpes, et encore vivace de nos jours dans les approches environnementalistes et naturalistes.

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voire désertiques du fait d’un déficit pluviométrique. Les pluies orographiques sont d’autant plus considérables quand le massif est isolé, les montagnes arrosées « forment de véritables « oasis » d’humidité et de verdure, dont les paysages tranchent très brutalement avec ceux des terres basses voisines » (Bart, 2006 : 309). La biomasse et la biodiversité y sont considérables de même que les phénomènes d’endémisme. Ce qui distingue les massifs des hautes terres, c’est la concentration dans un espace restreint de faits nombreux : « la montagne introduit des gradients multiples et vigoureux en termes de température, de précipitations, de couverture végétale, de gamme de cultures, de ressources pastorales » (Bart, 2001 : 9-10). Elles offrent ainsi un large choix de potentialités renforcées par des facteurs pédologiques favorables. La plupart d’entre elles ont des sols volcaniques riches qui fournissent abondamment les éléments nécessaires à des rendements importants. Ces conditions environnementales favorables ont attiré les hommes, en particulier les sociétés agropastorales mais les peuplements des massifs ne sont pas systématiquement linéaires. Les déplacements sont marqués par des mouvements de flux et de reflux, en fonction de l’histoire, de la structuration des sociétés, de l’inégale maîtrise technique et des modes de gestion des milieux, et des différentes valeurs, et cela d’autant plus que la montagne fonctionne en interaction avec le reste du monde (Sacareau, 2003). Les densités montagnardes sont élevées en Afrique orientale et présentent des taux impressionnants dans certaines régions avec 312,2 et 386,7 hab./km² au Burundi et au Rwanda (Cazenave-Piarrot, 2009), pouvant dépasser 500 hab./km² chez les Banyarwanda (Bart, 1993) et même atteindre les 1000 hab./km² dans la vallée de la Manafwa sur le piémont du mont Elgon (Charlery de la Masselière et al. 2009, François, 2009). Les sociétés agricoles ont été attirées par la généreuse ressource en eau, la fertilité des sols et la grande diversité des terroirs tandis que les pasteurs pouvaient y garder leurs troupeaux à l’abri des pathologies tropicales. Les montagnes ont aussi pu servir de refuge à des peuples menacés, tandis que certaines ont été le foyer d’un pouvoir dominant sur les contrebas. En ce sens, ces terres d’altitude sont qualifiées de « bastion ethno-démographiques » (Gallais, 1982) dont l’identité s’est forgée à travers la montagne. Pour récapituler, la montagne peut être pensée comme un réservoir d’eau, de biomasse, de biodiversité et d’hommes (Bart, 2006). La mise en valeur de ses potentialités par les acteurs construit des ressources qui ont varié à travers les environnements socio-éco-politiques des périodes successives.

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Dynamiques des montagnes d’Afrique de l’Est

L’économie des montagnes d’Afrique des Grands Lacs repose sur le commerce des productions agricoles. La répartition des cultures dans les échanges en termes de volume et de poids financier a suivi l’évolution de l’environnement économique et l’urbanisation. L’économie rurale s’est monétarisée à travers les bouleversements des systèmes de production et de commercialisation. Dans un premier temps, les colons ont introduit le café puis le thé vers le dernier quart du XIXe siècle dans les montagnes des Grands Lacs. Au début du XXe siècle, les cultures d’exportation devinrent rémunératrices et elles se sont développées dans leurs étages de prédilection, soit entre 1300 et 1800 m pour la région. L’administration coloniale encouragea ces productions qui modifièrent profondément les rapports de production et les rapports socio-spatiaux en assignant des populations à un territoire de production : « La politique coloniale a consisté à mettre en compatibilité le fonctionnement endogène des sociétés agraires et les orientations du marché, en utilisant les nécessités internes d’évolution, produites par les contradictions des sociétés indigènes » (Charlery de la Masselière, Racaud, 2012 : 412). Puis à partir des Indépendances, les nouvelles administrations continuèrent à inciter l’agriculture de rente et encadrèrent les filières. Les cultures commerciales traditionnelles d’exportation ont engagé les paysans montagnards dans l’économie de marché et ont ainsi favorisé les mutations sociales et économiques. La caféiculture a participé à une requalification des terres d’altitude et à une construction paysagère contemporaine en fonction des nouvelles associations culturales (Bart, 2001). Le café et son support « la montagne » furent des ferments de l’identité des populations montagnardes d’autant plus que les massifs étaient souvent des centres éthno-démographiques comme le Kilimandjaro peuplé par les Chagga ou le mont Kenya par les Kikuyu. Ainsi profondément transformée en son intérieur par une orientation extravertie, la montagne et en particulier ses producteurs ont été dans une certaine mesure intégrés au marché et au territoire national. Ce modèle de développement a prévalu jusque vers le milieu des années 1980.

