• Aucun résultat trouvé

Tykwer nous place au cœur d’une mise en abyme de la temporalité de ses films en corrélant l’inertie visuelle au silence. Comme exemples de silence et d’immobilité corré- lés dans la continuité des événements, nous aurions pu citer les séquences mises en paral- lèle, exposant les situations respectives de Théo et de René après l’accident, dans Les

rêveurs, de même que la scène durant laquelle Sissi se retrouve enfin seule avec l’homme de

ses rêves dans la chambre d’hôpital de La Princesse et le guerrier, ou quand Hanna, Simon et Adam sont filmés successivement sur fond blanc dans 3, ou encore lorsque Jean-Baptiste Grenouille, arrivé sur l’échafaud, lâche son mouchoir imbibé de parfum, dans la foule extasiée, dans Le parfum. Nous observerons simplement la séquence de 3 durant laquelle Hilde annonce son cancer à son fils, en présence d’Hanna, celle de la dispute entre Rébecca et Marco dans Les rêveurs, le moment où Lola se retrouve face à son père dans Cours, Lola,

cours, ainsi que la séquence durant laquelle le Consultant et Salinger sortent du musée

Guggenheim de New-York, après l’éclatante fusillade.

3 : Hilde annonce son cancer

Hanna, Simon et sa mère, Hilde, sont attablés dans la salle à manger. Hilde an- nonce qu’elle a un cancer du pancréas, à 20mn 14s du film. Cette annonce est prononcée sans aucune musique « pathétisante » ni aucun élément sonore extradiégétique, dans un champ contre-champ entre Simon et Hilde, excluant Hanna, la caméra étant de surcroit située à l’opposé de cette dernière par rapport à l’axe établi entre la mère et son fils. La

stupéfaction est signifiée par le découpage et le silence. Trois plans suivent cette annonce,

deux plans rapprochés poitrine, respectivement de Simon regardant sa mère et d’Hanna l’observant également, et un plan plus large des trois personnages attablés. Dans ces trois plans, les personnages sont immobiles et le silence est total, hormis le fond de souffle de la prise directe. Ce n’est qu’après ce moment d’immobilité conjoint au silence que Simon prend la parole. Voici donc un exemple caractéristique d’un hors-temps, lié à un moment de stupéfaction instauré par Tykwer, dans lequel l’immobilité a valeur de silence et vice-versa.

Les rêveurs : la dispute entre Rébecca et Marco

Marco arrive en boite de nuit et découvre Rebecca entrain de danser dans les bras de René. Par jalousie, il donne un coup de poing à René, à 1h 34mn 19s du film, et sort du pub en tirant sa compagne par le bras. Rebecca et Marco continuent à se disputer dans la rue. Des pauses entre les répliques rythment le conflit. Arrivés à la maison, le premier élément sonore important de leur face-à-face est le silence. Suite à un premier silence accompagnant les personnages qui entrent, s’asseyent à bonne distance dans la chambre, et restent impassible, Rebecca dit à Marco : « Ok, parlons », ce qui laisse place à un nouveau silence sur leur immuabilité respective. Ce n’est que quelques secondes plus tard que la musique intervient crescendo, commençant par un riff de percussions mélodiques en fond sonore, sur un tempo de 125 bpm, et continue à se développer par l’ajout de notes au timbre de bawu, sur une première ellipse se matérialisant par un fondu enchaîné sur le

même cadre nous montrant les personnages endormis dans leur espace respectif, immo- biles.

Cours Lola, cours : Lola face à Papa

Lola, qui doit trouver 100 000 marks pour aider son petit ami Manni, prend en otage son père, patron de banque, et menace de le tuer si la banque ne lui verse pas la somme en espèce et sans délais.

Lola, pistolet en main, et son père se trouvent dans l’enceinte du guichet, en compagnie de Kruse, le guichetier auquel elle aura sommé de donner l’argent. La caméra est

instable, manifestement portée. Les deux axes caméra soulignés par le champ contre-champ ont pour point commun la protagoniste, en l’occurrence, d’une part, Lola et son père et, d’autre part, Lola et Kruse. Un plan plus large filme les trois personnages, caméra toujours du côté de Lola. La jeune femme est donc au centre du découpage. C’est elle qui dirige, sous une musique composée d’aménagements mélodiques électroniques sur une base rythmée par un riff de batterie et une bassline, sur un tempo de 140 bpm.

L’argent restant en caisse ne dépassant pas les 88 000 marks, Kruse descend dans la salle des coffres chercher le complément. A ce moment, seules restent la bassline jouant la note de sol# à la croche et un riff synthétique qui tourne autour de la même note dont le timbre varie continuellement en fonction du filtre de la bande passante qui lui est appliqué. Lola, pointant le pistolet sur Papa tout en regardant fixement ce dernier, n’est alors plus centralisée dans le découpage puisque les valeurs de plans, rapproché taille et gros plan, se succèdent corrélativement sur la jeune femme comme sur son père qui s’assied entre-temps, dans un champ contre-champ simple, à travers une caméra toujours aussi instable. Pour l’essentiel, l’inertie s’est installée, puisqu’il ne se passe rien, aucune action, aussi minime soit-elle, faisant évoluer l’intrigue, si ce n’est qu’à un moment donné le père s’assoit. C’est sur ce « soupir » que le silence s’instaure, à 46 mn 18s du film. La musique

s’estompe doucement, laissant place uniquement au bruit de fond d’ambiance de la prise directe d’où se détache la respiration forte de Lola.

