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Selon le peintre russe Vassily Kandinsky (1866 – 1944), la couleur blanche « sonne comme un silence qui pourrait subitement être compris », agissant « sur notre âme (psyché) comme un grand silence, absolu pour nous. Il résonne intérieurement comme une absence de son dont l’équivalent peut être, en musique, le silence, ce silence qui ne fait qu’interrompre le développement d’une phrase sans en marquer l’achèvement définitif » 62.

Bien que Tom Tykwer n’évoque pas plus la question du silence que n’importe quel réalisa- teur lambda, et certainement pas comme compositeur, nous verrons que l’absence de son distinctif, au même titre que le blanc pour Kandinsky, tient une grande place dans la mise en scène de ce cinéaste et que sa fonction est particulièrement bien définie. Nous tenterons de mettre en évidence les subtilités de son usage, à travers l’exploration de quelques sé- quences de ses films où, paradoxalement, c’est le son à très bas volume qui nous permet d’affirmer la présence du silence.

Par notre analyse de son usage chez Tykwer, nous constaterons que le cinéaste l’utilise comme élément de rupture de registre dont l’incidence dramatique dépend des éléments sonores identifiables qui lui précèdent et lui succèdent, rappelant le principe d’instauration d’un silence ou d’un « blanc » par un orateur au milieu de son discours, afin de capter l’attention de l’auditoire.

Tykwer attribue aussi au silence le rôle de conscience naviguant dans une dimen- sion que nous nommerons « extrafilmique » 63. A l’instar d’un Kubrick qui accorde un silence

62 KANDINSKY, Vassily. Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier. Gallimard. Trad. par Nicole

DEBRAND et Bernadette du CREST. Paris : Denoël-Gonthier, 1 janvier 1988, p. 155. Folio essais.

63 Nous n’employons pas ce terme dans le sens d’une réalité matérielle qui existe en dehors du film, mais d’une

réalité spirituelle qui existe en dehors de l’action filmique ou du profilmique. Chez Tom Tykwer, la dimension extrafilmique abrite une musique inconditionnée par ce qui ressort du tournage et du montage, et qui incarne la source émotionnelle, vibrationnelle de la diégèse et, en particulier, celle des entités profilmiques. S’il avait lieu de la matérialiser, elle correspondrait au support audio.

spécifique à chaque lieu dans 2001, nous verrons que Tykwer procède de la même logique. Il attribue une texture en fond sonore à la lisière entre le silence et le bruit continu, une signature timbrale spécifique aux espaces caractérisés par une forme de nébulosité, comme s’ils avaient leur propre conscience, leur âme 64, faisant écho à la pensée d’un Michel Poizat

sur la musique comme langage du silence :

« La musique nous renvoie ainsi à un Autre du langage, silencieux, à la fois apaisant et angoissant. Et la caractérisation sonore la plus parfaite de ce silence même de la mu- sique, c’est en toute logique le son le plus continu possible qui tente de la matérialiser comme nous le donne à entendre le final du Moïse et Aaron, l’opéra resté inachevé de Schönberg. […] Il est, d’une certaine façon, le pendant du silence originel qui préside à

L’Or du Rhin de Richard Wagner » 65.

Nous verrons qu’une corrélation entre inertie du visuel et silence se manifeste concrètement dans la mise en scène du cinéaste, partisan du temps de stupeur, de saisisse- ment de ses personnages, de léthargie entre deux périodes « musclées », de jeu entre action et inaction générant une pause absente de la temporalité diégétique 66 du film, que nous

appelons : « hors-temps ». Nous analyserons la façon dont le silence devient l’outil drama- turgique de la pause temporelle chez Tykwer, son adoption s’inscrivant dans un processus de dramatisation cinématographique au même titre que n’importe quelle musique destinée à l’image.

Dans un premier temps, nous constaterons que le silence n’est pas créateur de hors-temps dès lors qu’il est allié à l’action. Au contraire, il tend à provoquer un retour à une réalité spatiotemporelle qu’il renforce. Ensuite, nous porterons un regard sur le rôle de l’immobilité en musique. Puis nous étudierons la conjonction synesthésique des deux éléments, silence et immobilité, qui génère une mise en abyme du temps. Cette alliance comme vecteur d’un ailleurs temporel, intervient dans deux types de situations : comme rupture de registre après un choc et comme arrière-fond sonore dans la continuité des

64 En son sens premier : « principe de vie », « principe transcendant à l’homme », dans ÂME : Définition de ÂME

[en ligne]. [S. l.] : [s. n.], [s. d.]. [Consulté le 21 février 2017]. Disponible à l’adresse : http://cnrtl.fr/definition/ame.

65 POIZAT, Michel. Le silence sourd. BELLE-ISLE, Francine (dir.), Protée: théories et pratiques sémiotiques. 2000,

Vol. 28, no 2, p. 14.

66 Nous nous accordons à la définition d’Etienne Souriau: « Qui concerne la diégèse, c’est-à-dire tout ce qui est

censé se passer, selon la fiction que représente le film ; tout ce que cette fiction impliquerait si on la supposait vraie », SOURIAU, Étienne et SOURIAU, Anne. Vocabulaire d’esthétique. 3e éd. Paris : Presses Universitaires de

événements. Enfin, nous verrons que la fabrication d’une atmosphère basée sur le silence, soit simplement par des prises son afilmiques 67 lors du tournage, soit artificiellement, peut

non seulement tenir la même fonction qu’une musique de soutien, mais aussi avoir une symbolisation précise. Nous remarquerons en outre que Tykwer arrive à suggérer la quié- tude, la tranquillité, l’absence de toute perturbation sonore, donc le silence, avec la mu- sique, dans un esprit renvoyant à la pensée de Michel Poizat selon lequel « il est normal de retrouver associés silence et continuum sonore, puisque […] la discontinuité est au contraire une caractéristique fondamentale de tout système linguistique » 68.

Comme annoncé en introduction de thèse, nous préciserons le point de départ de chacune des séquences observées, afin que vous puissiez lire ces dernières tout en visionnant la scène concernée, tirée des films de Tom Tykwer que vous trouverez sur la carte SD, en annexe.

I.A.2 Séquences témoin issues du cinéma de Tom Tykwer

I.A.2.a Silence et immobilité séparés

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