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D’ordinaire, le compositeur s’inspire d’entités diégétiques 342 du film pour conce-

voir sa partition. L’ethnomusicologue Charles Boilès note que « la plupart des compositeurs résolvent habituellement ce problème en écrivant une partition complètement originale et en y incorporant certains éléments stylistiques qui créent l’impression de l’époque aux moments où le film attire délibérément l’attention sur la période historique en ques- tion » 343.

Pour Le hussard sur le toit (1995) par exemple, le réalisateur Jean-Paul Rappe- neau raconte : « Ma demande auprès de Jean-Claude Petit était vraiment la référence au XIXe siècle, un XIXe revisité par moi et par lui. Moi, pour les images, pour le personnage, pour

mon amour de cette littérature-là, surtout de Stendhal. Quelque chose aussi de mon goût

342 Nous nous accordons à la définition d’Etienne Souriau: « Qui concerne la diégèse, c’est-à-dire tout ce qui est

censé se passer, selon la fiction que représente le film ; tout ce que cette fiction impliquerait si on la supposait vraie », SOURIAU, Étienne et SOURIAU, Anne. Vocabulaire d’esthétique. 3e éd. Paris : Presses Universitaires de

France - PUF, 8 septembre 2010, p. 240.

343 BOILES, Charles L. La Signification dans la musique de film. Musique en jeu. 1975, no 19, p. 76. Editions du

pour Brahms et Mendelssohn flotte là-dedans » 344. Le compositeur français Jean-Claude

Petit confirme et exécute : « Je décline une musique, entre Brahms et Mendelssohn, que je cite d’ailleurs “in extenso” dans certains moments, à la fin du film, par exemple, au pia- no » 345. Rappeneau prend bien la précaution de préciser « un XIXe revisité par moi et par

lui », car les références à l’époque ont leurs limites puisque nos principes musicaux actuels sont communément employés différemment des principes musicaux d’une période donnée surtout si elle est éloignée. C’est pourquoi il est parfois difficile de savoir si une musique composée de nos jours peut vraiment refléter une époque révolue dans son rapport à l’action développée à l’écran.

Pour exemple souvent cité, dans l’opéra Orphée et Eurydice (1762) de Gluck, après la mort d’Eurydice, Orphée chante tristement les célèbres paroles : « J’ai perdu mon Eurydice, rien n'égale mon malheur » en ut majeur. Rappelons que dans le système modal, le mode ionien (mode de do) était considéré comme majestueux. Il est jugé « gai et guer- rier » 346 par le compositeur français Marc-Antoine Charpentier (1643 – 1704), en 1690. Le

compositeur allemand Johann Mattheson (1681 – 1764) y trouve un « caractère insolent. Réjouissances. On donne libre cours à sa joie » 347, en 1713. Pour le compositeur français

Jean-Philippe Rameau (1683 – 1764), c’est un « chant d’allégresse et de reconnaissance » 348,

en 1722. Le musicien allemand Christian Friedrich Daniel Schubart (1739 – 1791) le qualifie de « parfaitement pur. Innocence, naïveté. Eventuellement charmant ou tendre langage d’enfants » 349, en 1806. Pourtant Gluck devait apprécier, au XVIIIe siècle, que cette tonalité

se prête bien à un épisode douloureux et triste, correspondant aux paroles. Du moins, ne

344 SOJCHER, Frédéric, BINH, N. T. et MOURE, José. Cinéma et musique : accords parfaits: Dialogues avec des

compositeurs et des cinéastes. [S. l.] : Les Impressions nouvelles, 6 février 2014, p. 117.

345 Ibid.

346 PSYCHOYOU, Théodora. Les règles de composition par Monsieur Charpentier: statut des sources. Dans :

CESSAC, Catherine, Les manuscrits autographes de Marc-Antoine Charpentier. [S. l.] : Editions Mardaga, 2007, p. 229.