Enfin, le bruit de sonnette off rompt quelque peu l’immobilité ambiante. Kruse sort de l’ascenseur, traverse le hall, s’introduit dans la salle du guichet, se dirige vers la caisse et compte à nouveau les billets, ce qui, dans un premier temps, enrichit la piste d’ambiance par les bruits de pas et de manipulations d’argent, le silence extradiégétique restant de mise. Ensuite, Kruse, ayant fini de compter, prononce : « 100 000 ». Les plans serrés sur les visages, les mains maniant les billets, vidant le sachet de la corbeille et y mettant l’argent sont privilégiés, et le silence extradiégétique se rompt progressivement par une nappe synthétique analogique en fond sonore.

Un dernier moment d’immobilité, léger, désormais non silencieux puisque le vo- lume de la nappe de fond monte graduellement, s’installe lorsque Lola regarde son père une dernière fois et lui dit : « Tchao Papa ». L’accent est finalement porté sur la solitude de l’homme. En effet, Lola, filmée en gros plan par une caméra instable, se retourne et sort du champ, laissant donc un espace vide de sa présence, avant que le réalisateur n’enchaîne sur le plan rapproché poitrine du père, seul dans le cadre, le regard vague. C’est sur ce regard que le silence extradiégétique prend fin. Un nouveau pattern basé sur une bassline et un riff de batterie s’actionne, joué sur un tempo de 136 bpm. Il évoluera au fur et à mesure de la course de Lola qui sort vitement de la banque.

L’enquête : « I’m calling from the Dark Side »

Pour rappel, l’agent Salinger enquête sur le rôle de la banque IBBC dans une af- faire de contrat d’armement international. La scène que nous observons, située à 1h 18mn 25s du film, représente l’épilogue de l’éclatante fusillade ayant eu lieu au musée Guggenheim de New-York. La tuerie se termine par une action décisive du protagoniste. Salinger tire sur le vitrail du toit et le treuil d’où sort une chaîne sur laquelle sont accrochés les grands panneaux en verre suspendus. Ceux-ci tombent sur les assaillants situés dans le hall du rez-de-chaussée, et les écrasent dans un vacarme assourdissant.

Une panoplie de valeurs de plans est utilisée pour montrer la chaîne qui se dé- tache du treuil et les panneaux qui tombent en deux temps et jusqu’à six plans en quatre secondes nous montrent les tableaux s’éclater au sol et sur les agresseurs. Ensuite, le spectateur est placé du point de vue des deux bandits situés plus haut sur la rampe, qui constatent les dégâts, à travers une alternance de plans suivant l’axe entre ces assaillants, filmés chacun en plan rapproché poitrine et contreplongée, et les corps inanimés de leurs

collègues au sol filmés soit en raccord regard, soit avec amorce. La résonance du tintamarre

s’estompe entre les murs du musée et instaure un silence dans lequel nous évoluons tou- jours du point de vue des deux tueurs à gages restants, scrutant les environs, filmés en- semble dans le même cadre ou seuls, sous différents angles de prise de vue. Mitraillette en main, ces personnages restent strictement à leur position, et ceci tant que le silence n’est pas rompu. C’est la sonnerie du téléphone portable d’un visiteur, répétant : « I’m calling from the Dark Side », avec la voix de Darth Vader, antagoniste emblématique de la saga Star

Wars, qui rompt le silence. Il provoque le sursaut des tueurs qui se retournent aussitôt vers

la source du bruit et visent le jeune homme au téléphone mobile qui, dans un geste de panique, le fait tomber en voulant l’éteindre trop précipitamment. Dès lors que le silence est

rompu, le statisme des tueurs à gage l’est aussi et ils recommencent à descendre la rampe. La caméra sur grue passe des deux tueurs en plan moyen, à Salinger situé au ni- veau en dessous, qui aide le Consultant touché par balles à marcher. Ils se dirigent en catimini vers la sortie. Un dernier plan sur les tueurs filmés en plan rapproché poitrine, mitraillettes à bout de bras, passant devant un visiteur apeuré au sol, laisse entrer en fondu le motif répétitif joué à la harpe, qui continue à se développer et monter en volume sur les deux derniers plans de la séquence qui montrent Salinger et le Consultant sortir du musée.

I.A.2.c De l’âme des espaces

Tykwer personnifie des espaces en leur attribuant des vibrations spécifiques, un peu comme si le lieu en lui-même dans lequel évoluent les personnages dispose d’une identité propre, comme s’il est habité ou incarné par une conscience, qu’il possède une âme. Un certain nombre d’exemples de textures sonores dédiées aux espaces s’offre à nous, tel que celles des couloirs chez Tykwer, celui de la maternité dans Maria la maléfique comme celui de l’hôpital dans Les rêveurs, ou celle de la salle d’opération dans ce même film, celle

de l’espace mental réduit de Salinger après qu’il s’est reçu un violent coup de rétroviseur de camion sur le crâne, après avoir traversé dangereusement la route, ou encore celle de la morgue, dans L’enquête.

Nous choisissons d’évoquer deux espaces à l’atmosphère sonore spécifique et si- gnificative des actions qui s’y déroulent, à savoir la salle de bain et la cage d’escalier de

Outline

Documents relatifs