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J’ai à plusieurs reprises insisté sur l’ancrage de la démarche dans une géographie sociale empreinte de la science complexe, et d’aucuns pourraient dire « pourtant, paradoxalement l’acteur n’a pas encore été défini stricto sensu ». Cela s’explique par le fait que l’acteur fait partie des fondements conceptuels de la démarche ; pas encore explicité mais toujours sous-tendu, le concept d’acteur est un élément de la complexité du système social. Les acteurs sont des réalités sociales (acteur individuel, acteur collectif) en interactions permanentes, ils sont pourvus d’une intentionnalité et d’une capacité stratégique autonome, d’une intériorité consciente, d’une réflexivité potentielle, d’une compétence linguistique (Lussault, 2007). Les acteurs sont alors des entités non-isolées, en interactions permanentes avec leur environnement, leurs représentations et leurs actions sont le produit de leur intériorité construite par leurs rapports à l’autre, à l’avant et à l’après. Les acteurs composent avec l’espace et le temps (dimensions de la société), Michel Lussault indique que la dimension temporelle intervient dans la construction des stratégies, celles-ci sont produites par un capital lié à la socialisation à un moment donné et par l’historicité de l’acteur93. Le temps passé, présent et à venir participe aux stratégies, qui prennent en considération l’avenir, ce dernier n’étant pas toujours certain…Les calculs les plus élaborés, les prévisions les plus fines doivent composer avec le caractère aléatoire des événements, justement non prévus. Le principe d’incertitude de la science complexe est illustré par l’incertitude de l’individu comprise comme l’irrationalité, ou plutôt la multi-rationalité, ce que l’auteur souligne à travers le caractère fragmenté de l’individu-acteur ; ainsi l’individu est pluriel, il est habité par des instances complémentaires et parfois conflictuelles. Ces éléments se retrouvent chez des

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cela fait écho à la « Time-Geography » de Torsten Hägerstrand, et son principe d’articulation des trajectoires spatio-temporelles individuelles avec l’environnement social « ainsi que le fonctionnement des lieux géographiques à partir du couple individu/environnement ». Chardonnel S. (s.d.) « Torsten Hägerstarnd », p 2. Article publié sur le site Echogeo, consulté le 13 juin 2013. http://www.hypergeo.eu/spip.php?article540#

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paysans montagnards, la cohésion des occupations apparaît parfois délicate pour les multi-actifs, par exemple pour celui qui est tour à tour producteur, puis commerçant. Il s’agit de considérer les acteurs au-delà de leurs fonctions, un paysan n’est pas que le porteur d’une fonction productive, son « intentionnalité productive » ne répond pas qu’à des objectifs de production économique, sinon pourquoi certains feraient-ils pousser du maïs à des altitudes inconvenables si ce n’est pour satisfaire leur mode de vie traditionnel en dépit des considérations de rendement ou de productivité et encore moins de la rationalité de l’homo

oeconomicus.

Puisque la dimension économique est présente dans la problématique de ce travail, quelques remarques voire des critiques sont adressées à l’égard de la vision économique dominante, en particulier en ce qui concerne le fameux modèle de l’homo oeconomicus94. Il ne s’agit pas de sombrer dans une litanie de blâmes à l’encontre du capitalisme, non plus de louer une fantasmée authenticité de la société non-marchande, mais bel et bien d’envisager l’acteur au regard de sa complexité. Le principe simplificateur de l’individualisme méthodologique repose sur le fait que la société est la somme d’individus indépendants, chacun étant animé par la rationalité économique et le principe de maximisation, « individu rationnel et maximisateur, sans histoire, ni inconscient, ni appartenance de classe, doté d’une information parfaite sur les prix et qui ne réagit qu’à eux » (Rist, 2010 : 51). Or, les individus ne sont pas que des consommateurs, et ils vivent encore moins isolés, ils « sont » en société, c'est-à-dire pris dans des relations multiples, marchandes et non-marchandes, dans des contradictions et dans de nombreuses échelles de temps et d’espace. Ceci étant, l’observation du jeu d’acteur tourne autour de la transaction marchande, la place de l’intérêt économique est alors centrale dans ces échanges. On ne saurait les nier, les remarques précédentes visent à nuancer mon regard de néophyte en économie. L’enjeu est de ne pas se fourvoyer dans de fragiles raisonnements quantitatifs emprunts d’une pseudo-scientificité économique, sans pour autant nier l’importance de l’intérêt économique et de la rationalité des acteurs engagés dans le réseau commercial, fût-elle pure, imparfaite ou contextuelle95. L’hypothèse fait référence à des acteurs qui interagissent dans le cadre du marché, la formulation signale que le marché