347 Cf. MATTHESON, Johann. Das neu-eröffnete Orchestre. [S. l.] : Schiller, 1713 ; Repris dans: PALACIOS

QUIROZ, Rafael. La pronuntiatio musicale : une interprétation rhétorique au service de Händel, Montéclair, C. P. E. Bach et Telemann. [en ligne]. Musicologie. Paris : Université Paris-Sorbonne, 13 février 2012, p. 267, 272, 441. Disponible à l’adresse : http://www.e-sorbonne.fr/sites/www.e- sorbonne.fr/files/theses/PALACIOS_Rafael_2012_these.pdf.

348 RAMEAU, Jean-Philippe. Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels... [S. l.] : J.B.C. Ballard, 1722,

p. 157.

349 SCHUBART, Christian Friedrich Daniel et SCHUBART, Ludwig. Ideen zu einer Ästhetik der Tonkunst. [S. l.] : bey

devait-elle pas être en porte-à-faux avec ce sentiment. De nos jours, ne pourrait-on pas écrire sur la même mélodie : « J’ai trouvé mon Eurydice, rien n’égale mon bonheur » 350 ?

Nous présumons que plus la période est proche, plus la musique utilisée pour identifier l’époque se rapproche de notre perception émotionnelle. Dans Titanic (1997) de James Cameron, les musiques jouées par le quatuor de violonistes sur le paquebot, lors de son naufrage, sont les mêmes que celles interprétées à l’époque, en 1912, notamment la dernière que les musiciens jouent avant de se quitter. Par conséquent, en dehors de sa fonction documentarisante, cette musique triste et lente sert de support dramatique. Elle fait ressortir le sentiment de fatalité qui règne autour du bateau qui sombre.

Inversement, nous présumons que, comme symbole de magnificence impériale du début du premier siècle, les sonorités de cuivres de Miklós Rózsa pour Ben-Hur (1959) de William Wyler sont de l’ordre du fantasme. Pourtant, au sujet de Quo Vadis ? (1951) de Mervyn LeRoy, Miklós Rózsa nous apprend ceci :

« Dans ce film, j’ai utilisé d’authentiques mélodies de Grèce antique. On n’avait jamais entendu cette musique auparavant. Les musicologues la connaissaient peut-être, mais on ne l’avait jamais publiée ; pourtant, la musique était là ! Ainsi, le grand hymne à la fin de Quo Vadis ?, c’est un Hymne à Apollon qui date de 2500 ans. Et ce que chante Peter Ustinov pendant que Rome brûle, c’est une ancienne mélodie grecque, l’Hymne à Seiki- los. […] Personne n’a cru bon de relever cela et dire qu’on entendait enfin cette mu- sique. Sans doute parce qu’on l’entendait justement dans un film » 351.

Certes, la recherche musicale sur une période donnée tente de répondre à la question « quelle musique était écrite et écoutée à cette période ? », bien qu’il reste sou- vent beaucoup d’inconnues : Quels rythmes ? Quels tempi ? Quels instruments ? Combien ? Etc. Surtout, si nous considérons que la représentation musicale est en perpétuelle évolution et qu’elle varie en fonction des cultures, le sens émotionnel donné à cette reprise musicale est probablement différent du sens d’origine puisque l’utilisation des mélodies de Grèce antique sera nécessairement adaptée à notre perception musicale actuelle habituée au tempérament égal et au système tonal que, par ailleurs, Makis Solomos revisite dans son étude sur le matériau musical :

350 Citation reprise dans: CHION, Michel. La musique au cinéma. Paris : Fayard, 1 mai 1995, p. 23.

351 ROZSA, Miklós. 24 images, La revue québécoise qui va au cinéma. 24 images. Avril 1982, no 12. BLANCHARD,

« Pour imposer cette reconnaissance du caractère historique du matériau musical, il au- ra fallu convaincre que le matériau tonal n’est nullement “naturel”, qu’il constitue lui aussi un fait de culture. En effet, les adversaires historiques de l’atonalité tels qu’Ernest Ansermet ou Claude Lévi-Strauss 352 ont toujours avancé comme argument l’idée que la

tonalité est fondée dans la nature, du fait du principe de la résonance. Mais quiconque a étudié la question du tempérament sait que l’accord parfait du tempérament égal n’est pas plus naturel qu’un accord chromatique, ce second n’étant en réalité que la consé- quence (historique) du premier. En outre, les défenseurs du caractère prétendument na- turel du matériau tonal ont été court-circuités par des compositeurs tels que John Cage ou François-Bernard Mâche qui, introduisant en musique des sons directement puisés dans la nature, se réclamèrent de revenir au tempérament naturel » 353.