Les mesures de libéralisation économiques imposées par les bailleurs de fonds, en réponse aux faillites des États, visaient à créer un marché incitatif et donc à terme une économie compétitive. Globalement, les performances de l’agriculture ont diminué dans les années 1980 tandis que la part des produits alimentaires importés augmentait. Dans les années 1990 et 2000 les cours des matières premières ont beaucoup fluctué et affecté non seulement les populations rurales mais également les classes moyennes urbaines ; cela a pu entrainer des

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« émeutes de la faim »19. Le processus progressif et continu de libéralisation a brisé les monopoles d’État et a dérégulé le commerce et les prix. Les structures d’encadrement de la production et de la commercialisation furent démantelées et les marchés n’étaient plus garantis. Ainsi, les paysans se trouvèrent livrés à eux-mêmes face aux forces du marché. Ces changements de l’environnement économique, en particulier ce contexte d’incertitudes se sont traduits dans le rural par des stratégies d’adaptation au jeu de l’offre et de la demande, par la force des choses, puisque l’approvisionnement en argent par les cultures commerciales traditionnelles devenait aléatoire. Les agriculteurs ont alors modifié leurs systèmes de production au niveau de la composition des cultures, de l’usage des intrants, des techniques, de la main d’œuvre, de la gestion du sol et des modes de commercialisation. Ils ont privilégié les denrées à destination des marchés urbains croissants (principalement : maraîchage, banane, pomme de terre). Ces cultures devinrent une source de revenus pour les ménages ancrés dans l’économie monétaire dans laquelle la marchandisation des moyens de production et des services impliquent de dégager du cash. Structurellement le marché continue de s’appuyer sur une faible rémunération des producteurs qui n’ont pas de prise sur celui-ci. Cette reconversion de l’agriculture a constitué une alternative à la désorganisation des filières traditionnelles qui servaient aussi de moyens de contrôle territorial par l’Etat. Au-delà, la libéralisation des filières a entrainé la « dislocation du contrat social spatial [-] la redéfinition du contrat social - et spatial - sur lequel se construit la nation » (Charlery de la Masselière, 2002 : 6). Les nouvelles conditions économiques ont rendu inopérant le modèle de développement par la « modernisation nationale » et ont irrémédiablement bouleversé le rural et l’urbain dans leur intérieur et également leurs modalités d’interaction. Les montagnes, en tant que zone d’approvisionnement pour les marchés urbains croissants, ont été aux premières loges des transformations des interactions urbain-rural à l’échelle locale et à l’échelle nationale voire sous-régionale.

La demande urbaine en produits vivriers et en matières premières agricoles originaires des montagnes a considérablement augmenté du fait de la croissance démographique soutenue et de l’urbanisation qui connaît des taux très élevés tant au niveau des métropoles que des villes intermédiaires. L’Afrique orientale est sous-urbanisée (excepté le Kenya) avec des taux

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Ces évènements ont débuté en 2007 à Mexico, puis à partir de 2008 en Haïti, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Maroc, au Nigeria, aux Philippines, etc., puis en 2010 au Mozambique. À la malnutrition chronique de certaines populations rurales s’est ajoutée une crise urbaine qui affecte les classes moyennes frappées par l’explosion des cours des matières premières. D’autres causes profondes (« aspirations démocratiques », chômage structurel, etc.) expliquent également certaines de ces émeutes.

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inférieurs à 30 % tandis que le continent est urbanisé à 52 % en 2008. Néanmoins, cette région détient les taux de croissance urbaine les plus forts à l’échelle de la planète avec une augmentation annuelle de 2 % sur la décennie 2000-201020. Les capitales nationales ont explosé jusque dans les années 1990 (avec des taux de l’ordre de 10% par an), puis ce taux s’est tassé et l’urbanisation s’est diffusée dans les petites et moyennes villes, le semis urbain s’est intensifié à la fois dans les plaines et les montagnes. Les massifs est-africains abritent la plupart du temps une grande ville de piémont : Arusha (280 000 h., 1400 m) au pied du mont Meru, Moshi (150 000 h., 850 m) sur les pentes du Kilimandjaro, Nyeri (100 000 h.,1800 m) au pied du mont Kenya, Mbale (90 000 h., 1200 m) sur le piémont du mont Elgon ou encore Mbeya (385 000 h., 1700 m) dans les montagnes Uporoto. Aussi, les montagnes est-africaines enveloppent nombre de petites villes et de marchés. Ces centres urbains ont, chacun à leur niveau, des fonctions urbaines d’encadrement administratif, d’offre de services, de pôle démographique, de diffusion de la modernité et de pôle commercial en particulier en matière de distribution des flux de produits agricoles issus de leur arrière pays. Les politiques de décentralisation mises en œuvre dans la plupart des pays africains dans les années 1990 ont renforcé le rôle des noyaux urbains mais les fonctions administratives ne sont souvent pas suffisantes pour dynamiser la croissance de ces centres. Ce qui caractérise les villes de montagnes, ce sont des fonctions commerciales et logistiques très affirmées et leur ancrage avec le rural proche, elles jouent le rôle d’interface entre le rural et l’urbain, et cela à plusieurs échelles géographiques. Le réseau urbain des montagnes d’Afrique de l’Est se développe dans le cadre d’interactions qui mettent en scène plusieurs échelles géographiques et tous les échelons de la hiérarchie urbaine, le semis urbain est alors une interface d’un système d’échange de ressources concentrées et orientées vers l’extérieur. Les agencements complexes des nombreuses potentialités montagnardes sont propices à la multiplication des espaces d’interface (Bart, Calas, 2008). Cette notion d’interface, c'est-à-dire de contact entre des éléments différents, peut prendre des formes et des modalités très variées selon la localisation des montagnes par rapport au territoire national, et selon la trame du semis urbain. La montagne est un réceptacle de multiples interfaces et elle est elle-même, à une autre échelle, une interface avec la globalité.

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