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Je profite de ce point pour rappeler que ce travail, par la force des phénomènes observés, emprunte modestement via le cadre d’analyse, des éléments de la discipline économique, qui s’auto-qualifie de « science économique », alors que l’on n’entend pas souvent parler de la « science géographique »…Les remarques dans ce paragraphe du texte s’inspirent de travaux de Gilbert Rist, en particulier de l’ouvrage L’économie ordinaire,

entre songes et mensonges, 2010, Presses de Sciences Po., Paris, 250 p.

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des produits agricoles des Uporoto est un marché qui n’est pas parfait96, cependant, ce qui est en question dans la démarche ce n’est pas une analyse économique du marché mais le jeu des acteurs en rapport avec la circulation des flux liés au commerce agricole. La libéralisation a ouvert la voie à une vaste gamme d’acteurs, dont le pléthorique contingent d’intermédiaires fragmente le marché.

L’acteur est ainsi pluriel et marqué par le morcellement dans ses stratégies et dans ses actions. La fragmentation souligne les différents registres sociaux qui s’entrelacent pour une même action, l’individu n’a pas la même figure dans la société quand il est dans la même existence paysan, élu local, chef de famille. La fragmentation peut se traduire par les passages d’une activité à une autre, voire d’un statut à un autre. Le concept d’acteur renferme de l’ambivalence, de l’équivocité, en fonction des situations interrelationnelles ancrées dans l’espace temps. Cela dit, on comprend que l’acteur n’est pas statique, tout comme la société et ses dimensions. Il sera intéressant d’analyser comment la position sociale d’un acteur peut changer. Par exemple, comment un paysan peut-il devenir agent-collecteur, transporteur ? Quels sont les mécanismes qui font sortir un paysan de l’agriculture? Comment cela s’exprime au niveau des rapports sociaux ? La société montagnarde expérimente-t-elle la dé-paysannisation ? La question du changement de statut d’un individu, peut, suivant un jeu d’échelle, être transposée au changement de la montagne et vice et versa. Autrement dit, comment se manifeste l’intégration des Uporoto au niveau des acteurs individuels et collectifs ? À ce stade de la recherche, on peut imaginer que la sortie des activités agricoles puisse représenter un indicateur de l’intégration à une économie moins rurale, ou plus probablement, que des acteurs parviennent à s’extirper des seules fonctions productives et qu’ils entreprennent des activités commerciales en lien avec l’agriculture, cela se réalisant dans la cadre de l’amplification des échanges et des interactions avec l’extérieur de la montagne.

Ainsi, les acteurs définissent leurs stratégies dans le rapport qu’ils entretiennent avec l’extérieur, les actions ne sont pas anodines, elles sont marquées d’intentionnalités. L’intention de l’acteur est l’expression de sa capacité stratégique autonome et de la tentative

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Dans l’analyse économique classique et dans ses avatars contemporains, un marché parfait est un marché dans lequel la concurrence est pure : l’information est transparente et disponible pour tous les acteurs, le nombre d’acheteurs et de vendeurs est très grand (atomicité) et les produits sont homogènes. De plus, ce type de marché doit être caractérisé par une concurrence parfaite : libre entrée et sortie sur le marchés (des acteurs) et libre circulation des facteurs de production (capital et travail). Ce cas de figure n’existe en réalité pratiquement jamais, pourtant, c’est bien le fondement des théories économiques qui inspirent la plupart des politiques économiques. Ou quand les hypothèses ne sont pas vérifiées et que la théorie dépasse la réalité…

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de mise en coïncidence de ses objectifs avec ses actions (Lussault, 2007). L’intentionnalité des acteurs est soulignée dans la sociologie des organisations à travers les travaux de Michel Crozier et d’Eberhard Friedberg qui montrent que les acteurs individuels élaborent leurs propres stratégies dans le cadre d’un système d’action afin d’améliorer leur position et leur pouvoir, ils sont guidés par cette finalité (Crozier, Friedberg, 1977). Cette démarche d’analyse stratégique, concerne en particulier le monde du travail « cadré » par des organisations telles les entreprises. L’analogie avec la société paysanne des Uporoto est faible, notamment du fait des écarts des « valeurs sociales ». L’organisation entendue dans mon approche ne s’applique pas à l’entreprise, mais au système d’échange. Le monde de l’entreprise, terrain de leurs travaux, ne reflète pas justement les Uporoto, la finalité qu’ils montrent n’est peut-être pas celle que l’on trouve dans le système d’échange des Uporoto. Néanmoins, les notions de stratégies d’acteurs et de pouvoir demeurent intéressantes transposées à la systémique complexe dans laquelle on peut les considérer comme facteurs d’auto-organisation du système.