Hanslick nous informe, par exemple, que « les oreilles des Grecs étaient exercées à percevoir de très petits intervalles bien plus facilement que les nôtres, habituées au compromis uniforme du tempérament » 354 :

« Les Grecs ne connaissaient pas l'harmonie : ils chantaient à l’octave ou à l'unisson […]. L’usage des dissonances (au nombre desquelles on a compté longtemps la tierce et la sixte) a commencé au XIIe siècle, bien timidement d’abord ; les intervalles usités aujour- d'hui ont été conquis un à un, et il en est qui ont mis plus d'un siècle à obtenir leur droit de cité » 355.

Par conséquent, il semble que Miklós Rózsa écrit, même avec des mélodies an- tiques, du Miklós Rózsa.

En ce qui concerne la musique les époques les plus lointaines, l’anthropologue et ethnomusicologue français, André Schaeffner (1895 – 1980), affirme que :

« La Préhistoire musicale présente à peu près la succession suivante : sifflets et son- nailles, arc musical-tambour. Alors que l’ethnologie, se référant aux seules populations qu’elle considère comme primitives, et en particulier aux tribus de l’Australie, place en

352 LEVI-STRAUSS, Claude. Le cru et le cuit. [S. l.] : Plon, 1964, p. 32 Dans l’ « Ouverture », Lévi-Strauss reproche

à la musique contemporaine d’avoir éliminé un des deux « niveaux d’articulation » de la musique, celui « physiologique », « naturel ». ANSERMET, Ernest. Les fondements de la musique dans la conscience humaine et autres écrits. Paris : Robert Laffont, 20 novembre 1989 Ansermet, lui, récuse en bloc la musique atonale en comparant la mort de la tonalité à la mort de Dieu.

353 SOLOMOS, Makis. De la musique au son : L’émergence du son dans la musique des XXe-XXIe siècles. Rennes :

PU Rennes, 4 juillet 2013, p. 280‑281.

354 HANSLICK, Eduard. Du beau dans la musique. Essai de réforme de l’esthétique musicale. [S. l.] : Paris,

Brandus, 1877, p. 97.

premier la trompe, antérieurement même à la flûte. […] Toutes (les formes des instru- ments à vent) sont nées telles que nous les trouvons maintenant, à des perfectionne- ments mécaniques près. Aucune n’ayant d’histoire et ne s’inscrivant dans l’histoire » 356.

C’est ce que tente manifestement de respecter Philippe Sarde pour La guerre du

feu (1981) de Jean-Jacques Annaud, en osant composer une musique en partie hors tonalité,

les instruments faisant fréquemment office de bruits dramatisants. Après le premier combat entre tribus, soutenu par une composition chromatique, des voix accompagnent la fuite de certains. La voix est l’instrument le plus universel. C’est le seul qui perdure, dont nous pouvons affirmer qu’il existait déjà du temps de la préhistoire. Ces voix qui soulignent le drame sont également jouées sans conformité tonale. Néanmoins, Philippe Sarde est obligé de travailler avec les instruments actuels afin que la musique ne reste pas totalement hermétique à notre représentation dramatique de l’image. Devant l’étendue du paysage, il met une orchestration de violons. Quand apparaissent les lions, surgissent des sons de cuivres secs. On peut aussi y entendre de la flûte de pan. Quand les lions poursuivent les hommes, le rythme musical s’emporte. D’ailleurs, ce substrat musical du rythme a toujours existé « avant l’homme et en dehors de lui » selon Hanslick : « Dans le galop du cheval, dans le tic-tac du moulin, dans le chant du merle et de la caille, on découvre aisément la périodici- té des fractions du temps. […] C’est alors la loi du rythme binaire qui prédomine : élévation et abaissement, attraction et répulsion » 357. Quand les hommes découvrent la fumée dans la

