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Se poser la question de la correspondance de la musique avec l’image chez les réalisateurs-compositeurs revient plutôt à s’interroger sur le rapport de leur musique, en tant que compositeur, avec leur image, en tant que réalisateur. A nouveau, « réalisateur- compositeur » ne semble pas être un critère de catégorisation. Les ressources des réalisa- teurs-compositeurs semblent généralement plus intuitives, venant de l’intérieur, provenant d’acquis propres et selon l’inspiration du moment. L’acte de composer tend volontiers vers l’égotisme, s’attachant moins aux composantes techniques et universelles d’un scénario (caractéristiques des personnages, époque, lieu, construction par leitmotiv, etc.) et au déploiement de la musique au sein du film qu’au résultat d’une expression personnelle, ce qui nous amène à relativiser l’image de « l’auteur total » comme gage d’alliance ultime entre découpage technique et partition musicale. Pour autant, bien qu’un réalisateur, en compo- sant lui-même la musique de son film, semble moins enclin à partir d’entités liées à la diégèse du film ou à chercher des références extérieures, cela ne permet pas de les catalo- guer.

En explorant l’évolution de sa musique sur ses quinze longs métrages réalisés entre 1974 et 2001, nous constatons que John Carpenter passe par divers styles de mu- siques. Il commence par des sonorités électroniques caractérisant Dark Star (1974). Il continue avec des mélodies simples au synthétiseur avec Assaut (1976). Pour Halloween (1978), il s’exerce à une mélodie minimaliste à cinq temps, répétitive et lancinante, pour désigner « la menace », thème devenu célèbre depuis. Ce style minimaliste et répétitif prend des accents de toccata avec The Fog (1980), et l’usage du synthétiseur devient plus pop à partir de New York 1997 (1981) avec un rythme binaire joué à la batterie électronique. Le thème de New York 1997 sera d’ailleurs repris dans une version plus rock pour Los Angeles

2013 (1996). L’antre de la folie (1994) sera aussi caractérisé par un Carpenter rockeur, dont

le style prendra des accents de heavy metal avec Ghost of Mars (2001). Quant à Invasion Los

Angeles (1988), il est caractérisé par un style blues et des improvisations à la guitare élec-

trique et au clavier, entre autres, tout comme Vampires (1998), sorti dix ans plus tard. Le genre minimaliste réapparait dans The Thing (1982) dont le thème principal mêle une simple double note de basse qui se répète sur un tempo andante, accompagné de nappes synthé- tiques. Nous retrouvons ce style dans le Prince des ténèbres (1987), dans lequel une note de

basse marque le tempo sur trois autres jouées au début de chaque mesure, accompagnées de bouts de mélodies, sonorités de pad et divers bruitages. Enfin, la musique se veut orches- trale tout en restant synthétique dans Le village des damnés (1995).

Entre musique électronique, pop, rock, blues et metal, qui semblent davantage correspondre à l’évolution de la personnalité du compositeur qu’aux besoins des films s’y rattachant, John Carpenter est le prototype du compositeur qui écrit, avant tout, sa mu- sique. Il se situe à l’opposé du compositeur classique qui tient compte des personnages, de l’époque, du lieu, de tout autre élément diégétique et, surtout, des desiderata du réalisa- teur, pour en écrire la musique.

Cette constatation semble se vérifier chez les autres réalisateurs-compositeurs dont nous avons exploré les œuvres. Pour exemple, sur les 3 films dont il a composé la musique, Tobe Hooper se montre adepte du pastiche. La musique de Massacre à la tronçon-

neuse 2 (1986) se présente comme un recyclage, sur le plan structurel, de la musique de

Bernard Hermann pour Psychose (1960) d’Alfred Hitchcock, joué le long du film par une unique sonorité de synthétiseur, une nappe de synthèse analogique. Cette musique répond tant à des éléments diégétiques du film qu’au désir « d’amusement » du réalisateur. Woody Allen, compositeur, clarinettiste féru de blues et de jazz, compose spécifiquement le style de musique jazzy qui lui plait pour cette satire futuriste Woody et les robots, seul film dont il écrit la partition. Les styles de Clint Eastwood ou d’Emir Kusturica sont avant tout influencés par leurs origines personnelles, et lorsque le réalisateur indien Satyajit Ray dit qu’il utilise de la musique européenne, qu’il se sent influencé notamment par la période romantique, à commencer par Beethoven (1770 – 1827), il ajoute aussitôt :

« Notre musique [orientale] n’est pas filmique. Elle est ornementale. C’est une ara- besque. La forme n’est pas dramatique. Elle démarre sur un rythme et un tempo très simples. Elle commence lentement et finit rapidement. Il n’y a pas de variation entre les deux. Il y a ce début lent, ça accélère un peu, puis plus, et à la fin un grand crescendo, un mouvement rapide, une agitation. C’est comme la structure d’un temple. Il y a la base, le filigrane, toute l’ornementation, puis l’apex, le sommet » 363.

