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Notre étude de l’utilisation récurrente de bruits particuliers par Tykwer, rappe- lant la définition de la musique comme « son organisé » 244 par Edgar Varèse, « premier à

“composer” les sons au lieu d’écrire des notes de musique » 245 selon le compositeur grec et

mathématicien, Iannis Xenakis (1922 – 2001), nous a permis non seulement de déceler un arsenal d’outils dramaturgiques sonores, mais aussi de découvrir une mythologie répondant à une sémantique précise, des sons spécifiques par leur timbre et leur rythme qui font sens, au même titre que les usages du silence que nous avons étudiés précédemment. De la sorte, nous espérons avoir apporté un éclairage nouveau sur l’esthétique de ce cinéaste appliquant à sa réalisation des procédés d’intégration de ces sonorités dont la signification est définie au préalable. Tykwer ouvre ainsi les horizons d’un processus synesthésique qui transcende la

244 Cf. Projet pour « Espace » (1941), in VARESE, Edgar. Ecrits. Paris : Christian Bourgois, 24 mai 1993.

245 XENAKIS, Iannis. Le déluge des sons. Le Nouvel Observateur. Novembre 1965, no 53, p. 38‑39 ; Repris dans:

dimension profilmique propre à chaque séquence du film, en accédant à une dialectique extrafilmique 246 composée du tic-tac pour le temps, du chuchotement pour le mental, du

battement cardiaque pour la vie, du souffle pour la mort et du splash pour l’évasion de l’esprit.

Ces cinq éléments émergeant du silence éthéré, qui forment la « musique du bruit » du cinéaste, faisant écho à la « musicalisation des bruits » de Russolo, tout en leur donnant un sens dramatique et symbolique, constituent des substrats d’une conscience qui évolue parallèlement à la matérialité filmique. Même en étant légitimée par celle-ci, comme par exemple avec la trotteuse du réveil pour justifier physiquement la présence sonore du tic-tac, ce n’est pas cette correspondance directe avec l’objet diégétique 247 qui importe mais

le sens donné à cette sonorité spécifique qui s’accorde en l’occurrence au rapport des personnages au temps, Maria dans un éternel recommencement, Lola dans une course effrénée contre la montre ou Sissi en recherche d’apaisement. De même que le chuchote- ment symbolise l’activité cérébrale des personnages à un niveau différent de ce qu’ils entendent réellement, les sonorités de souffle, notamment pour simuler une conscience vibratoire des espaces dans lesquels les protagonistes évoluent, n’ont pas de rapport avec la profilmie 248 en elle-même. Ils se situent par-delà le spectrum, disons de la réalité matérielle

profilmique, au même titre que d’autres dimensions que les quatre dans lesquelles nous évoluons (y, x, z, t) 249 nous sont matériellement imperceptibles alors même que les expé-

riences d’intrication et de non-localité de physique quantique auront démontré l’existence. Elles concernent un au-delà qui, dans le cas présent, se situe au niveau du rapport entre le créateur, Tom Tykwer, et le spectateur. De même, nous avons constaté que la sonorité du

246 Nous n’employons pas ce terme dans le sens d’une réalité matérielle qui existe en dehors du film, mais

d’une réalité spirituelle qui existe en dehors de l’action filmique ou du profilmique. Chez Tom Tykwer, la dimension extrafilmique abrite une musique inconditionnée par ce qui ressort du tournage et du montage, et qui incarne la source émotionnelle, vibrationnelle de la diégèse et, en particulier, celle des entités profilmiques. S’il avait lieu de la matérialiser, elle correspondrait au support audio.

247 Nous nous accordons à la définition d’Etienne Souriau: « Qui concerne la diégèse, c’est-à-dire tout ce qui est

censé se passer, selon la fiction que représente le film ; tout ce que cette fiction impliquerait si on la supposait vraie », SOURIAU, Étienne et SOURIAU, Anne. Vocabulaire d’esthétique. 3e éd. Paris : Presses Universitaires de

France - PUF, 8 septembre 2010, p. 240.

248 Ensemble de ce qui est profilmique: « Tout ce qui existe réellement dans le monde […] mais qui est spécia-

lement destiné à l’usage filmique ; notamment : tout ce qui s’est trouvé devant la caméra et a impressionné la pellicule », par Etienne Souriau, dans SOURIAU, Étienne et AGEL, Henri. L’univers filmique. Paris : Flammarion, 1953, p. 3 ; « A dire de toute réalité objective offerte à la prise de vues, et particulièrement de ce qui est spécialement créé ou aménagé en vue de cette prise de vues », dans ibid., p. 240.

battement de cœur correspond moins à celle pouvant être perçue physiquement par le personnage qu’à l’essence véritable de l’énergie de vie (Eros) que Tykwer souhaite mettre en évidence. Tout juste peut-on admettre que la sonorité de splash ou plouf, pour signifier l’évasion vers un ailleurs, tient sa correspondance de l’idée matérielle de vagues sur une plage, dans Maria la maléfique, la protagoniste rêvant d’échapper à sa condition de vie qui l’oppresse.

En somme, les répercussions symboliques de l’élément « bruit » d’un film à l’autre ne peuvent s’observer que parce que Tykwer se les transmet à lui-même comme réalisateur. C’est en tant que réalisateur-compositeur ou, plus exactement, comme créateur de la matière auditive multidimensionnelle de ses réalisations, qu’il arrive à développer une mythologie originale de l’ambiance sonore de sa filmographie dans sa globalité, à travers une sémantique qui lui est propre et que nous retrouvons dans l’usage de figures musicales élémentaires dont la finalité est très similaire à celle mise en avant avec le bruit. Ainsi, les différentes sortes de bruits, se faisant les alliées respectives de chaque entité métaphysique que nous avons examinée, non seulement s’inscrivent dans une dimension parallèle aux épreuves qu’endurent les personnages au sein de l’intrigue du film sans se référer à la matière profilmique, mais transcendent l’idée de frontière avec les autres éléments de la bande son, ce qui semble de nature à reconsidérer les questions liées à la concordance de l’image et du son, aux idées d’accord ou d’opposition entre audio et visuel, aux concepts de pléonasme ou de contrepoint entre musique et cinéma. En effet, si la bande son organisée, au sens varèsien du terme, ne se réfère pas au filmique ou au profilmique, comment peut- elle lui être concordante ?

II

Sur la concordance entre

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