colline, nous avons droit à un ensemble instrumental symphonique forte. L’apparition du feu est symbolisée par des violons, voix, cuivres et percussions qui forment un ensemble égale- ment forte. Quand l’homme offre une poignée d’herbes au mammouth, l’ensemble se fait plus langoureux, de même que lorsque nous découvrons la femme enceinte. Enfin, quand la femme quitte le héros et que celui-ci part à sa recherche, la musique est jouée en mineur.

Les références géographiques sont aussi une source d’inspiration des composi- teurs, comme le décrit Alberto Iglesias :

« Parfois, la géographie permet d’avoir une référence musicale, et j’en profite. Quand j’ai dû composer la musique de The Constant Gardener (Fernando Meirelles, 2005), je n’étais pas un spécialiste de la musique africaine… Je l’ai beaucoup étudiée pour le film. Je me suis en particulier concentré sur les musiques originaires de Tanzanie et du sud du

356 BLANCHARD, Gérard. op. cit., p. 261. 357 HANSLICK, Eduard. op. cit., p. 107.

Soudan. M’intéresser à ces musiques était pour moi une manière de mieux affronter le film. J’ai fonctionné de la même manière pour Che (Steven Soderbergh, 2008) [Musique d’Amérique latine, cette fois] » 358.

Le compositeur peut s’inspirer de tout autre type d’apport extérieur, tel que My- chael Danna l’évoque, au sujet de sa collaboration avec Atom Egoyan : « Au départ, nous avions commencé à mélanger des musiques de différentes époques, des musiques d’origines non-occidentales. C’était quelque chose de très innovant » 359. Pareillement, Paul Thomas

Anderson raconte, à propos de la bande son de Punch-drunk love :

« Ce qu’on entend dans le film a d’ailleurs été conçu avant le tournage et cela m’a inspi- ré pour la mise en scène. En fait, on a élaboré une sorte de “bibliothèque” sonore dans l’entrepôt même où on a tourné. Car on y percevait toutes sortes de sons étranges que Jon [Brion, le compositeur] pouvait utiliser, allant des chants d’oiseaux au passage d’un train ou encore aux bruits lointains d’une usine. Ça nous a fait penser à une véritable comédie musicale ! On s’est ensuite amusés à composer la bande originale du film à par- tir de cette incroyable banque de données, en pensant sans cesse à Jacques Tati » 360.

Le compositeur Bruno Coulais trouve même des formes d’accointance entre la musique et la lumière du film, notamment lorsqu’il évoque sa participation à Villa Amalia (2009) de Benoît Jacquot : « Je pense qu’il y a une relation très forte entre la musique et la lumière : une densité, une atmosphère qui se crée entre ces deux éléments. Il y a des lumières qui imposent une certaine densité musicale, une certaine tonalité » 361. Pour le

compositeur, l’idée que la lumière du film puisse être une source d’inspiration musicale fonctionne aussi dans l’autre sens. Au sujet de Au fond des bois (2010) de Benoît Jacquot, Coulais affirme : « Le chef opérateur écoutait beaucoup ma musique et je crois même qu’il la jouait au piano parce qu’il est musicien. Et je n’ai pas du tout été surpris par la lumière du film à l’arrivée. Je savais comment serait la lumière » 362.

358 SOJCHER, Frédéric, BINH, N. T. et MOURE, José. Cinéma et musique : accords parfaits: Dialogues avec des

compositeurs et des cinéastes. [S. l.] : Les Impressions nouvelles, 6 février 2014, p. 103‑104.

359 Ibid., p. 148.

360 ANDERSON, Paul Thomas. Paul Thomas Anderson pour Punch Drunk Love. Positif. Septembre 2002, no 499,

p. 34.

361 SOJCHER, Frédéric, BINH, N. T. et MOURE, José. op. cit., p. 133. 362 Ibid., p. 135.

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