II.A.2.b Avec le personnage

Du leitmotiv

Selon Michel Chion : « Le leitmotiv wagnérien emploie des personnages, des lieux, des forces de la nature, des abstractions, des actions aussi bien que des objets symbo- liques qui ne sont pas sans rapport avec les images de mémoire et qui en opèrent la trans- position sur le plan sonore » 364. Pour Theodor Adorno :

« Le leitmotiv de Wagner fonctionne déjà comme une marque de fabrique permettant de reconnaître personnages, sentiments et symboles. […] C’est le moyen le plus grossier d’élucidation, une sorte de fil conducteur pour un public sans formation musicale […]. L’art total de Wagner, le théâtre-exposition néoromantique de Reinhardt, les poèmes symphoniques de Liszt et de Richard Strauss […] ces tendances ont trouvé leur aboutissement dans le cinéma comme source du drame, du roman psychologique, du roman-feuilleton, de l’opérette, du concert symphonique et de la revue » 365.

La référence au compositeur allemand Richard Wagner (1813 – 1883) et au prin- cipe du leitmotiv pour souligner l’évolution dramatique des personnages au cours de l’intrigue du film, prend rapidement son essor aux Etats-Unis durant l’avant première guerre mondiale, dès lors qu’il est question de recherche de concordance entre images et musique, comme en témoigne le journal Moving Picture World considérant que « tout comme Wagner ajustait sa musique aux émotions 366 […] la même chose devra être faite à l'égard du ciné-

ma » 367. Pour rappel, le terme de leitmotiv 368 appliqué à la musique semble naître en 1865

avec le critique musical autrichien August Wilhelm Ambros (1816 – 1876) pour désigner des

364 CHION, Michel. La musique au cinéma. Paris : Fayard, 1 mai 1995, p. 222.

365 Cf. ADORNO, Theodor W., EISLER, Hanns et HAMMER, Jean-Pierre. Musique de cinéma. Essai. 13 juin 1997.

Paris : L’Arche, 1969 ; Repris dans: BLANCHARD, Gérard. Images de la musique de cinema. Paris : Edilig, 1984, p. 215.

366 Pour en savoir davantage sur l’impact de Wagner sur la musique et le cinéma aux Etats-Unis, nous vous

proposons : PAULIN, Scott D. Wagner and the Fantasy of Cinematic Unity. Dans : BUHLER, James, FLINN, Caryl et NEUMEYER, David, Music and Cinema. Wesleyan University Press. Hanover/London : [s. n.], 2000, p. 58‑84.

367 THE MUSEUM OF MODERN ART LIBRARY. Moving Picture World (Jan-Jun 1910). New York : Chalmers

Publishing Company, 1910, p. 590. [Consulté le 13 février 2016]. Disponible à l’adresse : http://archive.org/details/movinwor06chal.

œuvres de Wagner et de Liszt 369, avant qu’il ne devienne le cheval de bataille de l’écrivain

allemand Hans Von Wolzogen (1848 – 1938) dans ses analyses des œuvres du précurseur de la musique de film, soulignant que certains aspects de ce principe existent depuis au moins la fin de la renaissance avec la Camerata fiorentina 370.

Nous rattachons les œuvres prévoyant un déploiement mélodique sous forme de leitmotiv à des compositeurs dits post-wagnériens tels que Max Steiner (1888 – 1971), compositeur pour la RKO puis la Warner, Herbert Stohart (1885 – 1949), compositeur pour comédies musicales à Broadway puis directeur musical de la MGM, mais également Charles Previn et David Raksin chez Universal, Victor Young chez Paramount, Cyril Mockridge pour la Fox, Erich Wolfgang Korngold pour la Warner et, plus récemment Jerry Goldsmith, Howard Shore, John Williams, Danny Elfman, etc.

Indépendamment de la question du motif conducteur au cinéma, qui se concré- tise généralement par des recyclages du principe du leitmotiv originel tel que Wagner le développe par exemple dans sa tétralogie L’anneau du Nibelung (1869 – 1876), d’ordinaire, les compositeurs s’inspirent des caractéristiques des personnages principaux car l’identification du spectateur au protagoniste permet de créer l’empathie, comme Michel Chion le décrit : « Ce que la musique traduit le plus facilement et richement, c’est le flux changeant des émotions ressenties par un personnage » 371.

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