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Dépassant ce non-sens lexical relatif à la translation sémantique du mot « con- trepoint » au cinéma sans le transfert de sa définition, Michel Chion nous explique la confu- sion qu’induit l’idée d’une opposition entre musique et images au cinéma, tout comme celle d’harmonie :

« L’application au cinéma de la notion de contrepoint est […] un placage résultant d’une spéculation intellectuelle, plutôt qu’un concept vivant. La preuve en est que l’on s’est très vite embrouillé dans ce parallèle, jusqu’à l’employer à contre-sens, et que beaucoup des exemples donnés comme modèles de contrepoint étaient en toute rigueur des cas d’harmonie dissonante, puisqu’ils témoignaient juste d’une discordance ponctuelle entre une image et un son, relativement à leur nature figurative. Nous-même, s’il nous arriva d’utiliser la métaphore musicale, nous ne devons pas en être dupes : le terme d’harmonie ne rend pas compte non plus de la spécificité du phénomène audio- visuel » 322.

A « contrapunctique » et « pléonastique » (ou « redondant »), il substitue, judi- cieusement nous semble-t-il, la terminologie « empathique » et « anempathique », notions qui instaurent une forme de dialectique entre l’image et la musique, et que nous ne pouvons accuser de contresens avec une définition originelle, contrairement à « contrepoint » que d’ailleurs le théoricien écrit entre guillemets dans le cadre de ce type de comparaison, dans son ouvrage La musique au cinéma 323.

322 CHION, Michel. L’audio-vision: son et image au cinéma. 3e édition. Paris : Armand Colin, 8 mai 2013, p. 33. 323 Cf. CHION, Michel. La musique au cinéma. Paris : Fayard, 1 mai 1995.

Dans Le son au cinéma, il définit la musique empathique comme celle qui « parti- cipe directement aux émotions des personnages, vibre en sympathie avec elles, les enve- loppe, les prolonge et les amplifie » 324. Il précise, six ans plus tard dans L’audio-vision, que

« nous pouvons parler […] de musique empathique (du mot empathie : faculté de ressentir les sentiments des autres) » lorsque « la musique exprime directement sa participation à l’émotion de la scène, en revêtant le rythme, le ton, le phrasé adaptés, cela évidemment en fonction de codes culturels de la tristesse, de la gaieté, de l’émotion et du mouvement » 325.

Il indique, trois ans après dans La musique au cinéma, qu’il s’agit d’un « effet par lequel la musique adhère, ou semble directement adhérer, au sentiment dégagé par la scène, et en particulier au sentiment supposé être ressenti par certains personnages : deuil, saisissement, émotion, allégresse, amertume, joie, etc. » 326.

La musique devient anempathique quand elle « affiche au contraire une indiffé- rence ostensible à la situation, en se déroulant de manière égale, impavide et inéluc- table » 327, explique Michel Chion dans l’audio-vision. Dans Le son au cinéma, il indique que

« cette indifférence, souvent signifiée par l'intervention d'un mécanisme (limonaire, pianola, boîte à musique, etc.), loin d’empêcher l’émotion, la renforce au contraire, tout en lui donnant un sens différent » 328. Il précise, dans La musique au cinéma, que c’est « l’effet non

point de distanciation, mais d’émotion décuplée, par lequel la musique, lors d’une scène particulièrement éprouvante (meurtre, torture, viol, etc.), affiche son indifférence en continuant son cours comme si de rien n’était » 329. Entre autres exemples :

« Une application classique est l’utilisation “anempathique” de la musique de Bach, prise comme symbole de sérénité, par exemple le mouvement lent du Concerto italien joué au piano que le psychiatre cannibale inventé par Thomas Harris, Hannibal Lecter, laisse défiler sur son appareil à cassette lorsqu’il assassine sauvagement deux policiers (Le silence des agneaux, 1990, réalisé par Jonathan Demme) » 330.

Cette musique ne développe pas de sentiment contradictoire, à l’image du « contrepoint » tel que son application pour le cinéma a été imaginée, puisque « c’est sur le

324 CHION, Michel. Le son au cinéma. Nouv. éd. rev. et corr. Paris : Cahiers du cinéma, 1 mars 1985, p. 122‑123. 325 CHION, Michel. op. cit., p. 11.

326 CHION, Michel. op. cit., p. 228. 327 CHION, Michel. op. cit., p. 11. 328 CHION, Michel. op. cit., p. 123. 329 CHION, Michel. op. cit., p. 229. 330 Ibid., p. 230.

fond même de cette indifférence que se déroule la scène, ce qui a pour effet non de geler l’émotion mais au contraire de la redoubler, en l’inscrivant sur un fond cosmique » 331.

Pour reprendre les exemples d’Hanslick, nous pouvons certainement imaginer tant une relation empathique dans un « doux murmure de la tendresse » des personnages que nous avons cités plus haut, qu’un rapport anempathique dans « le doux murmure de la bravoure ». De même, « l’impétuosité de la bravoure » sied mieux à l’empathie que « l’impétuosité de la tendresse », certainement plus anempathique.

