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Le concept d’intégration territoriale pour appréhender les relations et les processus territoriaux de l’ouverture

Si l’on considère une échelle plus petite que celle du volume montagnard, la transition signifie un changement des modalités d’ouverture de la montagne, elles peuvent être appréhendées à travers le concept d’intégration qui souligne les interactions et les imbrications d’échelles spatiales et sociales puisque la montagne n’évolue pas en un vase clos : « ces systèmes montagnards ne vivent aujourd’hui que nourris par de multiples connexions avec d’autres acteurs, d’autres espaces, proches ou lointains » (Bart, 2001: 10). Donner le statut de concept à la notion d’intégration, c’est choisir une construction abstraite permettant de représenter une réalité matérielle et immatérielle qu’est le phénomène

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d’incorporation d’éléments dans une unité reconstruite, la notion d’intégration est une « métaphore spatiale », un mélange dissymétrique entre deux réalités qui produit une nouvelle réalité (Levy, 2003 : 516). Ma préoccupation est de me concentrer sur les relations intramontagnardes et celles entre la montagne et l’extérieur, ce concept s’applique si l’on considère la « rencontre » entre la montagne et le territoire national, celui-ci étant modifié par un massif moins périphérique tandis que ce dernier est à son tour transformé par son caractère plus central.

Je définis l’intégration comme une dynamique qui établit des relations plus étroites entre les parties d’un tout, elle organise des interdépendances dans un tout renouvelé par l’intensification des liens entre des éléments eux mêmes reconstruits par cette dynamique.

Autrement dit, l’intégration signifie le renforcement des liens qui unissent les éléments d’un système et qui établissent des interdépendances entre des points (Bret, 2005). Ce concept peut concerner le massif et l’extérieur, que ce soit les basses terres, le pays, la sous-région, et il peut aussi se référer à l’espace montagnard. À l’échelle du massif, un territoire intégré est un espace qui suppose la cohérence des acteurs, des flux et du territoire. L’intégration territoriale fait le lien entre l’espace et les acteurs et souligne les dynamiques qui l’animent par des flux complexes. Dans une perspective géographique, cette dynamique territoriale s’appuie sur des espaces relativement discontinus qu’elle tend à unir, elle repose sur des acteurs individuels, sur des acteurs collectifs, à travers des relations de pouvoir. J’élabore cette abstraction en en considérant les dimensions sociales, économiques et spatiales.

L’intégration est souvent conçue d’une manière duale, c'est-à-dire avec son opposé, la fragmentation, la marginalisation ; les espaces considérés sont mal intégrés ou marginalisés et cela d’autant plus quand il s’agit des montagnes. Les contraintes physiques (relief, climat) participeraient à leur isolement. Les voies de leur intégration sont nombreuses : politiques volontaristes d’aménagement et dynamiques spontanées des populations comme les mobilités et les valorisations de nouvelles ressources. Les modalités d’ouverture aux grands flux sont diverses, chaque montagne est spécifique et a des logiques territoriales intégrées qui la lie fortement avec la plaine (Bart, 2001). Selon le modèle centre-périphérie, la position géographique de la montagne par rapport au centre explique ses dynamiques spatiales, et le concept de « situation » s’avère pertinent (Sacareau, op. cit.). Le positionnement conditionnerait alors l’intégration de la montagne aux ensembles plus vastes. Cette explication structuraliste souligne l’importance de la proximité aux réseaux urbains et de

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transports, mais néglige peut-être trop la force de dynamiques qui peuvent s’affranchir de l’effet « distance » dans les modalités d’ouverture, surtout quand il s’agit de forces du marché qui ont un rapport ambigu si ce n’est paradoxal avec la distance ; la distance peut être contraignante et augmenter les coûts de transport, et en même temps elle peut être incitative puisqu’elle favorise des prix d’achat bas dans les zones enclavées, dans les situations de monopsone. Le plus souvent, le désenclavement passe par le développement d’infrastructures de transport et de communication pour intégrer la marge ou l’espace enclavé comme cela a été entrepris dans les Alpes. Elle passe également par la valorisation de ressources locales comme le développement de la caféiculture qui a ancré les massifs d’Afrique de l’Est à la mondialisation. L’histoire du peuplement explique aussi la situation de certaines montagnes, nombre de métropoles sud-américaines se trouvent à plus de 3000 mètres et confèrent aux hautes altitudes des rôles centraux. C’est parfois des motivations politiques de contrôle de populations et de leur territoire qui pousse l’État à réduire la périphéricité d’une région par des mesures de colonisation de même qu’il est en cours au Xinjiang, marge continentale, géographique et culturelle de la Chine (Cariou, 2009). La dimension spatiale de l’intégration est au cœur de mon approche géographique mais la notion n’est pas l’apanage de notre discipline.

La notion d’intégration est souvent complétée par des qualificatifs suivant le domaine scientifique. Les questions sur l’intégration ont nourri la pensée sociale de la fin du XIXe siècle, puis T. Parsons a utilisé la notion d’intégration comme une fonction fondamentale que doit remplir tout système d’action afin de maintenir son organisation et une coordination suffisantes de ses parties (Parsons, 1951 in Merlin, Choay, 2000). La sociologie distingue l’intégration sociale et l’intégration systémique, la première mettant l’accent sur ses fonctions normatives (établissement des normes qui articulent les individus et les systèmes de socialisation), la seconde sur ses fonctions d’adaptation (capacités de régulation du système social) (Merlin, Choay, op. cit.). Les idées d’exclusion et de ségrégation font écho à leurs pendants géographiques que sont la fragmentation et la marginalisation. L’intégration dans cette perspective se réfère toujours à l’établissement d’interdépendances et d’incorporation à un nouveau tout.