L’hypothèse induit les relations de pouvoir puisqu’elle fait mention « du contrôle des flux par des acteurs occupant une place stratégique à des nœuds du réseau ». Les jeux d’acteurs s’articulent autour des transactions liées au commerce des productions agricoles. L’analyse de la négociation du prix et l’accessibilité à l’information sont des entrées pertinentes pour aborder ces questions de pouvoir. Dans ces relations sociales particulières, la différence de capital entre deux acteurs génère une dissymétrie de pouvoir. Le capital est constitué du potentiel de réflexivité, de compétences linguistiques et de capacités à agir, il est constitué par et pour la socialisation, pour un même individu, ce capital varie selon le moment et selon le milieu social de l’interaction (Lussault, 2007). Prenons l’exemple d’un intermédiaire, face à un paysan démuni d’information, le premier exerce son pouvoir de négociateur informé, tandis que ce même intermédiaire pressé de vendre des denrées périssables peut ne pas être en position de force face à un grossiste97, telle est l’ambivalence, la pluralité du capital social inscrit dans des situations spécifiques. Les rapports de pouvoir peuvent dans certains cas priver des individus de leurs potentiels de choix. Michel Lussault considère ces « acteurs défectueux » comme des« agents ». Cette amputation est rarement définitive, généralement elle s’opère sur un laps de temps, en fonction de circonstances particulières. Cette défection de pratique réflexive se révèle d’autant plus durable que le

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du fait de l’état du marché, de la périssabilité du produit, de la situation économique de l’intermédiaire, des crédits engagés, etc.

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capital initial était moindre. Sans aller jusqu’à la rhétorique de l’aliénation des masses productives par les dominants (quoiqu’elle opère toujours sous d’autres formes), la problématique de l’accès au marché fait ressortir un contraste de statut entre les acteurs du système d’échange.

Les acteurs que le cadre conceptuel se propose d’analyser sont les producteurs, les intermédiaires, les commerçants, les transporteurs, et l’État à travers des administrations ; ils sont les cas échéants appréhendés au niveau individuel et/ou collectif. Comme il a été indiqué plus haut, nombre d’entre eux sont caractérisés par la multi-activité et les pluri-territorialités, brouillant de la sorte les pistes et les catégories fonctionnelles. L’observation tourne autour des échanges liés aux transactions commerciales, ces dernières s’opérant pour une grande part dans les marchés. Une proportion difficilement comptabilisable des échanges se réalise hors des cadres des places marchandes formelles, nombre de transactions s’accomplissent en bord de champs. Le concept d’acteur permet d’analyser les rapports de force dans les chaines de commercialisation, mais aussi d’appréhender comment ceux-ci créent un réseau d’échange via la dimension économique et la dimension spatiale des acteurs.

Selon notre conception multidimensionnelle de la société, celle-ci comprend une dimension spatiale qui « regroupe l’ensemble des manifestations de l’existence du problème de la distance et du déplacement » (Idem :39). La société peut se penser au niveau du tout ou au niveau des individus, le concept d’acteur autorise, par une analogie à un jeu d’échelle, à penser la société par les acteurs individuels et par les acteurs collectifs. Les relations à l’espace d’un commerçant ambulant, d’un paysan seront considérées par leur flux contraint par l’accessibilité au marché. Suivant le paradigme actoriel « l’action individuelle et collective est tout à la fois organisatrice et organisée par l’espace » (Lussault, in Levy, Lussault, op.cit. :40). L’hypothèse suppose que des acteurs contrôlent les flux du fait de leur position stratégique à des nœuds, en filigrane se pose la question « qui constitue et comment se constitue ce réseau ? », c’est ce que se propose d’analyser ces deux hypothèses articulée avec les trois autres dans le souci de ne pas présumer de la primauté d’une dimension sociétale sur une autre.