Pour exemple de musique anempathique, nous pensons à celle de la séquence

durant laquelle des vagabonds jouent avec John Merrick 332 comme avec une bête de foire

dans Elephant Man, et qui reste totalement indifférente à la douleur de la victime. Quand l’un d’eux s’introduit dans la chambre de John tétanisé, pour l’approcher de la fenêtre et montrer sa laideur aux autres restés dehors, la musique accompagne d’abord la surprise et la frayeur de la victime. Suivent les gros plans des hommes amusés et des femmes dégoû- tées par la difformité de John, qui finissent tous par rentrer sous une musique marquant le tragique de la scène. John, que l’on appelle ironiquement « Don Juan », est humilié, exhibé comme un animal d’attraction qui fait peur. On oblige les femmes à l’embrasser. John est figé d’épouvante alors que les autres s’amusent. L’intensité de la musique augmente jusqu’à, arrivée au paroxysme de la souffrance de John, changer de registre et se transfor- mer en valse de foires et parcs d’attraction. Quand ils obligent John à se regarder dans une glace, celui-ci pousse un cri d’horreur et la joyeuse valse reprend de plus belle, soulignant le plaisir des vagabonds qui dansent avec l’Homme Eléphant. La musique nous place donc du côté de la distraction des agresseurs, méprisant le calvaire de John, d’où le sentiment de trouble supplémentaire provoqué chez le spectateur.

Autre exemple, la musique couvrant le suicide des deux héroïnes à la fin de

Thelma et Louise (1991) de Ridley Scott qui peut être considérée comme anempathique.

Thelma et Louise arrivent en voiture et s’arrêtent devant une falaise du Grand Canyon. Elles sont rapidement cernées par la police. Des gros plans au téléobjectif sur les policiers qui chargent leurs fusils et visent la voiture des deux femmes, marquent une distance entre les deux espaces. Le plan au grand angle, avec Hal, policier chargé de les retrouver, en premier

331 CHION, Michel. op. cit., p. 11.

plan, et la voiture des femmes au fond, marquant une forme de rapprochement psycholo- gique, ainsi que les gros plans sur chacune des héroïnes de face, sont accompagnés de la musique d’Hans Zimmer à base de guitare sèche. Arrivé au champ contre-champ en gros plan très serré entre Thelma et Louise qui décident de sauter de la falaise, le son de la guitare texane joue une mélodie nostalgique à base de vibrato, jusqu’à ce que le refrain soit repris en majeur avec des percussions entraînantes. Hal se met à courir au ralenti après la voiture qui démarre et accélère vers la falaise. Au moment de la transition musicale et de l’apparition de la batterie, la voiture plonge dans le vide. Le rythme s’accélère toujours en

majeur, faisant penser à une fin glorieuse, mettant en avant l’idée que le suicide de Thelma

et Louise est une victoire face à l’oppression policière. Pourtant, nous imaginons bien que les deux héroïnes vont mourir écrasées dans la carcasse de leur véhicule au fond de la falaise et qu’une musique tragique aurait été certainement plus à propos avec la réalité des événe- ments filmés. Ici, la musique est joyeuse face au désespoir d’Hal observant le suicide, impuissant. Ce mélange entre une fin tragique et une musique gaie semble amener une forme de mélancolie renforcée par le flashback qui suit la pause, fondu au blanc, sur la voiture suspendue dans le vide. Evidemment, Ridley Scott ne nous la montre pas s’écraser. Ce flashback n’expose que les bons moments qu’elles ont passés ensemble, transformant cette tragédie en une sorte de happy end biaisé par la musique de nature à créer chez le spectateur un sentiment paradoxal.

Comme exemple de compositeur s’inscrivant dans l’idée d’une opposition entre musique et images, dès lors que celle-ci s’écarte des conventions et des conditionnements, nous pensons à Carter Burwell qui explique notamment qu’il a composé une musique qui contredit le film Fargo (1996) des frères Coen :

« Le film se présente comme étant un film noir, un thriller, mais c’est en fait une comé- die : les criminels sont les personnages les plus bêtes du film. La question qui se posait était de savoir comment jouer sur la comédie et à la fois sur la réalité de la violence. La solution que j’ai trouvée pour la musique était de faire en sorte que celle-ci soit toujours très sérieuse, jamais humoristique. La musique suit le thème criminel du film, elle ne

voit pas les autres niveaux de lecture. Cela rend le film encore plus comique, parce que ce que l’on entend contredit complètement ce que l’on voit » 333.

Etant donné que nous estimons qu’une musique ne peut « contredire complè- tement ce que l’on voit », nous affirmerons plutôt que la composition de Burwell, « toujours très sérieuse, jamais humoristique », est anempathique ou en anempathie avec le caractère comique de l’image, ce qui « rend le film encore plus comique ». De même, au sujet de Sang

pour sang (1984) des frères Coen, pour lequel il était prévu d’utiliser des sons électroniques,

Burwell estime que sa musique « chaleureuse » s’oppose au film « froid » :

« Ils [frères Coen] m’ont entendu jouer le thème au piano, accidentellement, puis avec les images, et ils se sont dit que c’était intéressant, que cela apportait de l’émotion, de la chaleur et d’une certaine façon de l’humanité, quelque chose que l’histoire ne pré- sente pas d’elle-même. Ils ont aimé ce contraste, chaleur-froideur, et moi aussi. C’est pour cela que nous avons ajouté de plus en plus de piano. Cet écart entre le film froid, brutal, très distancié et cette musique qui en est l’opposé, chaleureuse, qui s’intéresse aux personnages, est devenu au fil des années notre façon de travailler avec les frères Coen » 334.

Une musique ne pouvant « être l’opposé » d’un film, nous dirons qu’elle est anempathique dans la mesure où, pour reprendre la définition de Michel Chion, elle « af- fiche […] une indifférence ostensible à la situation » 335.

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