L’intégration économique associe les enjeux territoriaux, économiques et politiques et s’appuie sur le rassemblement d’entités territoriales. L’objectif dans cette démarche, c’est le regroupement dans le cadre d’alliances économiques et politiques (Union Africaine, East

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African Community, Union Européenne, etc.). L’enjeu fondamental est la question des degrés de l’intégration au marché dans le cadre d’une économie libéralisée. Ce fonctionnement s’opère sur le modèle centre-périphérie, où l’État à base territoriale est la forme primaire du pouvoir. Fernand Braudel, le plus géographe des historiens, a travaillé sur la question des zones moins intégrées à leur centre. Il a proposé le concept d’ « économies-mondes », « une économie-monde occupe un espace géographique donné […] accepte toujours un pôle, un centre représenté par une ville dominante […] toute économie-monde se partage en zones successives […] la partition de toute économie-monde en zones concentriques, de moins en moins favorisées à mesure que l’on s’éloigne de son pôle triomphant » (Braudel, 1985 : 85-86 et 94). C’est un espace économique dominant qui a acquis une cohérence assurée par des infrastructures, l’ensemble complémentaire est économiquement autonome, en d’autres termes, c’est un espace intégré qui garantit des liens entre des points. L’avènement d’un monde multi-polarisé, l’explosion des communications matérielles et immatérielles, etc. ne rendent pas caduque l’analyse faite pour la période moderne, l’organisation du monde est toujours hiérarchisée, que ce soit à grande échelle ou à petite échelle « Mais, dans sa loi, le monde n’a guère changé : il continue à se partager, structurellement, entre privilégiés et non privilégiés. Il y a une sorte de société mondiale, aussi hiérarchisée qu’une société ordinaire, et qui est comme son image agrandie, mais reconnaissable. Microcosme, macrocosme, c’est finalement la même texture » (Braudel, 1985 : 84) d’autant plus que si le capitalisme a bien changé de formes, sa nature demeure fondamentalement intangible. Ces quelques lignes ne sont pas une digression si l’on souscrit aux changements d’échelles et de formes, en somme l’intégration qui nous préoccupe est une illustration, certes à une autre mesure, de la série des « décentrages » et « recentrages » analysés en Europe depuis le cas de Venise à la fin du XIVème siècle jusqu’à nos jours. Ces considérations s’ancrent dans un modèle spatial centre-périphérie et indiquent que les centres et les centre-périphéries peuvent changer, nous revenons ainsi dans le cœur de la problématique. Les montagnes Uporoto sont une marge articulée à Dar es Salaam en fonction de relations hiérarchiques, ses relations sont multiples (politiques, administratives, économiques, etc.) et l’intérêt est d’envisager dans quelle mesure la périphérie peut se recentrer, ou s’intégrer territorialement. Évidemment il n’est pas question d’envisager un décentrage de Dar es Salaam au profit de Mbeya, telle Amsterdam vers Londres, la capitale domine fatidiquement son réseau urbain mais il est intéressant d’envisager le changement de positionnement des Uporoto dans des réseaux d’échange et l’expression territoriale de cette mutation relationnelle à l’échelle du massif et à celle du

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territoire national, les Uporoto, en transition, ne pourraient-elles pas être dans une situation intermédiaire et en voie de recentrage ?

Conformément au modèle explicatif de relations hiérarchiques entre des lieux, l’intégration spatiale est convoquée dans l’analyse spatiale qui considère les spécialisations comme un facteur qui individualise l’unité dans l’ensemble géographique et qui contribue aux différentes complémentarités au sein de l’ensemble (Pumain, Saint-Julien, 2001). Les spécialisations spatiales sont alors des processus de différentiation de l’espace, elles favorisent les interactions et peuvent tendre à l’intégration spatiale. La montagne est pensée par sa relation différentielle avec l’extérieur, son modèle de développement a été fondé sur ses ressources internes vouées à l’extérieur, la montagne est alors un objet propice à la démarche interactionniste. En fonction de l’échelle, en fonction de la détermination des limites des unités, les statuts de centre et de périphérie deviennent ambivalents, Mbeya apparaît comme une périphérie de la Tanzanie tandis qu’elle est un centre polarisant pour les Uporoto, et même au-delà. Le caractère instable des éléments, des réseaux et des systèmes se retrouve sur mon terrain dans les filières agricoles dérégulées, dans les pluriactivités, dans les multiterritorialités, dans la saisonnalité incertaine, etc.

Le schéma ci-dessous présente la décomposition du concept d’intégration territoriale. Cette représentation simplifiée reprend les éléments des paragraphes précédents. L’intérêt des cette figure est de montrer visuellement les liens entre l’abstraction et le terrain, « les indicateurs sont des manifestations objectivement représentables et mesurables des dimensions du concept » (Quivy, van Campenhoudt, 1995 : 121). Cette construction montre la sélection opérée, ainsi, l’accent est mis sur la dimension spatiale et la dimension économique de l’intégration.

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Schéma 1. Décomposition du concept d’intégration territoriale

Les traits changeants, parfois aléatoires des dynamiques de l’objet de recherche, m’ont amené à ancrer mon approche théorique dans le paradigme scientifique de la complexité empreinte de l’approche systémique.